Le sable, peu à peu tiédi par le soleil naissant, le sable sous les pieds. Quelques pas en avant, la sensation – de façon surprenante, agréable – que l’on s’y enfonce avec douceur. Hésiter maintenant serait ridicule, oui, et inutile de surcroît ! Mais inutile pour qui et pour quoi ? Encore quelques pas, et le plaisir revient en mémoire des jeux de la plage, il y a semble t’il une éternité. Des jeux partagés si souvent avec son frère et sa petite sœur. Mais ne pas faiblir, devant lui, en lui, le chemin qu’il s’est tracé, encore quelques enjambées, après tout le plus dur est déjà fait ! Ne pas être l’homme qui renonce, être fort cette fois, cette fois pour toutes les autres fois ! Aller vers l’avant, vers cet avant si froid, mais libérateur… Et brusquement, malgré lui, malgré tout, la vision de ses deux filles sur cette plage, l’écho si vivant de leurs rires, de leurs cris, de leur joie. Mais d’où surgit soudain cette joie là, qui l’atteint lui, ici et maintenant ? Ironique et sentencieux, voilà que s’impose, ponctuel, le bourdonnement dans le ciel de l’Airbus matinal arrivant de Paris. Dans sa poche, le métal est froid, étranger, hostile. Une faiblesse lourde tombe sur lui… puis un éclair, une volonté, dans l’instant. Ensuite loin devant lui, dans l’écume blanche des vagues, la chute silencieuse et la disparition rapide de l’objet métallique. Léger maintenant, en cet instant là absolument léger, suivre des yeux le vol de l’avion vers les pistes, vers les hangars, refluer, reprendre son chemin.
Auteur : Guy Castelly
Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture. MS
Arrêter les moteurs. Sauter hors de la carlingue, retrouver sous ses pieds le sol souple du tarmac.
Tentation forte d’en rester là, d’aller vers le prochain moteur, de rester dans la trace confortable de l’habitude, de ses compétences… Mais c’était trop tard, il s’en rendait compte maintenant, quelque chose en lui avait pris la décision, il lui fallait s’y soumettre. D’un pas qui se voulait léger, il traversa les pistes, salua au passage les collègues affairés et – lui sembla t’il – indifférents à sa présence. Comme d’habitude, il ne chercha pas de réponse à la question, tout cela était désormais derrière lui.
De fait, il s’éloignait, plus vite et plus aisément que prévu.
Sorti de l’aéroport, il tourna le dos à la grande ville, pleine de vie, de bruits, d’émotion, pleine aussi des souvenirs de son enfance, de sa jeunesse, de cette vie qui avait été si pleinement la sienne, riche de bonheurs et de souffrance. Ne pas céder, avancer, hésiter maintenant serait absurde, et de plus, ridicule ! Crever l’abcès, en finir une fois pour toutes, radicalement, avec l’angoisse qui le ravageait depuis des mois. Pour lui, mais aussi pour ses filles, sa femme, ses parents, apporter enfin la solution, la libération. Avancer encore, alors ; marcher sans hâte et sans regrets. Le sable enfin sous les pieds, aspirer à pleins poumons l’air du large, la respiration iodée de l’étang-mer, promener légèrement le regard sur cette nouvelle journée qu’annonçait le soleil. Un instant de paix, une courte immobilité…
La main dans la poche de sa veste, il sentait sous ses doigts le froid indifférent, étranger; implacable du métal. Comme en une salutation ironique, un avion passa bruyamment au-dessus de la plage, droit vers le tarmac, vers les pistes si bien connues.
Le dernier geste serait facile. Le dernier mouvement.
Auteur : Guy Castelly
Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture. MS
Encore une journée de travail. Encore une fois le trajet vers l’aéroport. La grande ville s’éveille à peine, on ne peut que deviner l’arrivée prochaine du soleil sur le port, seule la basilique là-haut étincelle déjà, la Bonne Mère surplombant de son sourire figé la mer, les collines, le réseau dense des rues, des boulevards, des places. Dans le bus, à sa place habituelle, Paul. Toujours le même, visage fatigué, mal rasé, veste jetée négligemment sur les épaules; mais l’œil pétillant, le regard acéré déjà…
« Adiéu, Léon, alara, coma siam …? Ca va mieux pour toi, finalement ? » . Pas le temps de répondre bien sûr, avec Paul, tant mieux ! Pas l’envie non plus…
Le démarrage du bus, le défilement des rues, des silhouettes entr’aperçues, en route vers un futur insaisissable… Pas de place assise, debout, accroché au dossier du siège, vue brinquebalante sur les chevelures et les chapeaux des voyageurs assis, impression forte de solitude, sentiment d’être différent, loin au-dessus du monde.
« Tu as déja le programme de ta journée ? » La phrase, rituelle, prend aujourd’hui un sens nouveau, se colore différemment. Paul ne se préoccupe d’ailleurs pas d’être compris, il n’attend pas vraiment de réponse, il parle, il en a besoin, son mégot vite éteint coincé entre ses lèvres, il tourne à peine le regard vers son collègue.
« Mais, sias las, benléu ? Tu as peut-être envie de t’asseoir, je te laisse la place ? » Non , pas envie de s’asseoir, se tourner plutôt vers l’arrière, voir s’éloigner les rues, les maisons, les quartiers reconnus, voir les passants rétrécir puis disparaître.
Vu de l’extèrieur, un bus plein, traversant alternativement les ombres et les lumières de la ville dans cette journée qui va naître, un bus poursuivant sa route, des passagers assis, on devine à peine leurs présences…
Dans le fond du bus, un homme, debout, à côté et loin des autres, le regard fixé sur son passé, sur les souvenirs qui s’effacent.
Auteur : Guy Courbassier
Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture. MS
Vous voulez savoir où j’ai grandi ? Ça vous intéresse vraiment ? Bon, allons-y alors. Imaginez d’abord une grande place surplombant la ville, sur la place un marché, un grand marché ! Des légumes, des fleurs, des fruits, du poisson. Ça crie, ça bouge, ça chante, ça s’engueule parfois. Ecoutez les partisanes, les femmes du marché ! Vous pourriez reconnaître les voix bien fermes de ma mère, de mes tantes, de mes grands-mères… Car chez nous, les femmes sont fortes ! Vous pouvez ensuite discrètement quitter la place, une petite rue transversale vous fait pénétrer dans le quartier populaire où je vis. Des trottoirs étroits, la place au milieu pour une charrette, des immeubles de trois étages de chaque côté. On habite là depuis trois générations, on y vit bien, mon grand père possède d’ailleurs deux des immeubles ! Ça va vous étonner, mais dans cette ville immense où béton et ciment semblent régner totalement, derrière les immeubles, comme cachés, on trouve de grands jardins. Vous, évidemment, vous ne pouvez pas les voir, mais moi je les ai vus, j’y ai joué, couru… la campagne en centre-ville, des légumes, des fruits, de l’herbe aussi, des arbres qui font le bonheur des hirondelles et parfois même des mouettes.
Si vous suivez cette rue, puis encore la rue qui suit, perpendiculaire, vous trouvez une autre grande place, bien plus paisible. Des jeux d’enfants, des promenades et des bancs pour les adultes, des kiosques à journaux ou encore en été, des vendeurs de boissons fraîches. Vous tomberiez facilement sur mes parents si vous les connaissiez. En fin d’après-midi, assis sur un banc, ils retrouvent leurs voisins, échangent les nouvelles, profitent de l’animation et de l’ombre des grands platanes. Je ne manque pas de les embrasser quand je les trouve là. Bon, ceci dit, si vous aimez les villes bien propres sur elles, bien paisibles, rangées… arrêtez-vous là, vous n’êtes pas au bon endroit ! Moi je veux continuer bien sûr, c’est ma ville.
Vous voulez continuer ? On y va ! On descend maintenant cette grande rue populaire, il vaut mieux rester sur le trottoir, la chaussée peut être dangereuse… Ensuite ? Arrivés en bas, je vous laisse découvrir la cathédrale, à votre droite, moi je l’aime bien, elle fait partie de la famille, mes grands-parents s’y sont mariés. Ensuite ? Si vous le souhaitez, je vous laisse vous immerger dans cette foule bruyante, colorée, le plus souvent pacifique et joyeuse, amicale. Mais il faut que je vous laisse, j’ai à faire. Descendez tout droit, sans vous presser. Vous arriverez de toute façon à la mer. Vous trouverez maintenant votre chemin tout seul, et vous n’avez pas besoin de moi pour admirer…
Auteur : Guy Castelly
Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture. MS
Dans la cour de l’école, nous jouons et courons, nous chantons ; en provençal, sans le savoir ; sur le côté de la cour, qui nous semble si grande, un grillage, une rangée de maisons, trois ou quatre ; entre le grillage et les maisons, de petits jardins ; je reste immobile, quelque chose m’intrigue, il me semble connaître cet endroit, une des maisons, j’ai sept ans, je ne m’attarde pas, je vais rejoindre mes camarades ; des années plus tard ma mère me dira qu’avant d’avoir deux ans, j’habitais avec mes parents et ma sœur cette maison ; me voilà maintenant dans la classe, une sorte de chalet en bois, il faut gravir trois ou quatre marches d’escalier pour y accéder ; assis sur le banc en bois solidaire du pupitre incliné, dans lequel on a creusé un emplacement pour poser crayons et porte plumes, et percé un trou où installer l’encrier, je n’écoute pas la maîtresse, je rêve, je pense à la camarade de classe dont je suis amoureux ; et soudain c’est trop fort, il faut que je lui dise mon amour, vite un morceau de papier, un crayon, « Christiane, je t’aime » ; elle est à quelques rangées de mon banc, au milieu de la classe ; plié en quatre, mon message circule de mains en mains, mais mes camarades ne sont pas plus discrets que moi et la maîtresse peut se saisir du billet, elle le lit à haute voix, moqueuse, toute la classe rit, la honte m’inonde, je ne recommencerai pas ; lundi matin, j’arrive en avance à l’école, une fois parcourus en compagnie de Fanette, ma sœur, les deux kilomètres qui séparent l’école de ma maison, je vais tout droit à un escalier qui mène à la classe voisine et rejoins un groupe déjà fourni ; tous se taisent, un seul parle, il raconte ; il raconte les aventures passionnantes pour nous d’un héros de western « le jeune », aventures dont nous attendons chaque semaine la suite, assis, tous attentifs et sages comme jamais, yeux et oreilles tendus vers lui, qui est assis sur une plus haute marche ; bien plus tard je comprendrai que ce conteur improvisé, sans doute talentueux, avait chez lui – bien avant nous – un poste de télévision, je ne sais pas alors ce que c’est que la télévision, elle ne me manque pas, je me régale simplement et rêve d’aventures grâce aux histoires « du jeune » ; à la même époque, je me souviens d’un jour où je jouais dans le jardin de ma maison, courant sur le gravier, me suspendant à la treille, essayant de voir à travers le grillage si Annie, ma voisine et amie chère est là ; soudain, un grand bruit retentit dans la rue qui passe devant chez moi, un choc, une voiture qui freine, des cris de douleur, et puis ma mère qui vient vers moi, sans explications, et qui m’emmène chez la voisine, au passage je vois une voiture à l’arrêt – il n’en passe pas souvent dans le quartier – et un groupe d’hommes apparemment soucieux, au milieu desquels je reconnais mon père ; chez la voisine, dans une salle de séjour que mon souvenir fait vieillotte et encombrée d’objets, Madame Orsini, une dame âgée qui vit seule depuis la mort récente de son mari, me parle avec gentillesse et m’offre un verre de sirop ; je ne comprends pas, je sens que quelque chose de grave est arrivé, surtout lorsque retentissent, venus de la rue, des bruits répétés, semblables à l’explosion de pétards, j’attends impatiemment les explications qui vont forcément venir ; dans la soirée, je saurai que Miquette, ma vielle et paisible chienne, qui jouait si gentiment avec Fanette, avec moi, avec Minnie aussi, notre chatte rousse, que Miquette donc a été écrasée par une voiture, on ne pouvait la soigner – ont dit les hommes du quartier – , un voisin chasseur maladroit a apporté son fusil et s’y est pris à plusieurs fois pour l’achever…
Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022.
« Le rêve ne nous quitte pas au réveil. Il est la couleur qui va imprégner notre journée. Il nous surprend, alors que nous l’attendons. Nous le faison naitre, et il nous enfante. C’est quand nouss l’oublions qu’il est le plus fort en nous. Et pour cette raison, il nous enchante et nous effraie. »
Chroniques martiennes, Ray Bradbury.
Partager un rêve. Se réveiller, revenir dans ce qu’on nomme réalité, vouloir retrouver – ou devoir retrouver – le contrôle de soi, puis retourner par fragments au déroulement des images, des couleurs, des bruits si réels et si forts. Et dans la foulée avoir envie de raconter, de partager, pour se soulager du poids des émotions, pour se rassurer, ou bien pour ne pas oublier, pour que cette autre réalité reste vivante, frémissante, touchante. Prendre le risque alors de la défaillance de la mémoire, de la trahison. Ces scènes si réelles, si persistantes, peuvent en fait alors, rétives, s’évader , disparaître par bribes. Ou même s’échapper totalement, définitivement. Il reste, avec l’être aimé, le partage souvent réconfortant du ressenti. Il reste au plus profond de nous, loin parfois de notre conscience, les graines de vécu, d’émotions passées ou à venir que le rêve a semées.
Aujourd’hui j’ai eu très peur de vivre toujours seul
Aujourd’hui j’ai pleuré tous les chiens disparus
Aujourd’hui je suis allé parcourir les chemins
Aujourd’hui j’ai cru voir le soleil mourir dans le lointain
Aujourd’hui j’ai salué mon ancêtre enfin retrouvé
Aujourd’hui je suis allé décrocher mes étoiles perdues
Hier j’avais repeint les volets en bleu
Hier j’avais cru le printemps disparu
Hier j’avais pleuré les cerises tombées
Hier j’avais perdu le chemin des amis
Hier j’avais fermé le portail de l’entrée
Hier j’avais oublié le bonheur de chanter
Aujourd’hui j’ai trouvé le bonheur d’être là
Aujourd’hui j’ai trouvé le vrai plaisir des mots.
Auteur : Guy Castelly
Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022. Sur une proposition élaborée à partir d’un texte de Tristan Mat, Le journal de la phrase . Marlen Sauvage
Espère, petite-fille ! Espère longtemps, espère tous les jours ! Espère, néglige les pensées grises des adultes autour de toi ! Tous les jours, attends avec joie le lever du soleil, il se lève pour toi sur le monde. Tous les jours, sois confiante, les heures à venir seront riches, et tous les soirs espère en la nuit à venir, tes rêves seront beaux, à la hauteur de tes bonheurs… Espère toujours, quoi qu’il en soit.
Ton espoir construira le monde.
Le monde, ne le crains pas ! Ne le crains pas, même s’il te dérange, même si son avenir semble ne plus chanter, même si parfois le pire semble possible…
Ne le crains pas, puisque tu espères et espèreras ! Fais de ton espoir une arme pacifique, trouve en toi les couleurs du monde de demain, de TON monde ! Fais de ta confiance l’élixir de jouvence dont ce temps parfois si triste a besoin !
Espère en l’arc en ciel à venir, crée, avec tes amis d’aujourdhui et de demain le futur désirable ! Aime-le !
Espère ! N e crains pas !
Er de cet espoir, fais le terreau joyeux de ton présent, tous les jours !
Auteur : Guy Castelly
Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022.
Avoir une identité fait-il de moi un identitaire ? Je suis né quelque part… c’est délétère, docteur ? Mon identité, diverse, riche, aux multiples facettes… j’ai décidé de la cultiver. Et dans cette richesse à la fois héritée, têtée à la naissance, découverte et construite au fil du temps, j’ai choisi : je suis marseillais, occitan, méditerranéen ; je suis un amant, un père, un fils. Et demain ? D’autres choix peut-être, d’autres richesses, d’autres identités…
COLERE
La colère est mauvaise conseillère, c’est ce qu’on dit parfois. Est-il pour autant conseillé de réfréner sa colère ? De ravaler ses chagrins, ses déceptions ? Et si en fait, cette colère – ces colères plutôt, car elles sont là, elles existent ! – il ne fallait surtout pas les garder en soi… ? Les cultiver, au risque à la fin de les choyer, jusqu’à ce qu’elles deviennent une nouvelle identité, jusqu’à ce qu’elles rancissent nos cœurs et nos pensées ?
Accepter sa colère, la gérer, l’exprimer surtout, s’en débarasser !
PANTAIAR
« Pantaiar », rêver… en occitan, oui ! Surtout en occitan ! L’Occitanie, pays du rêve… Le rêve de refaire l’histoire. Un jour, la croisade française a échoué, un jour la civilisation du Sud a pu s’équilibrer, s’unifier, un jour la langue d’oc est restée vivante partout et pour tous au sud de la Loire. Ouverte sur les autres et sur le monde. La nostalgie, « le pantaï », une envie véritable de refaire l’histoire ?
Ou un besoin vital de rêve, d’imagination, de création ? Elle nous empêche d’avancer….? Ou elle nous inspire ?
Fin octobre, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.
Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant)
J’ai vu son visage de jeune femme sur une vieille photo. La photo était dentelée sur son pourtour, en noir et blanc. Elle souriait à côté de son homme, debout. Et seul son visage me reste. Son sourire, ses yeux, sa chevelure. Sa jeunesse, son bonheur, son espérance évidente des lendemains qui chantent.
Je l’ai trouvée belle, j’ai reconnu en elle la femme que je connaissais depuis si longtemps, il n’y avait pas de doute, la ressemblance sautait aux yeux, comme le faisaient sa beauté, sa jeunesse, sans doute aussi son amour, son envie de vivre et d’aimer… Malgré la ressemblance, ma première intention a été de nier l’évidence. Je ne voulais pas confronter cette image si réelle, si percutante à l’image que me donnait le présent, dans cet instant, et aussi dans la durée. Quelle personne est-ce que j’aimais ? Celle que je côtoyais et connaissais depuis si longtemps, ou celle qu’évoquait cette photo, et vers laquelle allait mon empathie, en laquelle je pourrais sans doute me reconnaître ?
Les deux visages m’étaient soudain étranges et familiers. Sur un corps alourdi par les ans et une vie rude et pleine, un visage arrondi, des cheveux grisonnants et bien plus courts. Le sourire, toujours présent, toujours chaleureux, mais moins assuré, fugace, la bouche marquée de petites rides d’amertume. Est-ce que l’espoir était toujours là ? Est-ce que l’amour avait disparu ? Me revenaient soudain les colères, la fatigue, la nervosité qui avaient si souvent marqué ces traits là.
Ce visage arrondi s’était pourtant, étrangement, fermé, rétréci. Les rides le traversaient, les lunettes cachaient en partie un regard dont on avait du mal à traduire l’émotion, les réactions. Seule, évidente, restait la volonté. Cette femme était usée, son visage reflétait les années et les épreuves passées, la solitude dans les responsabilités assumées, mais elle n’était pas brisée, elle tenait bon, elle voulait avancer, elle était toujours debout. Me vinrent alors, pourtant, l’inquiétude, la sourde angoisse de ce voyage dans le temps, à travers la vie, que me renvoyait cette métamorphose. Ce visage serait-il un jour le mien ? En serais-je le frère ? Ma volonté me criait que non, je ne vieillirais pas ainsi, je saurais me protéger de cette troublante empathie. Elle n’était pas pour moi,
Elle ne pouvait être pour moi cette lente mais inarrêtable glissade, cette érosion du sourire, du regard, de l’espoir ! Je rejetais pour un temps le visage connu et donnais un amour vain et irréel, mais affirmé, à celle qui n’était plus. Les ans, la vie, la lente progression de mon corps et de mon propre visage m’ont permis peu à peu de comprendre où étaient la beauté, l’amour, l’espoir même, dans ce visage affaissé. D’accepter ces ravages, d’en comprendre même la beauté, a été un apaisement profond. Sans les oublier, je pardonnais les colères. Il me reste à me pardonner mon ignorance, ma froideur, mon rejet. Ce visage, je le sais maintenant, m’ouvrait les yeux sur la réalité et la beauté de la vie, et des années qui passent.
Mon essentiel dans ton visage(avec Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens)
A Deux yeux interrogateurs, un regard brun, doux et sévère à la fois. De petits yeux grands ouverts vers le visage de l’autre. Les paupières pourtant à moitié fermées, dans la tension de la demande. Le front plissé, trois petites rides surplombent le regard, séparent les deux yeux sans rompre l’unité du regard et de l’intention. Deux yeux interrogateurs : toi que j’aime, tu m’as toujours soutenu…tu ne vas pas me lâcher maintenant ?… Ne pas décevoir les yeux, ne pas esquiver la demande. Par mon regard, par mes paroles, répondre à la tension, effacer les trois rides, adoucir les yeux bruns.
B Son visage était marqué par la vieillesse, il le savait. Front plissé, yeux rétrécis, bouche tremblante et paroles parfois bégayées, cou flottant. Oui il était vieux, il le savait bien. Qu’est-ce qu’on croyait ? Que derrière son regard inquiet et inquisiteur, les pensées se désagrégeaient ? Qu’il ne connaissait pas les signes ? Les tâches de salive qui délimitaient le bord de ses lèvres ? Le tremblement occasionnel de son menton ? Il était vieux, oui, et alors ? Des bouffées de colère tordaient son front, élargissaient son regard ; il le savait alors : vieux peut être, mais certainement pas soumis ! Tous et toutes, il fallait qu’ils le sachent ?
C La bouche bien dessinée s’ouvrait pour accepter la cuillerée. Se refermait avec douceur, docile… La jeune femme déglutissait. Puis à nouveau la bouche s’entrouvrait. Les deux yeux si doux s’accrochaient aux yeux de l’autre ; ils disaient : merci ! Et ils disaient : j’ai mal ! Parfois, on pensait pouvoir, sur la bouche, déceler comme un sourire. Un instant, l’espoir renaissait. Les regards se rencontraient, les sourires se répondaient. Mais très vite revenaient dans les yeux, sur le visage, l’amertume et la douleur… et comme une étincelle d’ironie : tu crois vraiment, toi qui m’aimes, que tes cuillerées vont tout sauver ?
Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages (avec Emmanuel Levinas)
Je te reconnaîtrais parmi 100 000 visages.Même dans le noir. Je te reconnaîtrais, je le sais soudain.
Tes cheveux bruns d’abord, flottant souplement jusqu’à tes épaules, caressés par la brise douce qui nous enveloppait. Toi, tu n’y faisais pas attention, moi déjà je t’en voulais de cette souplesse, de cette tendresse implicite. Tes yeux verts ensuite, rêveurs et concentrés, ton regard simple, direct, heureux. Tu connaissais ton chemin, moi déjà j’avais perdu le mien, je ne voyais plus la ville autour de moi, ni les passants… Et puis ta bouche, tes lèvres pures, fines et ourlées, avec ce sourire gai et retenu que, oui, même dans le noir je ne pourrais oublier. Et moi je serrais les dents, déjà les mots me manquaient, le dépit me prenait. Ton visage tout entier, ta beauté, ta jeunesse, les lignes tranquilles de ton menton, de ton visage, de tes épaules, tout disait ta sérénité, ta complicité heureuse avec le monde. Et moi, debout près de toi, si loin de toi en fait, je sentais mon visage se fermer, mon corps se figer. Oui, je te reconnaîtrais, je le sais, et le noir ne pourrait effacer ton visage. Il faut que je te dise, toi qui ne le sauras jamais, combien j’ai senti avec violence que je ne pourrais jamais lire tout ce que portait ton visage, que quelque chose en toi m’échapperait pour toujours. Combien je t’en veux, combien je m’en veux, de cet instant de bonheur et de manque, de plaisir et de souffrance… Toi que ce matin j’ai fugacement croisée dans la rue,toi qui ne m’as même pas vu.
Ce que ton visage me dit de toi(avec Michel Butor, La Modification et à partir de la peinture de Manet, au début de cette publication.)
Vous ne tirerez pas. En tout cas vous espérez sans doute ne pas avoir à tirer. Debout derrière le peloton d’exécution, vous vérifiez une nouvelle fois votre arme. Votre visage pensif se veut concentré sur cette vérification, réglementaire et en même temps apaisante. Vos doigts effectuent sans effort les gestes mille fois répétés, vos yeux se penchent avec application sur l’arme. Vos moustaches, abondantes, bien soignées, cachent votre bouche et empêchent de déchiffrer vos sentiments. Aucune émotion n’apparaît. Le sérieux et le calme d’un professionnel. Est-ce que ce regard dissimulé, ces yeux fermés, cachent vos pensées, vos émotions ? Ou bien les révèlent-ils aux yeux des témoins ? Tout semble calme à proximité. Debout, toute passion rentrée, soldats et fusillés jouent leur rôle, pas de gestes brusques, pas de révolte. Le cri d’un supplicié, la peur et la colère des quelques témoins ne font que souligner l’exécution froide et l’acceptation passive, on aurait envie de dire paisible, des ordres reçus. On vous a ordonné d’être là, en réserve sans doute. Vous êtes un bon soldat, vous ne vous révolterez pas. Pas d’inquiétude ni de colère, pas d’angoisse dans votre visage, que vous voulez indifférent. s’il faut tirer, vous tirerez, vous êtes là pour ça, vous aussi. Mais votre visage penché avec application, vos mains crispées sur votre arme, parlent pour vous. Vous vous tenez deux pas en arrière, vous n’avez pas tiré, vous n’êtes pas acteur. On a très envie de penser à votre place, de placer dans votre bouche qui serait enfin expressive : pourvu que tout cela soit vite terminé ! Pourvu que je n’aie pas à tirer !
Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) (avec Hubert Haddad)
Je me souviens d’un soupir, poussé vers un visage rêvé. Depuis le soir, la rougeur de mes joues tourbillonnait vers les nuages, et le temps qui passait ne faisait que déchirer davantage le vide autour de mes yeux. Peu importaient les éclairs ou les zébrures, mes sourcils restaient suspendus à la brume du soir. J’avais trop longtemps gardé mon rire à l’abri du vent et de l’espace, rien d’autre que la tendresse n’aurait pu empêcher le tourbillon de mon regard inquiet de pénétrer l’horizon.
Je me souviens d’un soupir, poussé vers un amour. Depuis le soir, mes yeux scrutaient le vide de l’espace et l’emplissaient des étoiles de mes rêves. Peu importait l’inquiétude de ma bouche, le rictus de mon front, mon visage restait tourné vers l’espoir d’un horizon . J’avais trop longtemps gardé en moi les larmes et les caresses, rien d’autre que la tendresse n’aurait pu faire disparaître en mes oreilles le vacarme de ma solitude.
Pourtant, ce soir là, les yeux fermés, j’ai exploré la bourrasque et le ciel et même les nuages n’ont pu cacher la déchirure enfin heureuse. Si maintenant mes soupirs s’envolent dans l’espace, rien d’autre que les étoiles ne peuple mes horizons légers.
Galerie (avec Walt Whitman, Feuilles d’Herbes)
Solitude contrainte, je marche. Au hasard du chemin, je marche. A la croisée de nos chemins, les visages ; visages masqués, blancs peut-être sous le blanc du tissu, visages de peur, visages à craindre ; d’autres visages, fermés, regards fixés sur le chemin, tournés vers l’intérieur, visages impénétrables, visages à ignorer peut-être ; visages amicaux enfin, le sourire est là. Sourire à partager, le pas se ralentit, visages scrutés avec joie, réconfort, visages côtoyés et chaleureux, chaleur reflétée, échangée ; et puis, sur le chemin solitaire parcouru, tous les autres, visages amis éloignés, qui me manquent et pourtant me rassurent, visages aimés, les lèvres embrassent, le front lisse apaise ; les revoir, paisibles, un bonheur à venir ; visages impavides enfin, beaux et calmes, perdus pour toujours et toujours présents, bouches closes et aimantes, yeux fermés sur des bonheurs passés, vivants encore.