Habiter avec soi

© Marlen Sauvage 2022

« Avec l’âge vient la solitude. On perd des amis, des proches, et le voyage vers l’intériorité qu’impose le vieillissement confronte à une solitude ontologique. Il faut la différencier de l’isolement, qui est un poison à combattre à tout prix, car, dit-on, une personne isolée a deux fois plus de risques de perdre son autonomie. Une personne est isolée lorsqu’elle n’a personne autour d’elle avec qui elle peut partager ce qu’elle vit, pense, éprouve.

En revanche, il peut y avoir une « bonne solitude », une solitude assumée sinon choisie, lorsque l’on est devenu un bon compagnon pour soi-même, lorsque l’on a une vie intérieure riche. « A nous de faire en sorte que l’on ait plaisir à nous entendre, nous rencontrer, à communiquer avec nous. Adoucissons-nous ! », ai-je un jour entendu lors d’un groupe de parole consacré à la solitude. Cette solitude-là, qui est « joie, légèreté, fraîcheur » est ontologique, car elle n’est possible que si l’on a contacté son « noyau d’être ». Si on peut « habiter avec soi », si l’on a un jardin intérieur.

Cela implique d’être en paix avec soi-même, avec sa vie, avec les autres, de relire sa vie, de défaire les nœuds, de revisiter son histoire. Il y a donc tout un travail d’allègement à effectuer. Les vieilles personnes qui se sentent légères, au lieu de s’enfermer sur elles-mêmes, nous donnent le sentiment d’être ouvertes, curieuses d’esprit, disponibles et bienveillantes. Leur solitude n’est pas un poids pour les autres. Elles ne cherchent pas à la combler. »

L’aventure de vieillir, Marie de Hennezel, Editions Robert Laffont, 2022.

La montagne de l’âme, Gao Xingjian


© Marlen Sauvage 2021

« Tu n’as envie que d’exposer les faits en t’aidant d’un langage qui dépasse les relations de cause à effet et la logique. On a déjà raconté tellement de bêtises, rien ne t’empêche d’en raconter encore.

Tu inventes de toutes pièces, tu joues avec le langage comme un enfant joue aux cubes. Mais aux cubes, on ne peut construire que des figures fixes, toutes les structures sont sans doute contenues dans les cubes, impossible de faire quelque chose de nouveau, quelle que soit la manière dont on les dispose.

Le langage est comme une boule de pâte dans laquelle passent des phrases. Dès que tu abandonnes les phrases, c’est comme si tu pénétrais dans un bourbier dont tu ne peux plus ressortir.

Dans les ennuis, les tracas, l’homme est seul. Une fois que tu es dedans, tu dois t’en sortir par toi-même, pas de sauveur pour s’occuper de ces vétilles.

Tu rampes dans le langage en traînant tes pensées pesantes. Tu voudrais tirer un fil conducteur pour t’aider à en sortir, mais plus tu rampes plus tu es harassé, tu es ligoté par le fil conducteur du langage ; tel un ver à soie qui tisse son fil, tu fabriques un filet autour de toi, qui t’enserre dans des ténèbres de plus en plus profondes. La faible lumière au fond de ton cœur est de plus en plus ténue et, tout au bout du filet, ce n’est que le chaos. »

La Montagne de l’âme, Gao Xingjian

La montagne de l’âme, Gao Xingjian

   « Dans la lumière orangée du matin, les couleurs des montagnes sont pures et fraîches, l’air limpide et clair, tu ne sembles pas avoir passé une nuit blanche, tu serres une épaule douce, sa tête est appuyée contre toi. Tu ne sais pas si c’est la jeune fille que tu as vue en rêve cette nuit, tu ne distingues plus quelle est la plus réelle des deux. Tout ce que tu sais à cet instant, c’est qu’elle te suit sagement sans s’occuper de ta destination finale.
   En empruntant ce sentier de montagne, après avoir gravi la pente, tu ne pensais pas arriver sur un vaste plateau couvert à l’infini de champs en terrasses. Deux piliers s’y dressent, qui devaient autrefois former une porte. De chaque côté gisent des débris de lions et de tambours en pierre. Tu dis qu’autrefois vivait là une famille de grand renom. Une fois le portique franchi, les cours succédaient aux cours. La résidence devait bien mesurer un li de long, mais à présent, ce ne sont plus que des rizières.
   Tout a été brûlé quand les Taiping se sont révoltés et sont venus du bourg de Wuyi, non ? Elle fait exprès de poser cette question.
   Tu dis que l’incendie s’est produit plus tard. Autrefois, le Deuxième Seigneur, petit-fils du fils aîné de la famille, était un grand mandarin à la cour. Nommé président du ministère des Peines, il avait été mêlé à une affaire de trafic de sel. En réalité, plutôt que d’affirmer qu’il avait enfreint la loi pour un pot-de-vin, il aurait mieux valu dire que l’Empereur, dans sa stupidité, avait accordé crédit à de fausses accusations portées par les eunuques. Il le soupçonnait d’avoir trempé dans un complot ourdi par la famille de l’Impératrice pour usurper le trône ; il s’était ensuivi la confiscation de tous ses biens et la décapitation de tous les membres de sa famille. Sur les trois cents personnes qui occupaient cette immense résidence, tous les hommes, même les enfants de moins d’un an, furent exterminés, et les femmes données comme servantes. Ce fut vraiment ce que l’on appelle mettre fin à la descendance. Comment cette résidence aurait-elle pu ne pas être rasée ? 
   Tu aurais pu aussi raconter l’histoire autrement. En considérant l’ensemble architectural que forment cette tortue de pierre noire à moitié brisée qui surgit du sol, ces portes, ces tambours et ces lions de pierre, l’endroit pouvait ne pas avoir été autrefois la résidence d’une famille, mais plutôt un tombeau. (…) »

La montagne de l’âme, Gao Xingjian, Editions de l’Aube.
Traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait

C’est un vieux livre qui attendait depuis plus de vingt ans dans ma bibliothèque. Le récit exigeant d’un homme parti en quête de lui-même, une narration audacieuse, où les légendes nous transportent de la Chine ancienne jusqu’à la Révolution culturelle, un monument de la littérature.

Aux îles Kerguelen, Laurent Margantin

Péninsule Rallier du Baty, Kerguelen. © Nelly Gravier / Galerie Flickr « Communication TAAF »

« Du dehors, je retiens surtout les formes fixes. Les lignes de la côte plus bas, les montagnes enneigées au loin, le mont Ross qui domine. Chaque jour, mêmes repères, que j’inspecte sans m’en rendre compte à la fenêtre quand je me lève le matin. Comme si le monde autour se résumait à la terre lourde. Mais ici, que de métamorphoses violentes qui bouleversent le paysage. C’est du ciel que ça vient toujours. »

Où aller pour lire ? Laurent Margantin part pour des semaines aux Kerguelen, ces îles rocheuses que l’on appelait îles de la Désolation. Un endroit rêvé pour s’adonner à la lecture ! Amérique, Moby Dick, Molloy, Carnets du sous-sol, Le Double, Les Nuits blanches« Je suis allé le plus loin que je pouvais sur cette Terre pour me rapprocher de la littérature. »

Le traducteur de Kafka écrit aussi… Et bien qu’il nous affirme ne pas écrire un roman, il nous entraîne parfois dans ses rêves de voyage, entre réalité et fiction, et l’on ne sait plus trop qui parle, de l’auteur ou d’un narrateur retrouvant un conteur silencieux croisé jadis dans les plis du temps.

« L’homme qui voyage maudit l’homme qui a rêvé du voyage parce qu’il l’a embarqué sur une mer déchaînée. Et il se promet de ne plus jamais rêver de voyages, de tuer le rêveur en lui. »

Aux îles Kerguelen, Laurent Margantin, éditions Tarmac, 2023.

L’expédition du Kon-Tiki, Thor Heyerdahl

Ce best-seller mondial publié en 1948 mérite son succès. Thor Heyerdahl (1914-2002), Norvégien, zoologue et géographe, amoureux de la Polynésie, tient à prouver – contre la théorie d’un peuplement venu de l’Asie du Sud-est – que l’archipel aurait été peuplé par des individus venus du Pérou. Pour cela il organise une expédition à bord d’un radeau de balsa – le Kon-Tiki – tel que les ancêtres des Polynésiens l’auraient construit pour franchir les dizaines de milliers de kilomètres qui séparent la côte américaine des îles du Pacifique.

On admire d’abord la ténacité du jeune homme qui parvient à convaincre différents ministères, dans son pays et au Pérou, de l’aider à organiser son expédition dans laquelle il entraîne cinq autres jeunes chercheurs. On est en 1947 quand ils prennent la mer. Et le récit est haletant : six hommes sur un radeau, pendant des mois, confronté à la faune aquatique et à un océan tout sauf pacifique… 

L’expédition du Kon-Tiki, Thor Heyerdahl, éditions Libretto.
Traduit par Marguerite Gay et Gerd de Mautort.

La Prostituée, Hayama Yoshiki

Une nouvelle d’un écrivain majeur du courant prolétarien au Japon, du début des années 1920 jusqu’aux années 30. Ecrite en prison, au cours de l’été 1923, La Prostituée parle d’exploitation, de misère sociale et de compassion, dans une société qui a usé tous les organismes, toutes les bonnes volontés. Il y est question de malheur, de détresse, d’indigence, mais aussi de solidarité et d’amitié. J’y ai vu comme en écho les crises de notre société inégalitaire et rude… C’est un tout petit livre que j’ai refermé une larme à l’œil comme le narrateur de cette triste histoire…
La Prostituée, Hayama Yoshiki
Traduction : Jean-Jacques Tschudin

Mes mille et une nuits, Ruwen Ogien

© Marlen Sauvage

Le récit est sous-titré « La maladie comme drame et comme comédie ».… Il date de 2017, l’année où meurt Ruwen Ogien. Le philosophe raconte ici son expérience du cancer, son parcours en tant que malade, souvent avec humour et dérision. Ce qu’il questionne surtout, c’est cette propension à croire que la souffrance nous enseigne quelque chose, qu’elle permet de s’élever spirituellement, qu’elle « rend plus fort », que le défi qu’elle suppose enrichit forcément celui qui subit la maladie. Aux défenseurs du dolorisme, Ruwen Ogien oppose la pensée d’un philosophe « analytique », nourrie de regards amis, scientifiques, écrivain.e.s, docteurs…
Quelques titres de chapitres, pour avoir une idée du contenu de cet essai  : La maladie sans métaphysique / Les philosophes ont des soucis de santé comme tout le monde / Pourquoi faudrait-il être « résilient » ? / Les cinq stades du deuil : une fantaisie « New Age » / Les malades ont-ils une supériorité intellectuelle et morale sur les bien-portants ? /La souffrance ni nécessaire ni suffisante / Politiques de la maladie… 

La papeterie Tsubaki, OGAWA Ito

© Marlen Sauvage 2019

Kamakura, Japon. Le quotidien d’une jeune femme écrivain public, héritière de la librairie de sa grand-mère.
Hatoko y retrouve les gestes et les interrogations de l’Aînée (ainsi nommée) elle aussi écrivain public, quant au choix de la calligraphie, la qualité du papier, de l’enveloppe, la couleur de l’encre et jusqu’au timbre qui doivent permettre de réaliser la lettre commandée. L’Aînée et sa sœur, la tante d’Hatoko, sont mortes mais revivent dans les pensées d’amour et de ressentiment que leur voue Hatoko. On se promène dans la ville de Kamakura aux multiples temples zen et sanctuaires shintô, au hasard des quatre saisons qui chapitrent le récit. On découvre des lettres de condoléances, de rupture, d’amour, remplies de poésie et de pudeur. C’est à la fois un hommage au métier d’écrivain public et aux Anciens, dépositaires de savoirs… et de secrets.

La papèterie Tsubaki, OGAWA Ito, éditions Picquier.
Traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako.

Le grondement de la montagne, Kawabata

© Marlen Sauvage 2023

Quand la vieillesse s’empare d’un homme qui sait sa fin prochaine et que la montagne vient le lui rappeler dans un rugissement qu’il est le seul à entendre… Tout est fluide et doux dans ce récit pourtant distrait par les frasques du fils, le fiasco du mariage de la fille, les souffrances d’une famille confrontée à la trahison, à l’avortement, à la médiocrité. Comme toujours chez Kawabata – ou en tout cas toujours ce que j’en retiens – la Nature et la beauté adoucissent les peurs, les angoisses, les obsessions. Ici, la jeune belle-fille du vieil homme éveille des sentiments troubles et oubliés. Tout ne fait que souligner la fraîcheur de la relation entre le personnage sensible du vieil homme et la jeune femme. Lire Kawabata pour moi, c’est assister à une cérémonie du thé, à l’éveil des cerisiers, au passage d’oiseaux blancs dans une écharpe de nuages.

Le grondement de la montagne, Yasunari Kawabata, (1954). 
Traduit du japonais par Sylvie Regnault-Gatier et Hisashi Suematsu.

Une histoire de langue…

Un roman estonien d’Andrus Kivirähk, paru en 2007 en Estonie, en 2015 au Tripode, traduit par Jean-Pierre Minaudier, Grand prix de l’imaginaire 2014. Ça se lit comme un conte fantastique qui se déroulerait au Moyen Age en Estonie, et en cela le livre est accessible à un public adolescent. C’est en réalité un pamphlet contre la modernité à tout crin, sans pour autant tomber dans la glorification du passé et des traditions. Le ressort fondamental du récit est l’anachronisme et qu’est-ce qu’il m’a valu comme fou-rires ! Mais ce qui domine au final, c’est l’impasse inéluctable qui guette l’homme lucide, condamné à une solitude intellectuelle, morale, physique même… La conclusion du traducteur à laquelle je me rallie est celle-ci : « vivre en faisant le moins de dégâts possible autour de soi, c’est accepter l’inévitable tristesse de tout cela, sans se vautrer dans le conformisme et la bêtise qui triompheront toujours, sans pour autant verser dans la haine ni se réfugier dans l’idéalisation d’un passé fantasmé, qui est une autre forme de bêtise… »

MS