Mer du Nord, Annette P.

 

                                   Je me souviens du bord de mer avec ses filles au teint si clair
                                  Elles avaient l’âme hospitalière c’était pas fait pour me déplaire
                                 Naïves autant qu’elles étaient belles on pouvait lire dans leurs prunelles
                             Qu’elles voulaient pratiquer le sport pour garder une belle ligne de corps
                        Et encore, et encore, z’auraient pu danser la java

                           Z’étaient chouettes les filles du bord de mer
                            Z’étaient chouettes pour qui savait y faire

 

Salvatore ADAMO

 

En Belgique, les filles sont moches. Vous l’aviez lu dans un hebdomadaire français lorsque vous aviez vingt ans. L’homme qui signait cette déclaration précisait que, même à la Porte Louise qui est le quartier nec plus ultra de Bruxelles, malgré tous les efforts qu’il avait déployés pour en trouver une, il n’avait jamais rencontré la moindre jolie fille. Bon. Si un journaliste français se permet de révéler une telle carence esthétique, c’est que celle-ci doit être vraie. Le Français est champion du monde en matière de femmes et de bon goût. Depuis lors, vous regrettez d’avoir ouvert ce magazine, vous regrettez d’avoir lu cet article. Mais c’est trop tard, le mal est fait ! Et chaque fois que vous vous regardez dans un miroir, vous y repensez. Forcément.

Les périodes de beau temps restent rares en Belgique. Trois jours de soleil consécutifs font les grands titres des journaux. Ainsi, si vous interrogez un Flamand ou un Wallon sur sa préférence en matière de villégiature rapprochée, il vous répondra toujours qu’il préfère la mer du Nord aux Ardennes. Pour la bonne et simple raison que le sable sèche plus vite que l’herbe. Cet argument se répète, imparable, de génération en génération.

De la frontière française à celle des Pays-Bas, sur une longueur de soixante-six kilomètres, la côte belge concentre seize stations balnéaires. Face aux falaises anglaises qui peuvent s’entre-apercevoir sous une certaine lumière, les plages y sont somptueuses, d’un grain à nul autre pareil.

Vous voici descendue sur la plage. Le vent vous fait frissonner. Vous cherchez à vous frayer un passage dans le labyrinthe des corps étalés. Vous reviennent alors en mémoire les mots que vous aviez entendus un soir à la radio : Le Belge a la peau rosée des buveurs de bière. Maintenant que le mal est fait, qu’il est trop tard pour revenir en arrière, chaque fois que vous regardez votre peau, vous y repensez. Forcément.

Finalement, la plage vous a concédé une place. L’éparpillement stratégique de vos biens dessine une limite précaire à votre territoire. Avec votre panier, une bouée et une serviette éponge, vous vous inventez un petit paravent derrière lequel vous allez pouvoir vous abriter. Vous avez beau vous faire plus plate qu’une limande, vous tremblez. Le ciel est gris. La mer est grise. Le soleil ne devrait plus tarder. Des rafales de sable se collent à votre inutile crème solaire. Aujourd’hui, l’office du tourisme affiche une mer à quinze degrés. Vandaag is de temperatuur van de zee vijftien graden. A mesure que la mer se retire, la plage prend de l’ampleur. Le sable reconquis est immédiatement envahi par de nouvelles cohortes rosées de l’espèce humaine.

Votre mère est déjà dans l’eau. Elle vous fait de grands signes en sautant sur place.

– Hou hou ! Annette ! Tu viens ? Qu’est-ce que tu attends ?

La voix de l’intrépide est contrecarrée par le cri des enfants. Vous n’êtes pas certaine d’avoir bien entendu. Mais celle-ci continue :

– Viens nager ! La mer est délicieuse ! C’est génial !

A force, vous vous levez. Vous confiez l’ensemble de vos biens à la vigilance de l’inconnu le plus proche et vous vous avancez vers votre premier supplice. Vous voici dans la mer, tétanisée par le froid, cherchant à oublier le pipi des baigneurs, les poissons crevés, les boulettes d’hydrocarbure et les noyés pensifs qui glissent vers vous le dos rond.

Il s’agissait bien là d’un premier supplice, car, sur les plages belges, les supplices sont au nombre de deux et le second n’est pas le moindre. Celui-ci commence au moment exact où vous sortez de l’eau. Vous avez les cheveux trempés, la chair de poule, les lèvres violettes, le nez rouge et de la morve que vous vous contraignez à retenir en reniflant. Votre maillot pendouille. La mer est si basse à présent que la distance entre vous et votre petit paravent s’est encore agrandie. Vous allez être à la parade ! Il va vous falloir parcourir une distance de cinq cents mètres au moins sous mille regards inquisiteurs qui vont observer chacun de vos bourrelets, reluquer le galbe de vos seins, jauger la fermeté de votre ventre, scruter la peau d’orange de votre culotte de cheval, considérer l’acné de votre visage, vérifier l’épilation de votre maillot et observer si vos jambes frottent ou ne frottent pas l’une contre l’autre quand vous marchez… Vous allez défaillir. Mais non. Courageuse, dans votre peau rosée et votre mocheté nationale, vous vous avancez vaille que vaille en regrettant toutefois de ne pas avoir choisi les Ardennes pour y passer le week-end. Forcément.

avril 2012

 

Lu le week-end dernier à Auge, en Creuse, à l’occasion de l’assemblée générale de Terre de lecteurs.

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Un temps pour écrire, écrire le temps [Textes]

Les textes ci-dessous ont été écrits lors du stage d’écriture qui réunissait quelques membres du groupe Terre de lecteurs, en octobre, à la maison de Noé.

Dans l’entrebâillement d’une porte

J’attends. L’avion a atterri. Depuis combien de temps ? 1/2h, je crois. Je regarde ma montre. Je ne sais pas. Par où doit-il arriver ? Suis-je à la bonne porte ? Quelle heure est-il ?
Un homme, deux hommes, un petit groupe de personnes avance dans le couloir. Je les vois plus distinctement quand ils passent à hauteur d’une fenêtre. Il n’est pas parmi eux. Quelle heure est-il ? Un homme, des femmes, puis un flot ininterrompu de personnes défilent derrière la fenêtre. Le reconnaîtrai-je ? La fenêtre est loin. Il y a beaucoup de monde. Tous les hommes se ressemblent. Non, le voici. Il est seul, pensif. Je ne le vois qu’un instant. Il est enfin là. Il est enfin revenu. Encore quelques minutes , je pourrai l’embrasser, le serrer dans mes bras, lui dire que je l’aime, qu’il m’a manqué, que je suis heureuse qu’il soit là, que j’ai eu peur, peur de ne plus le revoir, peur qu’il reste prisonnier dans ce pays lointain où je ne pouvais pas aller le chercher, le sauver de la drogue, de l’alcool et des faux-amis.
Mais il est là et je ne lui dis rien.

Aline

Sortie en mer

Notre grand-père campé dans sa barque à fond plat glissait de pieu en pieu sur la vase récoltant des grappes de moules les entassant à ses pieds.
J’avais dix ans, mon frère un de plus. Nous observions notre grand-père depuis la pinasse amarrée au bouchot. Il nous fallait attendre. Que faire ? La plage arrière de la pinasse est bien étroite pour y jouer à deux…
Le temps s’écoulait lentement… trop lentement.
Le bateau se mit à rouler d’un bord sur l’autre. La mer s’agitait avec la marée montante. La porte de la cabine habituellement fermée se mit à battre sous l’effet du roulis.
Il nous était tout à fait interdit de pénétrer dans cet antre où seul grand-père officiait. Une vague ouvrait la porte et la suivante la refermait nous laissant deviner mille trésors de marin. On apercevait à chaque entrebâillement un compas, des boutes, un drapeau et même une corne de brume. Plus tard notre grand père piqua une colère terrible dont nous nous rappelons encore. Nous avions fini par bloquer la porte ouverte et fait l’inventaire de la cabine, étalant tout sur la plage arrière. La curiosité l’avait emporté.

Daniel

Visage

La porte de la chambre s’entrebâille. L’enfant est aux devoirs. Attentif il apprend sa leçon. La lampe éclaire le livre. La pièce est dans une pénombre propice à l’étude. L’enfant n’entend pas la porte s’ouvrir. Seule la tête parait dans l’entrebâillement. L’enfant se tourne, ses yeux rencontrent le visage inconnu. La peur le fige sur place. La lumière blafarde du bureau projette sur cette face un éclairage en contre-plongée. Les traits marqués, hideux sont soulignés par un rictus qui découvre des dents jaunies.
Le père appuie sur l’interrupteur du plafonnier et dit : « On passe à table, tu as fini » ?

Josiane

Elle parle fort. Même de dos sa colère est palpable. Quelques mots grossiers nous parviennent. Le correspondant inconnu en prend pour son grade. Tourné le coin de la maison, la violence s’estompe.
Elle aura le dernier mot, comme toujours et pourra relater cette nième victoire avec force détail sur son habileté. Elle saura nous décrire le connard, le vieux con qui ne l’aura pas eue.
Elle sortira grandie de ce nouveau duel et je rêverai, encore, qu’un jour elle déménage et enfin revienne le calme au coin de la ruelle.

Kat

Bibliothèques du souvenir

Je sèche
Sèche-cheveux électrique, le cordon s’entortille.
Un savon de Marseille
Une bassine en émail.
Un savon de Marseille pour les mains, un pour la vaisselle. Elle ne supporte pas les produits d’entretien, ne tolère que le jus de citron qui détache, l’extrait de lavande qui désinfecte, l’essence de sapin qui parfume.
Des copeaux de savon de Marseille pour le linge. La lessive sent le propre, il faut sentir le propre, le pire serait de sentir comme l’Adrienne, le pipi, le feu de bois et l’écurie. Nous on change de culotte tous les jours et sur le fil à linge, vu le nombre de femmes à la maison on dirait une guirlande de culottes, des drapeaux de prière, des culottes qui sentent bon le savon de Marseille. Pendant que mes copines s’échangent en douce les premiers déodorants, je me récure au savon de Marseille.
Au-dessus de l’étagère, hors de portée des enfants, des boîtes en fer blanc. Une boîte ronde contient du charbon, une cuillère pour la digestion. On rigole en découvrant nos dents noires on crache dans la bassine en émail.
J’adore les petits granulés de l’autre boîte ils sont un peu sucrés, je ne suis pas malade, c’est pour les vers. Enfin, disons, pour les combattre, les tuer, leur tordre le cou. Chez nous, est venu un jour un pauvre garçon qui avait les vers, il pleurait à longueur de temps et mangeait la terre. Il est resté trois mois. Quand il est parti, j’étais bien débarrassée.
Le miel c’était un peu comme le savon, indispensable à la vie, indispensable à la cuisine, à la santé, à la croissance des enfants. Le miel dans le lait, sur les crêpes et le fromage blanc et même sur les genoux quand on avait trop fait les fous et qu’on s’était blessés. « Le miel ça cicatrise »
De toute façon pour le miel on a les abeilles et les abeilles c’est autre chose que les vers.

Babeth

Passé présent

Petit Marseillais, Rouge midi, Humanité clandestine, Jeunes patriotes.
Tracts, coupures de presse, communiqués, appels, plaquettes, manuscrits, lettres, tapuscrits, photos, portraits, photos de presse, films historiques, documentaires, brochures…
Inventorier les vieux documents, les classer, les relire, les montrer aux plus jeunes, les prêter.
Constituer des recueils de pages volantes, de coupures de presse avec l’idée que « ça au moins c’est fait », qu’on peut clore cette histoire, fermer ce pan, passer à autre chose.
Mais non.
Grand-père, oncle, tante, fuite, traque, réseau, prison, torture, résistance.
Grand-mère, courage, souffrance, isolement, retirement, admiration, devoir.
Urgence : les écouter tant qu’il est encore temps. Avant que leur histoire ne devienne fragments immatériels.
Témoignage, devoir de mémoire, vérité, gloire, patriotisme, héro, martyr, idéal, fidélité, liberté.
Tu dis ressassement ? Pire devoir imposé.
Tu crois être libre, tu ne l’es pas.
Estampillé, marqué à jamais. Faut faire honneur. Bien se tenir. Ne pas déraper. Tu es la fille de… la nièce de… la petite fille de…
Votre nom ? Ah ! Comme la rue…
Tu dis répétition ? Pire commémoration.
Musique, discours, drapeaux, vieux médaillés, gerbes… quatre générations présentes… un clan, une tribu.
Bruler les papiers, les journaux, les lettres ?
Supprimer les traces matérielles, nier l’accumulation des preuves, soulager la charge.
Ecrire librement le passé, enfin !

Josiane

Lui : Trousse de cuir fauve des ciseaux à bois minutieusement affûtés
Elle : Ecrin des couverts en argent qu’on exhibait pour les fêtes majeures du calendrier, les grandes occasions
Lui : Valisette vert sombre aux multiples cases gainées assurant l’intégrité du tranchant des gouges
Elle : Bloc compact des couteaux spécialisés ou polyvalents
Lui : Panoplie de compas, réglettes, rapporteurs, équerres, manufacturés ou bricolés par l’homme de l’art
Elle : Dés, coupe fil, mètres-rubans, craies de tailleur avec lesquels « on ne joue pas »
Lui : Innombrables gabarits complexes devant lesquels s’extasiaient ou bâillaient les apprentis
Elle : Moules et cocottes en grès, argile, verre, métal, bois, pour donner forme et cuire les recettes du cahier bleu, calligraphiées ou découpées dans la gazette ou le magazine qu’apportait le facteur
Lui : Tablier d’épaisse toile bleu marine, blouse grise aux grandes poches remplies de crayons, de gommes, de baguettes de toile émeri, salopette dite bleu-de-chauffe
Elle : Tablier de coton à carreaux pour la vaisselle et la cuisine, en dentelle et à volant pour servir les invités
Lui : Boîte de pâte Arma à l’étrange odeur et à l’aspect de crème caramel, gros savon de Marseille, ponces et petites brosses
Elle : Eau de Cologne, savonnettes Donge ou Bébé Cadum qui sentaient le propre, paquet de lessive Azur ou Bonus
Lui : Poste de radio, perché sur une étagère de l’atelier, fidèle compagnon des rendez-vous quotidiens avec les éditorialistes, les chroniqueurs, les humoristes et autres critiques de l’actualité politique et culturelle
Elle : Tourne-disque assurant un confort sonore distrayant lors des fastidieuses séances de repassage et de raccommodage, passeur de mémoire
Lui, Elle, Elle, Lui : Insondable duo au mystérieux dialogue inscrit dans l’espace-temps de l’enfance

Maryvonne

La réalité d’un instant (écrire à partir d’une photo)

– Non arrête ! Ne la jette pas dans les flammes, je vais la ranger avec les papiers de la maison.
– Mais tu plaisantes ou quoi ? Ces gens on ne les connaît même pas, c’est notre maison, depuis le rendez-vous chez le notaire. Les souvenirs, les sourires, les pleurs, les grimaces des autres je m’en contrefiche.
– Désolé, mais je ne peux ni la déchirer, ni la brûler cette photo. C’est idiot mais ce serait un peu comme profaner une tombe. Regarde les tous les trois, ils m’attendrissent. La grande au garde à vous, elle a sept ou huit ans, elle est déjà consciente d’être l’aînée, elle est fière de poser devant l’objectif elle est sérieuse, admirative. C’est sans doute son père qui tient l’appareil. La seconde, tu vois, c’est autre chose, on devine la place délicate qu’elle occupe. C’est difficile d’être au milieu, tantôt tiraillé entre l’un et l’autre, toujours à devoir prouver quelque chose à se hisser sur la pointe des pieds, à rivaliser avec l’un à régresser pour rejoindre l’autre. Regarde, elle a du mal à trouver la bonne posture, elle penche la tête à gauche, voudrait bien avoir la taille de sa sœur, mériter l’exclusivité du regard. Sa robe est un peu trop courte, sa sœur l’a portée avant elle, tout en voulant être plus grande, elle s’accroche à son frère, le petit, le poupon, bien planté dans ses souliers, déjà haut et costaud. Lui il est confiant, un gamin bien portant, bien nourri, les joues remplies, les cuisses replètes, le cheveu lisse. Tu vois ces trois-là, je ne peux pas me résigner à les voir se consumer. Ils ne me sont rien mais je vais tout de même les ranger dans la boîte, entre l’acte de vente et la photo de l’agence. Ils se tiendront la main encore longtemps, ils regarderont dans notre direction. Trois regards qui nous fixent, six gambettes qui ne fléchissent pas, trois bouches muettes qui pourtant nous diront : nous étions heureux ce jour-là, le repas était terminé, nous avions joué avec les cousins, devant le muret papa nous a dit : ne bougez plus. Et le petit oiseau est sorti.

Babeth

Nous n’irons plus au bois, le guignol est fermé.
Ne voguent sur le bassin que nos ombres penchées.
Résonnent à mes oreilles le son du limonaire qui donnait mal au cœur à force de tourner.

Kat

Autobiographies

Longtemps, je me suis demandé ce qui m’avait amené là et qui m’y ramènerait tout au long de ma vie.
Multiples motivations naissant tout à tour dans l’évènement, la rencontre.
Des nuits entières à débattre du monde et de sa marche. Tu m’as appris à l’aborder dans une vision globale. On dit aussi holistique. Monde physique, monde métaphysique. Energie et pensée.
Changer la société ? Evidemment mais grâce à l’Homme, grandi, libéré.
Et je suis là au volant d’une Peugeot bâchée un jeune me guidant vers le dispensaire. Une très jeune fille enceinte en travail depuis trois jours étendue sur le plateau arrière entourée des autres femmes de son mari.
Plaisir d’aider, plaisir de conduire, fierté de faire ça.
Peur de l’accident, peur de la mort du bébé, de cette fille trop jeune pour être mère.
Ne pas revivre cette évacuation où l’enfant est mort sur les genoux du père digne et sans larmes à côté de moi. Puis les cris et les pleurs des femmes.
Les phares font apparaître des trous plus profonds qu’ils ne sont. J’y avance avec mille prudences mais aussi mille impatiences. Arriver ! Qu’elle n’accouche pas en route !
Cette fille encore enfant, mariée loin de sa famille, violence de cette société machiste, femme soumise, femme souriante.

Que de débat en ce fameux Mai partageant l’espoir des féministes.
Les chaos, les chocs sur la piste font souffrir atrocement. J’entends les plaintes et l’angoisse me prend.
Comment aurais-je pu imaginer cette situation, moi le brave boy scout faisant sa B.A de l’autre côté du Sahara ?
Combien de fois ai-je rêvé de rejoindre ses deux rives par la route, je l’ai pourtant franchis des dizaines de fois depuis ce premier séjour mais toujours en vol.
Rêve récurrent : pouvoir voler. Mais pas dans un avion. Non ! Libre. Ne plus ressentir la pesanteur qui nous colle au sol, qui nous amarre au sol.
Et je me suis ancré puisque j’ai pris une ferme.
Longtemps, je me suis demandé…
Misère souriante ou plutôt pauvreté souriante presque heureuse. On dirait « sobriété heureuse » maintenant. N’est-ce pas Pierre ?
Etait-ce de la sobriété ce manque de tout vu par nos yeux ? Pourtant les fêtes, les palabres, joie et dignité et ces funérailles qui fêtent l’ancien. La vie, la mort, tellement acceptées, pas la fatalité, non : l’acceptation.
Longtemps, je me suis demandé…
Moments heureux où l’on ne se demande plus. Où l’on est là parce que l’on doit, parce qu’il le faut, où l’on s’oublie, pas dans la mort, non, mais dans l’être.
Longtemps, je me suis demandé…

Daniel

« Un idiot à vélo » ou « Un idiot à vélo… », je ne sais pas. C’est le commentaire que j’avais écrit dans mon album photos, sous une photo de mon frère, de mon frère « à vélo ». Mais « à vélo » ne posait pas problème.
Maman n’avait pas aimé le commentaire. Elle me l’avait dit. Je crois qu’elle ne m’avait jamais fait de remarques sur ce que j’écrivais dans cet album, je crois qu’elle ne m’en a plus jamais fait.

Une photo de vacances, un après-midi dans un parc où enfants et adultes pouvaient essayer toutes sortes de vélo : des tricycles, des monocycles – plus sportifs –, des tandems… Mon frère avait choisi un vélo-dromadaire : à chaque tour de pédales, la selle montait et descendait ; il avançait par vague.
Je ne sais pas quelle monture j’avais choisie. Mes parents avaient-ils eux aussi testé ces drôles d’engins ? Je ne me rappelle pas non plus. Mais je me souviens du vélo de mon frère, peut-être – non, sûrement – à cause de la photo. Les roues étaient petites, petites par rapport à la taille de mon frère.

« Un idiot à vélo » ou « Un idiot à vélo… » : oui, il me semble que les points de suspension faisaient partie du commentaire. Mais ce n’est pas sur les points de suspension que portait la remarque de maman.

A cette époque… Au fait, en quelle année était-ce ? J’aurais pu le noter. Mon frère semble avoir une douzaine d’années. Il a tout du préadolescent : des jambes, des bras trop longs pour son visage poupin. Même en photo, il a l’air maladroit !
Maladresse et idiotie, faut pas confondre.
Etre et avoir l’air d’être, faut pas confondre non plus.

Maman voulait-elle attirer mon attention sur le pouvoir des mots ? « Au commencement était le verbe… » On connaît la suite… Nommer, c’est créer. Aurais-je rendu mon frère idiot avec ce terrible commentaire : « Un idiot à vélo… » ? Je ne me connaissais pas ce pouvoir-là. En ce temps-là, je ne connaissais rien du pouvoir des mots.
Je ne me souviens pas des mots de maman, je ne me souviens que de leur gravité.

Mon frère a toujours fait des choses qui m’ont paru idiotes et je ne me suis pas gênée pour le lui dire. Mais je ne l’ai jamais traité d’idiot. Je ne l’ai écrit qu’une fois : « Un idiot à vélo… » Je ne l’ai jamais pensé.

« Un idiot à vélo… » Ce commentaire m’amusait. Il ne faisait rire que moi. Il me tourmente aujourd’hui.
Idiot, mon frère ? Lui qui est capable de déduire de connaissances théoriques, des applications pratiques, lui qui lit Lacan, Zizek et tant d’autres penseurs éminents qui me laissent de marbre.
S’il est idiot, que suis-je ? Débile profond ?

Les mots dépassent souvent la pensée. Difficiles à rattraper quand ils sont dits. Sur mon album photos, j’ai passé des heures à effacer « Un idiot » et les points de suspension. Ne reste plus que « à vélo ». Certes commentaire et photo sont redondants mais c’est un moindre mal.
Le commentaire était écrit avec de la peinture blanche. J’ai d’abord essayé d’enlever les mots fâcheux – pour le moins, fâcheux – avec de l’eau mais cela n’a pas suffi. Je vois encore les traces de la lame de rasoir qui a fini par les extirper complètement.

Aujourd’hui mes albums photos sont numériques et en quelques clics, je change les commentaires. Je perds la trace de mes erreurs. Comment pourrai-je vraiment les corriger ?

Il y a plus de cinquante ans que j’ai effacé « Un idiot » et les points de suspension. Je les vois comme au premier jour. Je suis la seule à lire les différentes couches du palimpseste.
Etranges traces du passé !

Et les points de suspension, que voulais-je dire alors ? Les points de suspension ne mettent pas en doute « Un idiot » ; ils ouvrent la voie à des qualificatifs plus dépréciatifs encore. Ils laissent supposer le pire.

J’adore mon frère. Nous nous sommes si souvent engueulés que nous n’avons plus de vrais conflits en réserve. Nous savons maintenant que sur l’essentiel, nous chantons à l’unisson. Confrontés ensemble ou séparément, à la mort d’êtres chers, à la séparation subie, nous avons fait face ensemble, nous nous sommes soutenus l’un l’autre, dans l’économie des mots.

« Un idiot à vélo… » Aujourd’hui, j’évite « les bons mots », sur le dos des autres. Je ne m’autorise que l’autodérision, et encore à dose homéopathique.
« Un idiot à vélo… » Il m’a fallu du temps pour comprendre que je n’avais pas à juger les autres. Même les juges n’y sont pas autorisés. Juger les actes, les actes seulement. Même s’il est difficile d’en rester là. Le glissement est si spontané, si « naturel ».
J’espère être sur le chemin qui permet de passer du monde en noir et blanc de l’enfance (le bien / le mal, les gentils / les méchants, le beau / le laid…) à l’arc en ciel qui représenterait la complexité de l’âme humaine !

« Un idiot à vélo… » : Quelle idiote j’étais !

Aline

Les notations avec Terre de lecteurs

Aborder le thème de la note en atelier d’écriture, c’est se confronter à de multiples interprétations de cette forme d’écriture fragmentaire. Je m’étais limitée dans l’atelier qui a suscité les textes publiés ici, à des notations basées sur l’observation de détails au cours d’une promenade dans Florac (Lozère). Il ne s’agissait donc pas d’une note (de bas de page, par exemple) relative à un texte déjà constitué ou en cours d’écriture.  Au contraire de l’insignifiant, il s’agissait de noter ce qui pourrait faire événement pour soi, dans un journal ou dans un roman ; d’écrire une suite de notations qui porteraient en germe une idée à développer (ou non) .

Dans un but précis : porter une attention particulière à ce qui nous entoure, pour repérer ce qui ne ferait sens que parce qu’on le dégagerait ultérieurement de cette première observation (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.). J’ai dû parler de Proust et de La Recherche, donc, et de Michaux, Ecuador (L’espace du dedans)

Ça se passait donc à Florac, et nous sommes finalement restés Place au Beurre, sous le soleil…

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Trois agrafes sur l’abdomen de la maison pour retenir le mur, l’empêcher de s’ouvrir et se répandre les souvenirs

Une fenêtre béante sur le noir et sur la nuit.

Impossible de savoir si le chien est une chienne. L’âge lui a donné un air asexué. Il bouge comme se meuvent les vieilles paysannes, boudinées dans leurs tabliers fleuris.

La vigne griffe le mur, fatiguée de s’accrocher en vain. Elle attend le geste précis d’un humain. Elle reste à l’abandon, courbée et résignée, refusant de mourir.

Sur le linteau de la porte le chiffre 1, il n’y a pas de n° 2 sur la place au beurre. Un seul 1 sur une plaque émaillée, l’un seul et l’autre pas. Jeu de mot, motte de beurre, beurre blanc sur le poisson … Il est 12 heures !

Babeth

Un chat à la fourrure blanche et grise, nez et pattes tachetés de noir pose avec précaution ses pattes sur les vieux pavés.

Un bouquet de fleurs est posé devant la maison, dans un pot en plastique noir. Des fleurs épanouies, roses, mauves et blanches. Des fleurs en plastique.

Le son d’un téléphone portable. Mélodieux. Quelques notes lancées dans l’air résonnent dans le silence.

La porte en bois verni, vieillie, une vitre placée au milieu. La vitre est sale de poussière, le vernis s’écaille sur le bas de la porte.

Une antenne, deux antennes, trois antennes, dix antennes sur les vieux toits qui surplombent la place, accrochées aux cheminées, arêtes, triangles, toiles d’araignées.

Une fontaine. Un bassin en pierre granuleuse, épaisse, surmonté d’un petit mur en pierres liées au ciment. Au milieu de ce mur sort une goulotte en bois, vieille poutre éventrée. Au-dessus un robinet papillon brut en métal, un écrou blanchi par le calcaire. Tout est sec. Une fontaine sans eau.

Monika

Sur la boîte aux lettres

« Stéphanie » gravée à contre-fil

Sur fond rouge.

Sous l’écorce du piquet,

la trace.

Le temps dépassé,

l’écorce est tombée.

Graffiti

O+O la tête à Toto

C’est qui Toto

C’est qui zéro ?

Il est nul alors ?

Un autocollant sur le carter

Lucky

Pas Luke

Pas chanceux.

Départ pétaradant

Se sauver, à fond les manettes.

Scellé dans le crépi

Le cheval a perdu son fer.

Kat

Dans le reflet d’une vitre de porte, je perçois une personne âgée qui bat le tapis de sa porte d’entrée en se parlant à elle-même et aussi à ses chats.

Une toute petite façade en pierres sur trois niveaux ; des pierres de différentes couleurs qui se superposent les unes aux autres, deux fenêtres et deux portes.

Les pierres qui servent de pilier central aux deux portes, sont reliées avec du fer forgé.

Cette façade est délabrée, apparemment inhabitée, figée dans un passé, peut-être même abandonnée mais riche des marques des humains qui l’ont habitée autrefois ; une vigne barricade une des portes d’entrée.

Je m’approche : un texte daté du 21 octobre 1997 de la mairie de Florac constate l’état de délabrement de la maison et de nécessaires travaux de rénovation :

je cite « … afin de faire cesser leur état d’abandon, assurer la sécurité publique et la salubrité aux abords de cet immeuble ».

A côté, une autre façade, elle rénovée, tout aussi étroite sur quatre niveaux, trois fenêtres et deux portes d’entrées. A une fenêtre un rideau en crochet qui représente un paysage avec un plan d’eau dans lequel évolue un cygne devant un château  entouré de champs travaillés et d’arbres élancés.

La vigne de la maison d’à côté déborde généreusement sur la maison voisine.

Des martinets volent dans le ciel bleu.

Christiane

Un œil triangulaire au dessus de la fenêtre. Fenêtre obturée par un panneau peint. Image de pierres sur un mur de pierre.

Fenêtre et porte murées. Reste les pierres qui les encadraient et un linteau en bois sculpté et ridé par le temps.

Mur droit, aveugle. On le croirait de pierres sèches tant le vent et la pluie ont usé le ciment qui les liait. Mur droit, aveugle, flanqué d’une cheminée.

A l’ombre, la mousse a poussé entre les pavés. Au soleil, la mauvaise herbe. Sur les pavés, les lichens. La vie explose.

Fibrociment, tôle galvanisée, antennes râteaux ou satellites. Porter le regard au-delà des toits, vers le ciel.

Deux pierres de grès rouge perdues parmi les schistes et les calcaires. Je ne vois qu’elles.

Aline

De l’infini à l’intime

Comment dire l’infini, comment l’écrire ? « J’en arrive au point essentiel, ineffable, de mon récit ; ici commence mon désespoir d’écrivain », écrit Borges dans L’Aleph, à propos de cet infini entrevu et incommunicable. (Proposition à retrouver dans la rubrique « Je vous propose »)

Les textes ci-dessous ont été produits pendant une balade écriture avec l’association Terre de lecteurs, qui nous emmena sur le causse au-dessus de Florac. A déguster dans le silence…

Zéro pointé vers l’infini

Ecrire l’infini, c’est écrire l’infime

J’ai vu…

Des lignes, à l’horizon. Lignes courbes qui se rejoignent comme autant d’arches, comme autant de fils d’Ariane ; passages truqués menant d’un pont à l’autre, d’un point
à l’autre ; fluides, mouvants

Surtout ne pas s’arrêter en chemin, surtout ne pas reculer

Laisser les lignes s’articuler, en une parfaite géométrie jusqu’au point d’ancrage global : la Vision.

Le pont vers l’infini se conçoit dans le mouvement /permanent / indispensable à l’équilibre des lignes de fuite.

Apprivoiser le mouvement

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J’ai vu…

Un arc inversé – écho de la vision première / miroir de la forme première – doubles zéros qui tendent vers l’infini. La sphère englobe.  La sphère est englobée.

Resserrement / concentration / zoom

Se saisir de l’axe  puis du centre.  Le point capte la vision. Concevoir l’Infini exige de fixer l’Unique

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Alors, j’ai vu le noir extrême / vertige cosmique / aboutissement et origine

            Ne pas avoir peur du noir – cheminer

Puis,  j’ai vu des miroitements multiples / étoiles, messagères ancestrales / guides /orientation

Ensuite, J’ai vu un puissant éclat de lumière – insoutenable à l’œil – réticent au regard intérieur – aveuglant ou éclairant – selon le degré de préparation de l’âme

Enfin,  j’ai vu la palette des couleurs du monde / leur mosaïque. Contrastes, contraires et harmonie… J’ai vu le cadeau des couleurs du monde fini

Chris 

Matin
Aube en brouillard
Entre loup et chien, guetter l’aurore.
Froid.

Alors je vis l’escalier des lacets par la dernière étincelle des constellations qui donnaient à voir.

Je vis la ruine.
Un pignon.

Questions affluaient

mais déjà, au loin, se découvrait la croupe de l’âne.
Je vis son échine aiguë, têtue.
La peur me vint.

Se rassurer…

Alors, plus près, l’enfilade des piquets réguliers, même au rocher.

La main de l’homme.
Je vis le son sec de la masse qui tombe, enferme/

M’envoler et voir…

ailleurs,

meilleur.
Reprendre l’escalier des lacets, tourner après la première lueur, monter, grimper, ascensionner,

là où le ciel devient marée sur l’écume des nuages.

Naviguer, au-delà.

Kat
Je vois une étendue bleue, turquoise, indigo. Profonde, calme. De petites crêtes blanches moutonnent sur les vagues qui roulent vers le lointain, qui me portent, qui m’entraînent.  Je flotte dans la mer…

Je vois une étendue jaune, blanche, grise, sable, les grains de sable frottent, bougent, avancent, chantent d’une voix grave, étrange, les dunes de sable se déroulent à l’infini, se fondent dans le ciel. Je me perds dans les vagues éternelles du désert…

Je vois une étendue massive, du vert, du gris, du blanc glacé dans les combes. Les herbes s’accrochent à la terre parmi les rochers. Des rochers ronds, gris, massifs, empilés là, jetés du ciel le long des pentes. Une montagne puissante aux sommets étalés. L’horizon lointain m’emmène, là-bas, je m’envole…

Je vois une arche irisée, azur, grise ou blanche, de plomb, de coton ou de mousseline transparente, les nuages défilent, s’effilochent, courent, s’amassent, explosent. Je plane dans le ciel…

Je vois une boule aveuglante, blanche, jaune, orange, rouge, elle rayonne de toutes ses forces, elle englobe l’univers, elle chauffe, elle brûle, destructrice, bienfaitrice. Je la sens qui m’enveloppe, qui me transperce, me traverse, s’étale en moi. Je fonds dans le soleil…

Monika
l’aleph
Allongé sur le pavé l’aleph m’agrippe
et
j’ai vu un trou béant
un trou noir
dans lequel je plonge
je me noie
et
je ne suis plus

mais
je suis tout
j’ai vu l’arrêt du temps
où l’instant devient intemporel
maintenant devient toujours
hier aujourd’hui demain
ne font qu’un
j’ai vu le présent devenir éternité
et le point devenir infini
j’ai vu la déconstruction du monde
le palpable devenir impalpable
la matière muter en énergie
l’énergie se dissiper dans le néant
lumière noire
j’ai vu l’univers se concentrer
et n’être contenu
qu’au centre de l’aleph
j’ai vu l’alpha et l’omega
unique point
où tout est dit
tout est vécu
tout est inscrit
j’ai vu ce point d’où tout émergea
et où tout reviendra
balancier infini

Daniel

Doute

Je vis l’œil, écarquillé dans une orbite sans fond, tournant sur lui-même à une vitesse extrême. Son bleu d’acier, froid et dur clignotait.

Je vis la roche blanche se déliter en particules fines de calcaire.

La poussière envahissait l’infini, l’œil seulement gardait son éclat.

Je vis la femme et l’homme apparaître, se tenant la main, laissant loin derrière eux de vagues formes humaines.

Une angoisse terrible noircissait ma raison.

Je compris alors que je n’irai pas plus loin.

Je vis que la connaissance absolue n’était qu’illusion.

L’infini commandait, l’humilité de l’ignorance s’imposait, peut-être ?

Josiane 
J’ai vu de la fumée noire, bleutée.

Il montait lentement, mais opiniâtrement puis disparut tout doucement dans la fumée, c’était lui.

La route de l’espoir était là sinueuse, présente mais intangible.

Sentiment étrange, impossible de se laisser aller, sensation de vide, de vertige, d’aspiration vers le néant; ça grouille, au loin des êtres étranges, jamais vus.

J’ai ouvert une fenêtre sur un monde inconnu mais plein de promesses.

Comment communiquer, où porter son regard ?

Le vide fait peur et en même temps m’attire mais je reste spectatrice ; je n’ose pas.

Tout est là devant moi, si près si loin.

Christiane
Je vis le dos massif des géants de pierre
leur parure de buis jaunie par l’hiver
je vis les rides sur la joue du dragon et sa crête de calcaire
je vis le babil transparent des oiseaux
celui moqueur du choucas
je vis des grappes de bâtisses
étonnées de demeurer debout
je vis le flanc râpé du puech, dans le lointain

je vis le cri des camisards
le souffle des morts qui remonte en brume du fond de la vallée

je vis la fleur des eaux
à chaque printemps, la princesse Malalouche, vient s’y baigner
le pas léger, elle descend du Causse
secoue ses jupes fleuries et nettoie les fossés enneigés
s’attarde ça et là en semant des crocus
réveille un vieux pin endormi
bouscule un peu les genêts rabougris
et lentement se déshabille et se lave dans la rivière

Couché sur le pavé
je vis la faille où tout bascule
un empilement de chair et de ferraille
un ruban d’asphalte
le gris des toits

je vis une couche d’amertume
une couche de regret
une couche de misère
une autre de bienveillance
une autre encore de haine et de batailles

Etait-ce l’âme humaine
qui coulait dans ce couloir sombre
et que j’ai cru entrevoir ?

Babeth
La sphère dans le creux de la paume, j’ai vu
J’ai vu le brasillement des toits en reflets noirs dans les yeux de Marlène
Les mamelons bleuis dans les ruts printaniers
Le mouton à cinq pattes
Le lait caillé du ciel brisé par l’abeille d’un moteur
J’ai vu la lente décomposition du Méjean
L’érosion des couronnes calcaire
Le chagrin terne des cailloux
Se métamorphoser en grenaille la source vive du Pécher
J’ai vu l’ombre
Les poux sur l’échine de l’âne
Le silence de l’arche romane
J’ai vu croître l’herbe en sa sève
La main osseuse du temps qui passe
Et puis se relever vivante la reine Malamouche
J’ai vu la sinuosité des lignes droites
L’incommunicabilité des mots justes
La lumière de l’ignorance
La conviction tangente des mystiques
Enfin, j’ai vu la solitude sans faille de l’initié
Avant que ne se brise définitivement mon aleph

 Annette
J’ai vu le temps du rien et le temps des commencements.

J’ai vu le premier homme et ses errements.

J’ai vu les barricades et le peuple en mouvement.

J’ai vu surgir le soleil levant.

J’ai vu grandir l’enfant.

J’ai vu bien des amants.

J’ai vu frémir la terre, exploser les volcans, déborder la rivière, mugir les océans.

J’ai vu brûler le Causse sous un soleil ardent,

J’ai vu la pierre déshabillée par le vent.

J’ai vu le mal omniprésent.

J’ai vu la guerre, la trahison, le mensonge et tout cela en même temps.

J’ai vu la nuit et le silence bienfaisants.

J’ai vu ton cœur battant.

J’ai vu l’avenir menaçant ;

J’ai vu les premiers balbutiements et les derniers gémissements.

J’ai vu le cri du dernier instant.

J’ai vu danser un survivant.

J’ai vu chanter un survivant.

J’ai vu l’éternel recommencement.

Aline
Je vis une lumière verte le long d’un étroit couloir.

Je vis des candélabres qui traçaient mon chemin, des bruits sourds accompagnaient la lente remontée, des musiques inouïes surgissaient par intermittence.

Je vis des yeux d’hommes et de femmes bleus, verts, noirs. Je vis qu’ils me regardaient. Ils s’évanouissaient à mon approche. Je vis qu’ils étaient pleins de larmes.

Je vis une étendue déserte.

Je vis un arbre couvert de fruits d’or, je le connaissais de toute éternité. Au pied de cet arbre je vis un homme et une femme et j’étais rassurée.

Je vis le minuscule et j’en fus éblouie. Une chaleur douce caressait mon visage.

Je vis que je n’étais pas seule comme je l’avais cru.

Rachel
J’ ai vu la roche à nu

J’ai vu une variété de couleurs infinie

J’ai vu les lichens peindre des formes enlacées
J’ai vu la matière s’aimer, s’épouser

J’ai vu des gris, des noirs, des verts

J’ai vu le genévrier, le buis tanguer, danser sous la brise

J’ai vu le coussin de mousse moelleux

J’ai vu l’arbre enraciné dans si peu, dans rien

J’ai vu l’arbre cramponné au rocher

J’ai vu l’arbre disputer sa place au guetteur privilégié

J’ai vu les barrières rocheuses, personnages figés dans le temps

J’ai  vu dans ma bulle de savon

J’ai vu tout proche de moi au bout de mon nez, au bout de mon souffle

J’ai vu la bulle tremblante se former, naître, grandir

J’ai vu alors une écharpe vaporeuse se poser sur les épaules nues du Lozère

J’ai vu la ligne de son corps

J’ai vu jusqu’à sa croupe

J’ai vu jusqu’à son sexe alangui, endormi,

J’ai vu sa nudité, je l’ai recouverte d’un regard impudique.

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Claudine