Codicille

© Marlen Sauvage 2022. Arles.

Peut-on écrire là où on ne voit pas ? La nuit. Deux heures du matin, un peu plus. Impossible de trouver le sommeil. La visite de ce frère aujourd’hui et ses larmes subites, et ce grand corps énorme contre moi, inconsolable. La nuit, la mort prend toute sa place, le jour on l’esquive malgré toutes nos belles paroles sur sa part dans la vie, et l’inutilité de lui opposer son front, mais la nuit…
Fallait-il dire de cette façon-là ce que je pensais de la situation? Avec autant de franchise ? Pourquoi ? Pour afficher ma lucidité congre l’aveuglement d’autres autour de moi ? Cette lucidité me foudroie ! Je voudrais qu’elle contre le sort, qu’elle me renvoie au rôle de méchante prophétesse. Je voudrais un miracle aujourd’hui pour jeter le masque de la mort dans les chiottes. Mais je n’ai pas su me taire et le grand bonhomme a pleuré.
Il s’agissait d’écrire. Quelques jours plus tôt, devant une assiette de fruits de mer et un verre de viognier, en bonne compagnie, les nouvelles reçues étaient de mauvaises nouvelles. On oscillait entre espoir et réalisme.
Peut-on écrire là où on ne voit pas ? Je devais écrire sur la ville, la nuit, dans laquelle on déambule, seul, à la rencontre de… la solitude. Que voit-on dans une ville la nuit ? Le néant de mes pensées ! Et comme la ville ne doit jamais être nommée, pourquoi parler d’une en particulier ? J’ai imaginé qu’IL déambulerait, mais c’était peut-être ELLE. Est-ce qu’on peut trébucher dans une ville la nuit ? Ne pas tomber dans le monologue intérieur mais dans la poésie des pensées à la manière du Paysan de Paris. Mais je ne m’appelle pas Aragon (et déjà pas Montaigne).

MS

Notes. Octobre 2018.
Ce pourrait être le codicille à un texte publié au Tiers-Livre parmi un collectif de textes. J’en ai oublié le titre…

Rêves (1)

Cette série rassemble des rêves notés au fil des ans et disséminés dans des carnets (que je m’évertue toujours à trier et brûler). Ils seront donc dans le désordre. Aucune idée des circonstances qui m’ont fait rêver ceci ou cela. Je me suis longtemps heurtée au vide matinal, cherchant une image, une émotion, en vain. J’enviais les personnes qui pouvaient se remémorer leurs rêves à leur réveil, ayant l’impression d’être amputée d’un savoir qui serait délivré là. Un jour, lisant Henry Bauchau qui racontait comment il créait ses personnages vus en rêve, je décidai de me souvenir de ce qui se passait durant mes nuits ! Et j’ai ainsi trouvé le chemin de mes rêves.

S. brandissait un tableau, grimpée en haut d’une armoire, elle disait « Faut que je montre ça à J. ». Amputé d’un morceau, il me semble que c’était un portrait. Par terre, il y avait une boîte dans laquelle se trouvaient des gâteaux et j’en entamais un, genre petit beurre, puis hurlais en découvrant les vers blancs qui sortaient de la boîte. En un instant, les vers se faisaient la malle avec les gâteaux, dans la boîte grouillaient aussi de petites bêtes blanches translucides comme des fantômes de papillon ou de mantes religieuses minuscules. Puis plus rien dans la boîte ! Place nette. En surimpression à ce rêve, celui perdu déjà, mais qui avait un lien avec cette fameuse boîte à gâteaux, un homme, un travail, mais je ne me souviens plus de rien…

Passé proche, des voix

© Marlen Sauvage 2021 – Un euphone, instrument de musique créé par Frédéric Bousquet.

Mercredi
On l’avait vue de loin. Sur le bord de la route, une tache blanche à la forme explosée, une sorte d’étoile. Plus on avançait, plus elle grossissait et lançait ses branches en tous sens. Elle penchait bizarrement. Sur un tas de gravier gris, une chèvre renversée avait été jetée, les pattes écartées, le ventre comme une outre gonflée à bloc. Dans la voiture, quelqu’un dit : « elle a mangé trop de trèfle ».

Mardi  
Le ruisseau de Trabassac… c’est le titre du petit livre qu’elle prend dans ses mains, tourne et retourne, parcourt avidement à la recherche de quelque chose, on le voit, elle lit en vitesse, puis tourne une page, et une autre, elle dit « le ruisseau de Trabassac, c’est mon passé », il y a foule  de touristes dans la librairie ce jour d’août, elle évite les corps qui se faufilent entre elle et l’étal de livres, elle reste plantée là devant le ruisseau de Trabassac, l’auteur s’appelle Frédéric Monod et elle lâche enfin « cet homme, c’est à lui que j’ai acheté ma maison… ». Et elle file vers le comptoir, débourse huit euros et repart en serrant son passé dans ses mains.

Lundi  
Il avait dit en préambule, « vous pourrez enfiler vos ailes d’ange ce soir », et elle avait rejoint l’archange Gabriel annonciateur de la fin des temps peint sur la voûte de l’église dès que la musique  avait jailli de l’euphone. L’étrange instrument, sculpture sonore de cristal et de métal, résonnait encore à ses oreilles collées aux écouteurs, alors qu’elle pointait le nez vers la nuit quelques minutes plus tard, et comme en récompense à sa contemplation, deux étoiles filantes traversèrent la voie lactée. Aucun vœu, aucune attente. Seulement le sentiment d’une présence divine.

Dimanche
Leurs pieds traînaient dans l’eau transparente de l’Aygues, suivant le fil du courant, leurs jambes bronzées s’alourdissaient au soleil ; allongées sur les galets blancs, les deux femmes avaient glissé leur sac à dos sous leur corps et devisaient à voix ténue, se racontant leurs désirs, leurs frustrations. A quelques mètres de là, un homme assis plongeait son regard dans la rivière, attentif à la discussion des deux amies et, imperceptiblement, hochait la tête en assentiment. Dès que l’une s’en aperçut, l’homme se leva et disparut sur la berge.

Samedi
« Un oranger sur le sol irlandais, on ne le verra jamais… » La balade a jailli du binioù d’une femme vêtue d’un saroual imprimé, qui tourne parmi le cercle des opposants au passe sanitaire, place de la Marianne. Il est 10 h, quatre-vingt personnes sont attroupées, un camion de la gendarmerie se gare sur le trottoir opposé, des voitures klaxonnent au rond-point en soutien aux manifestants, très vite ce sont cent-vingt femmes, hommes et quelques enfants qui reprennent en chœur des slogans improvisés. Une jeune femme sourit et lâche «  ah ! on se sent moins seuls ».

Vendredi
L’homme trapu repart vers son scooter, il a encore le sourire aux lèvres, la femme qu’il vient de quitter après une boisson partagée en terrasse rassemble ses affaires dans son sac à main, quand l’homme revient, pressé, les mains sur les poches de son short, lui demande si elle a vu ses clés, et tandis que la réponse s’étale sous leurs yeux, il secoue la tête, défait : « c’est un homme jaloux qui me fait ce coup-là ». Et elle éclate de rire.

Jeudi
Pendant toute la durée du film, Fences, avec Denzel Washington, elle tombe dans l’atmosphère des romans de Faulkner, ne sait plus si celle-ci emprunte à Lumière d’août, à Sanctuaire, ou à Tandis que j’agonise, mais elle trouve dans cette famille une parenté avec les histoires qu’a racontées le grand romancier, confrontées à la violence, à la déchéance, à la mort.

Mercredi
Elle passe ses coups de fil depuis le banc rond de la place de la Marianne, pose son sac de courses près d’elle. Quand elle repart, elle l’oublie, rebrousse chemin, le récupère et reprend sa route en riant.

Marlen Sauvage

Texte issu d’un atelier d’écriture avec François Bon, 2021.

Parenthèse

© Columbia TriStar Films

Gros plan serré sur le visage d’un homme, de trois-quarts | à gauche de l’écran | sous un chapeau à bords relevés, un visage rond, de petits yeux sertis de rides qui s’efforcent de voir à travers la nuit et la pluie | il parle | un visage soucieux comme tout entier porté par la volonté d’exprimer enfin ce qu’il a tu si longtemps | un visage chargé de l’urgence à dire | au regard intense de celui qui va livrer quelque chose de lui-même | qu’une foule de souvenirs assaille au moment de parler | qu’une houle de sentiments submerge | il sait que le temps presse | qu’il disposera de peu de mots | que le roulement de la pluie amortira sa fougue | autour de lui, un abri d’autobus que l’on devine | l’homme s’adresse à | les yeux légèrement relevés vers | gros plan sur le visage de face d’une femme | ce sera avec le précédent plan, le plus long parmi la succession de plans qui mènera à la fin de cette minute | cheveux relevés, cachés sous un foulard | la pluie a mouillé son front à peine ridé | elle a le regard rivé à celui de l’homme, que l’on distingue de dos, comme en ombre chinoise | elle serre les lèvres et approuve en silence ce qu’il est en train de lui dire | son visage lisse n’exprime rien d’autre qu’une attention soutenue à ce que lui livre l’homme en face d’elle | ce sont les lèvres de l’homme qu’elle suit des yeux avec attention | sensation fulgurante que ce cadeau arrive trop tard | quelque chose est passé dans ses yeux | puis elle acquiesce plusieurs fois, sourit dans un rictus comme en remerciement alors que dans le même temps, son regard se déplace et que la caméra file dans la nuit vers le bus attendu |  suit un plan d’ensemble qui serre l’homme et la femme l’un près de l’autre | lls descendent de l’abribus, sous le même parapluie que l’homme déploie | lui à gauche de l’écran, elle à droite | une tache claire derrière eux, celle du mur de l’abri, une haie de feuillage sur la gauche, mais la nuit bleutée autour d’eux | ils se rapprochent de la caméra, s’avancent vers le spectateur | plan moyen | il la prend par l’épaule tout en regardant au-delà de l’écran | travelling avant sur le bus qui arrive dans la pluie, croise une voiture | phares ronds pour seule lumière de la scène jusqu’à ce que le bus traverse l’écran, de la droite vers la gauche, tandis que le couple s’avance de la droite vers l’arrière du bus | Il stoppe | on imagine un grincement de freins | elle monte à l’arrière, il la protège de son parapluie jusqu’à sa montée dans le bus | elle se penche vers lui | tout son corps tendu comme une offrande qui n’aura jamais lieu | il y a dans ce mouvement vers l’homme des années de désir contenu, ce contre quoi on ne peut plus lutter et qui sera défait par la vie dès l’instant suivant | plan rapproché | elle se penche vers l’homme en parlant et en souriant | un sourire contraint | visage de la femme en contre-plongée, l’homme de dos, une ombre encore | elle a l’air triste malgré son sourire | on aperçoit un passager derrière elle | plongée sur le visage de l’homme si vulnérable alors | il sourit aussi, à peine, dans la pluie, dans la nuit | elle de profil, un sourire | gros plan sur leurs deux mains qui se sont jointes pour un au revoir | seuls les contours éclairés par la lumière des phares peut-être ou d’un réverbère proche | c’est une franche poignée de mains qui s’effiloche et la main de l’homme reste tendue vers la femme une fraction de seconde | plan rapproché sur le visage grimaçant de chagrin de la femme, debout à l’arrière du bus qui s’éloigne | travellling arrière | ses larmes se noient dans le rideau de pluie | plan sur l’homme sous son parapluie, qu’il tient de la main gauche, il porte toujours son chapeau, le soulève à peine | il crie quelque chose | il a le regard de celui qui voit partir sa seule espérance | on est dans le noir sauf une toute petite lumière sur sa gauche et le plan suivant éclaire aussi la gauche du bus qui s’éloigne | avec la femme dans l’ombre maintenant dont on devine seulement la silhouette |

Marlen Sauvage

Ce texte est issu d’un atelier avec François Bon en 2022. J’avais hésité entre cette scène où la gouvernante découvre la lecture du majordome et celle écrite ici, à la toute fin du film… A propos, de film il s’agit des Vestiges du jour (1993), de James Ivory, avec Anthony Hopkins et Emma Thompson, que j’ai vu en 1995. Magnifique !

Un matin sur les hauts…

© Marlen Sauvage 2021 – La Réunion – Les hauts de l’Etang-Salé.

Dans la plaine se croisent déjà toutes sortes de véhicules, miniatures guidées par autant de cerveaux et de mains et de jambes ; la route unique visible depuis les hauteurs longe de son corps infime les bâtiments clairs dans un silence factice, contourne l’usine sucrière avec sa colonne continument blanche qui noie le contour des maisons ; aucun souffle, aucun bruit sauf celui tout près des oiseaux qui font le guet chacun à leur tour sur le câble électrique. Un toit, une varangue, et l’espace au-dessous. Au-delà de la plaine, la ligne d’horizon absorbe l’océan. C’est un train de nuages qui raconte la présence du ciel. Quelque part, l’écho d’un avion suivi d’un roulement avide, incolore, ramassé, loin de la case. Les champs de canne s’échelonnent vers les hauts, verdoyants et jaunes, humides de rosée, s’élargissant au fur et à mesure qu’ils s’approchent d’un regard posé là, tout en haut du paysage. Le vent s’est levé, remuant le hamac suspendu au-dessus de la terrasse en teck, à la couleur fanée par le soleil et les intempéries, il ne porte la trace d’aucun corps, se tortille devant le panorama, indifférent à l’oiseau chapeau et aux cardinals rouges toujours plantés sur la ligne noire, la serrant de toutes leurs petites pattes frêles. Les stores de bois baissés protègent de leur ombre la table octogonale, une tasse de café, un ordinateur à l’écran ouvert sur un visage, un fruit de pitaya rose fuchsia dans une assiette blanche, une cuillère posée sur son bord attendant de fondre sur la pulpe douce et suave. Derrière la table, contre le mur coquille d’œuf, un banc de bois ajouré aux coussins de wax coloré et ses deux fauteuils identiques aux accoudoirs patinés entourent une table basse, ajustement de planches peintes. Un paquet de tabac, un verre d’eau, une pousse de gingembre, un livre retourné, Le bol et le bâton. D’ici vous êtes le créateur de ce que vous voyez, comme lorsque enfant vous vous endormiez sur des rêves de possession, d’univers à vos pieds, d’yeux haut perchés dans la stratosphère ; aucun son d’aussi loin dans la vallée ne porte jusqu’à vous, pourtant vous entendez les voix couler leur parler chantant dans vos oreilles dressées à écouter, à travers les murs des maisons, leurs fenêtres tous volets croisés, rien ne vous échappe de ce qui se vit là, des conflits qui se nouent, des corps qui se dévoilent, s’enlacent, et puis s’éloignent ; la vie des autres noie dans le brouhaha quotidien les chants ténus des piafs pourtant si audibles à cette heure du jour. Vous vous glissez dans le chuintement d’une bétonnière éreintant le sable et les graviers sur une propriété voisine, vous écartez le baro qui ouvre sur la rue pentue, encombrée de voitures, vous dépassez l’impasse des Tangues et le panneau orangé, vous obliquez sur la droite, où les maisons s’abritent derrière des manguiers et des pieds de letchis, vous n’évitez pas l’aboiement du roquet attaché dans sa cour, vous entrez enfin là, sans pousser le portail, jusqu’au seuil de la petite maison de bois et de béton, vous entrouvrez le rideau de lin, pénétrez dans la pièce à vivre, longez la varangue et vos pieds enfin se posent sur son bois vieilli, vous vous glissez dans le hamac, acteur de votre histoire.

Marlen Sauvage

Ce texte, issu d’un atelier avec François Bon, s’intègre à un récit long en cours d’écriture.

Enfance |Vert

Je retrouve ces vieux textes écrits il y a des années, où j’ai décliné les couleurs de l’enfance (vert, jaune, bleu…) et cela fait écho au « Rouge » suggéré par la toute nouvelle revue Dire, un thème large où se couler pour écrire avant le 31 avril un texte à leur proposer. 

marlen-sauvag-ateliers-du-deluge-vert

Il suffisait de pousser le portail métallique vert amande, d’entrer dans la cour qu’empoussiérait le mistral, de lever les yeux vers le ciel. La maison était là. Plus aucun chien ne vous attend pour saluer d’un joyeux aboiement votre venue, plus aucune pie ne descend la rampe de l’escalier pour se percher sur votre épaule, plus aucun chat ne miaule.

J’y suis retournée, le portail a été remplacé.

A chaque maison son portail, je les pousse les uns après les autres, les portails sont des aimants, j’entre ici puis là, toujours une cour poussiéreuse, en terre battue, et un escalier droit qui mène à l’étage, les maisons ont un étage, toujours, un seul, alors je dirai la maison, la maison au portail métallique, et là je mets un point avant de m’y introduire. Après le portail une porte en bois plein sans doute, à la clé oubliée dans la serrure, mais une autre avait une ouverture grillagée et je pouvais regarder à l’intérieur, apercevoir dans le rectangle un couloir au sol carrelé d’un marbre bon marché, deux portes sur la droite, fermées, une à gauche ouverte sur un morceau de canapé de velours vieilli, les maisons ont leur secret, celle-ci n’en dirait pas davantage, et je poussai donc la première porte finalement pour respirer dans la pénombre l’odeur d’un tabac à pipe,

Elle lui avait repeint sa chambre en vert. « Le vert, c’est la couleur de l’espérance ! » lui avait-elle annoncé glorieusement comme pour laisser présager les belles nuits à venir. Cela lui fit soudain froid dans le dos, il frissonna comme à la dégustation d’un vin vert, qui laisse un goût aigrelet dans la gorge, ou au premier coup de dents dans la Granny Smith, au jus acidulé. Si encore elle avait choisi un vert amande, propice au sommeil, ou un vert olive qui l’aurait précipité tout droit au pays de Giono, mais non, elle avait opté pour un vert pomme, un vert Granny justement et une régurgitation incongrue lui brûla soudainement l’œsophage. Sur une table de chevet, Qu’elle était verte ma vallée, couronnait le tableau. Il tourna sur lui-même prêt à découvrir une affiche Votez vert, histoire d’enfoncer le clou. « Et bien moi qui avais envie de me mettre au vert, pensa-t-il à part lui, c’est réussi ». Elle, toujours à l’affût de ses réactions, fière et sûre de son succès, mordait dans un kiwi dont elle crachait la peau à même le sol. Ça lui rappela la maison de son enfance, créée par les fidèles de Dolto, une maison verte où il retrouvait les copains de cinq ans, les jouets multicolores, les ballons qu’il prenait plaisir à crever et qui éclataient en lambeaux comme autant de peaux de kiwi jonchant le parquet. Elle s’était approchée de lui et doucement le déshabillait alors qu’il était encore tout à ses pensées. Avant d’être nu comme un ver, il s’enfuit à toutes jambes à travers les prés.

Marlen Sauvage

Voyage, voyage…

© Marlen Sauvage 2015 – Dans la médina de Tunis.

Une corbeille au pied du bureau. Un cylindre de métal habillé d’étiquettes. Istanbul. Marrakech. Tunis. Amman. Celle-ci, écornée, cache à demi un paysage asséché. Un désert de traces ondulant sur l’ocre rouge, jaune par endroits. On dirait qu’un coucher de soleil a planté ses ors sur cette mer de quartz. Voyage… Dans un sillon tu retrouves le souvenir d’un séjour dans le Wadi Rum et te voilà un chèche immaculé recouvrant ton crâne, escaladant une falaise de grès jusqu’à l’entrée d’une grotte naturelle, secouée dans le pick-up qui te ramène au camp, le visage mangé de sable. Voyage… Un tremblement mélancolique t’effleure puis t’emporte… le mouvement oscillant de la cabane sur le dos du chameau qui te conduit jusqu’à la tente en peau de bête égayée de tissus colorés… Te voilà arrivée dans un espace lunaire, ponctué d’herbes jaunes, sous un soleil accablant. Enveloppée par les youyous de danseuses qui surgissent autour de toi… Des coups de fusil claquent, la mariée n’arrive pas, les tasses de thé circulent, les coussins de soie bleue parsèment le sol habillé de kilims… Les rires et la fête. Ailleurs, le polissage du corps par les mains des femmes penchées sur toi dans la chaleur humide du hammam… Les dessins au henné brun sur tes mains et tes pieds… Les jeunes filles qui t’assaillent en bredouillant ta langue, leurs sourires satisfaits quand tu les félicites. Les robes brodées de bijoux. Les dragées multicolores noyées parmi les amandes et les perles de sucre satiné dans de grands couffins. Les morceaux d’omelette qu’on glisse dans ta main… Voyage… Tu ne t’arrêtes pas là. Ta mémoire hésite et se perd entre souvenir, rêve et désir. Où t’emmènera-t-elle ? Au Sri Lanka tu erres dans les plantations de thé, les temples, les sanctuaires, jusqu’au lagon de Negombo ; à Sigiriya, les ruines d’un palais royal te racontent les enjeux de pouvoir, les complicités factices, la cruauté des hommes. Durant toute la montée des marches, une petite fille t’accompagne, elle lève les yeux vers toi et se colle à ton corps au moment de passer entre les pattes du lion sculptées dans la roche. Encore un détour dans le passé de tes envies, et tu roules sur les pistes sénégalaises, te poses après Diowguel à quelques mètres de la rivière, longes des rizières, salues les paysans. Voyage… A la pensée du Japon, les images ourlent ta bouche, éclaboussent ta voix, tu voudrais partager les rêves de Myôe, la cérémonie du thé avec Kawabata, admirer à l’automne encore le damier des érables rouges et des ginkgo biloba. Ta mémoire hésite encore et se perd… Quel paysage alors ? Quelle promesse, déjà ?

MS

Jalousie

© Marlen Sauvage

Il suffisait d’un regard jeté sur elle… à son entrée dans la pièce, elle devinait la teneur de leur échange, la fougue de ses lèvres sur sa bouche, la pression de ses mains tout autour de sa taille, ou la brûlure d’un commentaire jaloux et la froideur instantanée qui gèlerait l’atmosphère de la soirée. Peu importaient ses écarts ou ses refus, il la tenait tout entière à sa merci, attisant son désir de lui plaire, dans le désordre de leurs souffles ardents, sa langue brûlant toute tentative de discussion, embrasant ses pensées, ses réflexes, jusqu’à ses décisions énoncées à voix haute avant leur rencontre. Pourtant ce matin-là, elle renonça à fondre à la moindre lueur dans ses yeux, à la poussée volcanique de ce menton rageur heurtant sa volonté, à la chaleur de son cou où il la retenait haletante, en apnée, le nez collé à lui. Depuis le soir où elle l’avait surpris la main sur la cuisse de leur jeune voisine, et deviné le bouillonnement dans tout son corps à la rougeur de son front, elle s’interdisait l’anéantissement sous ses caresses. Il aurait beau attiser toutes les braises et rougeoyer jusque dans ses dents carnassières, elle ne serait plus que refus, jusqu’au défi, jusqu’au renoncement peut-être. 

(Elément « Feu »)

MS

Synchronicités

Tympan roman d’une maison – Source : hesia.ac.reims.fr

Musée de la basilique saint-Remi à Reims. Merveilles de sculptures romanes, de colonnes en stèles, de chapiteaux en clés de voûte, nous sourions à cette porte que je souhaite franchir dès que je la vois. Ce que tu fais d’abord, toi. Je caresse une colonne et te suis. En me retournant pour la regarder, je découvre la beauté de ce fronton, la Science (un couple avec un livre), la Force (un personnage qui semble faire le grand écart et pousse deux arbres de ses bras), puis l’Amour : un homme et une femme unis dans un baiser… il a pris sa main sur son épaule, elle a passé son bras derrière lui et ses doigts apparaissent sous l’aisselle de l’homme. Beauté.

Visite à Cumières. Le trajet dans le jour qui s’estompe. Les voitures, les vignes marron de part et d’autre de la route. Nous descendons les coteaux pour arriver sur le village. Ici j’ai vécu il y a si longtemps. La raison sans doute pour laquelle je ne reconnais rien. Enfin, l’église, la maison, le 23, rue du bois des Jots. Je t’explique l’ancienne boulangerie que nous avions louée à Fernand Hutasse, le vigneron du village, et l’appartement au-dessus… Puis nous marchons d’une centaine de pas jusqu’à l’église. Et là, merveille des merveilles ! Le même fronton au-dessus d’une porte latérale. La Science, la Force et l’Amour, semblables aux précédents. Il manque seulement les doigts de la femme sous l’aisselle de l’homme. Je n’en crois pas mes yeux. 1955 au-dessus de la façade. Soulagement. J’y vois un signe. Une coïncidence étrange qui me rassure.

(Il s’agit d’un très vieux souvenir, au temps où les photos étaient tirées en diapositives, et dont je ne sais où elles peuvent être conservées…)

MS

Oloe du moment…

©Marlen Sauvage

Le titre de ce post renvoie bien sûr à Anne Savelli et j’ai le souvenir de beaux oloes dévoilés par les auteurs d’un atelier d’été organisé par François Bon. Depuis quelques jours, c’est reparti… A la compilation des données d’un récit long que je livre en vrac ici, s’ajoutent des fragments, des gammes, une fiction peut-être, que je travaille dans la belle atmosphère de l’oloe ci-dessus ! Un endroit serein où j’ai glissé mon corps tout entier avec l’âme et l’esprit ! Un endroit d’où je pars et où je reviens, un endroit ami, qui m’ouvre les portes sur l’imaginaire, d’abord entrouvert par François pour l’été (l’imaginaire, pas le lieu !).