Résidence du Square

Photo : Marlen Sauvage

On accédait à la résidence par un haut portail de fer forgé noir et or ouvrant sur un square (qui lui donnait son nom) planté d’un grand arbre – effeuillé en cet hiver précoce –,  de conifères rachitiques et de buissons aux feuilles persistantes, vert pâle et crème, rouge et vert foncé. On se trouvait sur un boulevard de la capitale, à la fois populaire et chic, « middle class » selon la formule alors en vogue, où chacun dans le quartier pouvait se féliciter de vivre une vie de village et d’entretenir des relations de bon voisinage y compris avec les commerçants alentour. La façade de la bâtisse de cinq étages, trouée d’une multitude de hautes fenêtres, toutes protégées de balcons en fer noir et éclairées à la tombée du jour, racontait chaque soir l’histoire de ses occupants. Dans l’entrée qui nous intéresse, au n° 6, vivaient huit couples ou familles et une gardienne qui entretenait avec scrupule les parties communes, nettoyant à grande eau parfumée de menthe ou de tea-tree le carrelage des années cinquante, astiquant le miroir et son cadre doré, nourrissant l’unique plante verte, immense, qui trônait à gauche de la porte-fenêtre de son appartement.

Le jour de la troisième visite qui avait précédé l’achat d’un duplex aux grands volumes, aux plafonds moulurés, aux planchers de chêne blond, Clémence  était accompagnée de son fils de quatre ans, Edouard. L’enfant, d’abord impressionné par l’agent immobilier qui avait le verbe haut, se tenait sagement près d’eux, une main dans la main de sa mère. Comprenant que ce serait bientôt leur future maison, il s’enhardit à courir devant les adultes, tournant les poignées de porte, grimpant et descendant l’escalier menant à l’étage. Agacée, Clémence rappela Edouard près  d’elle et le petit garçon baissa le nez tristement vers le sol. Dans l’une des chambres à la cheminée de marbre gris, surmontée d’un magnifique miroir trumeau de deux mètres de hauteur, la chute d’un objet lourd surprit adultes et enfant. Rien ne se trouvant dans la pièce, tous trois restèrent interloqués, mais très vite l’agent immobilier invoqua les locataires du dessus : l’immeuble était ancien et bien que parfaitement insonorisé par ailleurs, il n’en restait pas moins que le conduit de cheminée unique pouvait résonner de chocs à proximité. On n’y pensa plus. Edouard se repéra vite dans les couloirs et cours intérieures menant à l’appartement, et sa mère le laissa finalement se familiariser avec les lieux tandis qu’elle discutait des dernières formalités de l’acquisition. En quittant la résidence, l’enfant sur ses talons, Clémence se félicitait de sa décision, elle en était même plutôt euphorique ; le jour fuyait et les lumières commençaient à illuminer la façade, elle se retourna vers le bâtiment quand elle aperçut la silhouette d’Edouard en grande conversation… avec personne ! Elle l’appela le gamin qui la rejoignit à toutes jambes, « tu sais j’ai un ami, il s’appelle Riri. » Sa mère éclata de rire lui rappelant de ne pas importuner les gens ni de suivre les inconnus. « Oui mais lui il habite ici et quand moi je serai là on jouera ensemble. » Edouard se tourna alors et, d’un geste de sa petite main, salua Riri au loin. Clémence écarquilla les yeux, ne vit toujours rien et en conclut que son fils était riche d’un monde intérieur… à préserver.

Après leur installation au début de l’été, Edouard prit l’habitude de jouer dans un jardinet où il retrouvait Riri. Clémence le surveillait depuis la cuisine au rez-de-chaussée, s’inquiétant un peu de cette obsession, et comptant bien sur la prochaine rentrée scolaire pour régler le problème « Riri » avant que le petit Edouard ne fût complètement schizophrène ! Alors qu’elle le cherchait un soir pour le dîner, Clémence crut apercevoir une ombre près de son fils. Mais il s’agissait sans doute d’une plante en pot grimpant au mur de béton qui séparait la cour d’un autre espace de la résidence. Pourtant l’enfant répondait à quelqu’un clairement, et elle crut même l’entendre parler anglais ! Ceci la surprit d’autant plus qu’Edouard refusait de parler la langue de son père, répétant qu’il la détestait, ce qui pour Clémence signifiait toute sa frustration, son dépit, son chagrin d’être séparé de ce papa trop peu connu. Étrangement craintive, ce dont elle se surprit elle-même, Clémence se précipita pour arracher le gamin à cet extérieur devenu sombre et inquiétant.  Edouard, d’abord interloqué d’une telle violence, expliqua avec un grand calme à sa mère que Riri était inoffensif, et Clémence, levant les sourcils, se demanda si elle avait employé ce mot récemment pour que le petit garçon l’utilise aussi pertinemment. Il avait raison, après tout, Riri ne faisait aucun mal à Edouard puisqu’il n’existait pas ! Ce qu’elle confirma en anglais. Comme Edouard restait silencieux, elle insista. « Don’t you  feel like speaking English with me? » Edouard, buté, tapa du pied par terre, refusant et de répondre et d’avancer. Sa mère s’impatienta. Tirant Eduard par la main, elle sentit une force énorme s’interposer entre elle et son fils, qu’elle ne pouvait s’expliquer, mais qui maintenait son enfant dans une sorte de bulle à laquelle elle n’avait pas accès. Elle finit par céder, lâcha la main de son fils, lui demandant gentiment de l’excuser pour sa colère et de rentrer avec elle. Tout son corps tremblait inexplicablement.

« Je t’ai entendu parler anglais, Edouard », affirma-t-elle quand l’enfant fut de retour dans la cuisine, avec ce qu’il fallait de complicité pour le faire sourire, enfin, l’espérait-elle. Une casserole tomba du crochet où elle pendait et avant que Clémence ait pu la raccrocher, la série dégringola dans un bruit indescriptible sur le plan de travail. Edouard éclata de rire tandis que Clémence avait reculé, épouvantée. Elle vérifia les attaches et en conclut qu’elle avait heurté les casseroles en tentant de remettre la première. Mais sa raison commençait à être ébranlée. Edouard, lui, prenait un air mystérieux en fixant les ustensiles, ce qui agaça tellement Clémence qu’elle le gronda. Au même moment, un bruit sourd se fit entendre dans la pièce où Clémence  avait installé son bureau, celle à la cheminée de marbre gris. Elle s’y précipita et ne vit rien par terre, tout était en place. Elle sortit en vitesse, intimant à Edouard de rester sur sa chaise, monta à l’étage, frappant violemment à la porte de ses voisins auxquels elle demanda d’un ton exaspéré s’ils venaient de faire tomber quelque chose de lourd dans la pièce située au-dessus de chez elle. « Calmez-vous, Clémence, que vous arrive-t-il ? » Clémence expliqua les casseroles, le bruit répété dans la cheminée, bredouillant quelque peu, s’excusant de cette irruption dans leur  soirée, n’osant parler de ce qu’elle soupçonnait : « quelqu’un » intervenait contre elle dès qu’elle grondait son petit garçon !

Redescendue chez elle, elle trouva Edouard sagement installé à table, sa frimousse adorable tournée vers elle qui, au bord des larmes, tentait de se ressaisir. Plus rien de notable ne se passa ce soir-là. Ni les jours suivants. Tout au moins Clémence cessa-t-elle de s’inquiéter pour ne pas céder à la panique. Elle emmena Edouard chez ses grands-parents la dernière quinzaine d’août  et en profita pour oublier ces désagréments.

A l’école Edouard se fit vite de petits amis qui furent ses invités aussi souvent que l’autorisait l’agenda de Clémence. La petite bande était connue des résidents de l’entrée n°6 qu’ils saluaient toujours poliment, leur proposant de partager leurs jeux, et chez qui au moment d’Halloween, ils allaient réclamer des bonbons le plus sérieusement du monde, Edouard y allant d’un « trick or treat » de plus en plus assuré  au fur et à mesure de leurs visites. Chacun félicitait Clémence pour la bonne éducation de son enfant et pour sa gentillesse.

Les années passèrent ; Edouard devint un collégien studieux, puis un lycéen engagé dans la vie de son lycée ; il maniait l’humour et la critique avec à propos et intelligence. Clémence en fit toutefois les frais au moment de sa « crise d’adolescence » ce qui leur valut de grandes discussions ponctuées d’éclats de voix invariablement suivis de chocs sourds dans la cheminée. Edouard gardait un air mutin qui agaçait prodigieusement Clémence, mais le jour où, exaspéré lui-même par la discussion, Edouard s’en prit à Riri, Clémence décida dans l’instant de l’emmener consulter un psychiatre et quelques mois plus tard, le jeune homme fut déclaré  « psychotique à tendance schizophrène », bien qu’aucun symptôme autre que les hallucinations auditives ne vienne alourdir le diagnostic.

Intelligent et travailleur, Edouard poursuivit d’ailleurs sans problème son cursus étudiant, se passionna pour l’informatique, le jazz, la randonnée et le saxophone jusqu’à ce qu’il quitte définitivement l’appartement de sa mère. Avec son départ cessèrent les chutes d’objets lourds dans la cheminée de marbre gris. Un an plus tard, à l’enterrement de la gardienne, Clémence découvrit que celle-ci avait une belle-famille anglaise, que son mari s’était appelé Henry, qu’avant le décès de ce dernier, tous deux avaient vécu dans « son » duplex durant des années et que Henry avait été  un passionné de bowling.

Au téléphone, elle raconta la cérémonie à Edouard, aujourd’hui installé en Angleterre. Elle le devina très ému, un grand blanc suivit l’annonce de sa découverte du passé de Madeleine Blanc, veuve  Green… Il s’excusa pour son trouble et rappela à sa mère ses moments de complicité avec celui qu’il appelait Riri, ses interventions quand elle le grondait et combien il s’était senti  désespérément seul de ne pouvoir confier ce secret à  quiconque, pas même à elle, enfermée dans son approche cartésienne de la vie, et hostile à tout ce qui pouvait sembler surnaturel, quand  tout cela lui paraissait faire partie de sa vie, de la vraie vie, souligna-t-il. Clémence raccrocha. Elle éprouvait le sentiment d’être  passée à côté de quelque chose d’essentiel, en tout cas à côté de son fils dans ses plus jeunes années. Se pouvait-il que l’on converse avec les morts, qu’il existe un univers parallèle accessible à certains et qu’Edouard ait été l’un d’eux ? Jamais elle n’avait prêté la moindre croyance à de telles thèses et l’émotion de son fils la bouleversait.

Elle ruminait tout ceci quand, mue par une pulsion qui la surprit elle-même, dans une urgence inexpliquée, Clémence, munie d’un marteau et d’un burin, se mit à  détruire la paroi de briques qui protégeait l’âtre de la cheminée de marbre gris. C’est presque sans surprise qu’elle découvrit alors un jeu de quilles et une énorme boule de bowling.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à la série Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des frontières en février 2017.

Le secret de Madame A.

Photo : Marlen Sauvage

J’avais trouvé la clé de la porte d’entrée sous la brique dans la boîte à lettres, à gauche du portail de bois blanc ; personne ne m’attendait, je revenais, c’est tout ; comme à ma première visite, les graviers crissaient sous mes pas, mais alors que je n’y avais pas vraiment prêté attention, j’entendais leur grincement parce que je n’étais plus dans l’attente d’une rencontre, que l’idée de la rencontre occultait tout alors, et je l’avais perçu comme un son banal dont on sait qu’il prendra toute sa signification plus tard. Dans le crissement des graviers sous mes pas, l’écho d’un cimetière. Je revenais pour quelques jours, j’ignorais combien de temps encore. Je déposai ma valise dans le corridor, sur le marbre blanc du sol qui habillait la surface de la maison. Tout était en ordre, aucune odeur suspecte n’affectait les narines, le seul parfum qui pénétra le salon et la salle à manger fut celui du jasmin en fleurs quand j’ouvris à l’arrière les persiennes blanches ciselées comme un moucharabieh qui donnaient sur le jardin vers le champ de fouilles, et à l’avant, les volets bleus d’où l’on aperçoit sans être vu le mendiant qui réclame une obole en secouant le portail. Je fis en vitesse le tour des pièces ; le salon où nous discutions chaque soir avec Madame A. était inchangé, l’imposante armoire toujours omniprésente dans un aussi petit endroit, et sur le guéridon en bois peint était resté posé Le rivage des Syrtes. Personne donc ne l’avait rangé, il avait passé de longs mois ici, marqué à la page où j’avais cessé de le lire quand la nouvelle était tombée. Je l’ouvris et retrouvai avec nostalgie la minuscule écriture de Madame A. qui, au crayon de bois, avait annoté dans les marges, les coups ordonnés de stabilo bleu, vert, jaune qui avaient gâché ma lecture, et certains passages soulignés… Les Syrtes… Le golfe de Gabès… Je courus presque jusqu’à la chambre de la propriétaire, le long du couloir étroit plongé dans le noir que j’oubliais d’éclairer, tâtonnant sur ma gauche à la recherche de la poignée de porte, pour enfin, à la lumière de la lampe de chevet, regarder, je devrais dire, examiner, scruter, le visage et le torse de cet homme en noir et blanc, photographié dans les années deux mille, et placardé ici depuis sa mort, sur un support de bois pendu au-dessus du lit. Toujours quand je frappais à cette porte, j’avais entraperçu cette photo, jamais Madame A. ne m’avait invitée à pénétrer ce lieu d’intimité conjugale. Tout de suite je lus dans les yeux de l’homme autre chose que le discours convenu de Madame A., teinté d’hésitations quand mes questions se faisaient trop pressantes, et qu’elle écartait avec agacement d’un geste de la main. Ainsi c’était lui, le mari, l’homme-pays…

Le regard infiniment lointain, empreint d’une grande tristesse, presque tragique, me ramenait à ma première visite dans cette maison. De l’extérieur, elle n’avait rien d’extraordinaire. Vue de la rue bordée d’eucalyptus, c’était un cube blanc relativement bas, percé de fenêtres et de portes, avec à l’étage une terrasse surplombant une autre terrasse en rez-de-chaussée. Monsieur A. n’avait pas le goût du luxe. Ni le jardin mesquin devant la rue, au citronnier desséché, aux plantes perdues dans une terre rouge, ni les lauriers roses et blancs si communs ici, ni les hibiscus ou les bougainvillées n’attiraient l’œil. Mais à l’intérieur de la villa, je fus subjuguée (la perspective de la rencontre, peut-être) avant que plus tard – je n’aurais su dire exactement quand – ne se fracture l’atmosphère tout entière, insidieusement.

Tout de suite en entrant l’escalier blanc me happa : tournant légèrement sur la gauche, se perdant vers un haut plafond égayé par une suspension de verre multicolore qu’éclairait à cette heure de midi le soleil trouant la petite fenêtre du palier par où, si souvent, j’allais accompagner le départ de l’homme aimé. L’escalier qui se rengorgeait et devenait massif quand Madame A. à la silhouette menue m’accueillit devant lui. Je sympathisais tout de suite avec cette vieille dame élégante, courtoise, aux yeux clairs cachés derrière d’épaisses lunettes… Avec elle, je m’extasiais devant les tableaux et les bibelots précieux, le kilim aux tons chauds suspendu au mur du couloir, les poteries romaines rassemblées sur les étagères, les amphores debout dans un coin de jardin… Tout alors faisait écho à mes sentiments. Quand je revins seule ce jour de novembre, je caressai la laine de mouton élimée, j’imaginai la main fière et heureuse qui avait choisi le tapis, j’entendais deux voix joyeuses s’exclamer devant la cafetière berbère en métal ouvragé, les arguments de l’un en faveur de la marine et de l’autre pour l’intérieur traditionnel et leurs jeunes rires conjugués à l’achat des deux peintures et c’est alors que l’évidence me submergea : « cela » était mort. Les poteries romaines, les tableaux, la maie en chêne aux pieds tournés, les calligraphies à l’encre rouge et noire, les milliers de livres répartis dans chacune des pièces de la maison, tout racontait une vie conforme au discours de Madame A. mais rien ne vibrait plus. La matière était morte. Creuse. Vide. Le souvenir de la volubilité de Madame A. m’indisposait. Tout venait contredire le sourire des yeux qu’elle arborait souvent derrière ses verres de myope (ou est-ce que ma mémoire travestissait ce regard ?). Aucune aura de bonheur n’entourait plus ces objets sous mes doigts. Ils ne se laissaient plus aimer. Dans la solitude de cette dernière visite, car je savais désormais que c’était la dernière, je les trouvais laids, objets de musée désinvestis de leur pouvoir séducteur. Sous le souvenir de leur beauté se terrait le regard blessé de l’homme-pays. Je débusquais à contrecœur et à contretemps le mensonge d’une vie dans la bouche pincée de Madame A. quand elle se détournait, dans le malaise qu’elle suscitait. De son discours bavard sur son arrivée dans le pays cinquante ans auparavant, de ses illusions de jeune professeur, de sa rencontre avec son mari… De toutes ses confidences, finalement, rien n’avait filtré de ce qu’elle aurait voulu vraiment me dire, je l’aurais juré.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions intitulée Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des Frontières en octobre 2016.

9, rue des Clottins

Photo : Marlen Sauvage

Comme bien d’autres maisons, celle-ci l’avait séduite par son dehors : les pommiers cinquantenaires alignés, palissés, dans le terrain carré à l’arrière du pavillon, qu’il fallait dépasser pour découvrir le petit potager à l’abandon ; les rosiers remontants et leurs roses anciennes fleuries en ce début de juin ; le massif de noisetiers qui aurait mérité une taille douce – mais la propriétaire déjà veuve venait de mourir et le jardin n’avait plus été entretenu depuis des années. Un mur grillagé dans sa partie supérieure le séparait de la maison voisine. Elle se souviendrait toujours du regard que l’homme jeta sur elle lors de sa première visite avant de retourner se courber sur ses semis.

Depuis qu’elle y vivait, de nombreux aménagements avaient totalement transformé le pavillon des années trente, en pierre meulière, « très imperméable, à l’abri de l’humidité » (paroles d’agent immobilier). Elle avait fait tomber la plupart des murs intérieurs pour disposer de pièces d’un seul tenant – cuisine américaine, salon, séjour – dont elle avait aussi modifié l’implantation, et avait préféré une grande chambre aux deux petites installées au rez-de-chaussée ; entièrement démoli la salle de bains pour en faire une salle d’eau à l’italienne, à la robinetterie rutilante ; agrandi les ouvertures ; redonné vie à la vieille cheminée. A l’étage également, deux chambres sous les combles disposaient maintenant d’une salle de bains moderne – là où une baignoire sabot avait provoqué les exclamations de ses neveux –, d’un éclairage naturel venu d’un puits de lumière, de miroirs en pied. Il ne restait que ce parquet foncé qu’elle désirait encore enlever et ce dressing à installer sous la partie la plus basse du toit, mais d’une hauteur suffisante, dans la chambre qu’elle occupait.

On était au 9 de la rue des Clottins, dans une petite bourgade du nord de Paris, proche de la gare, de petits commerces, dans une zone essentiellement pavillonnaire. Accolée au mur droit de la maison, une extension au volume irrégulier, aujourd’hui esthétique, agrandissait la superficie de base. L’entrée de la quincaillerie qui s’était tenue là durant des dizaines d’années avait fait place à un patio carrelé garni d’une multitude de plantes, séparé par une porte vitrée d’un immense bureau parqueté – l’ancien magasin –, agrémenté au sol de sisal, aux murs couverts de livres, de boîtes d’archives, d’objets glanés au cours de voyages, s’étageant à près de cinq mètres de haut jusqu’au toit. Dans le prolongement de ce bureau, un peu en contrebas, une véranda aménagée en salon d’hiver ouvrait sur le jardin où elle se trouvait ce soir-là, admirant de l’extérieur le parquet couleur capucine, d’un orange qui réchauffait la pièce au soleil couchant.

En ce soir d’été, le voisin devenu veuf depuis qu’elle s’était installée six ans auparavant, lui avait offert par-dessus le grillage une salade, un bouquet de persil et quelques premières feuilles d’épinard. C’était un peu leur rituel, ces échanges de légumes après une discussion ou pour l’engager. Elle-même avait renoncé à l’entretien d’un jardin potager, faute de temps à y consacrer, et ne cultivait que roses, pivoines et camélias. Il venait de l’inviter à prendre l’apéritif et elle pensait en ce moment-même aux conseils qu’il lui prodiguerait pour les prochains travaux. Elle inversa donc la proposition et retournant sur ses pas, lui demanda de se joindre à elle pour partager une bière et quelques rondelles de saucisson. L’homme approchait les soixante-dix ans et s’activait toujours dans son appentis, bricolant à toute heure, ou veillant sur fleurs et plantations, entretenant les haies de son terrain pour y abriter les oiseaux et les hérissons. Il avançait un peu voûté – l’arthrose, disait-il, l’avait rattrapé – pourtant l’ancien peintre en bâtiment ne rechignait jamais à donner un coup de main aux voisins qui en avaient besoin. Quelques instants plus tard, il se présenta chez elle comme à son habitude en bleu de travail, un sourire jovial aux lèvres. Elle pensa qu’elle avait apprivoisé son regard…

Une chope à la main, ils montèrent jusqu’à la chambre où elle exposa son projet d’aménagement. Il s’obstinait à regarder par la fenêtre, vers la zone industrielle, aussi lui fit-elle remarquer que là, comme dans la pièce du rez-de-chaussée qui donnait du même côté, mais plus encore ici, elle appréciait le double vitrage. Le ronronnement des énormes frigos la nuit l’avait dérangée durant les premiers mois de son installation. A sa moue, elle supposa qu’il la trouvait un peu chochotte, ou qu’il jugeait inconvenantes les dépenses engagées dans ce pavillon, il hochait la tête d’un air peu convaincu devant les matériaux utilisés, dont elle soulignait le caractère écologique mais qu’il trouvait hors de prix. De son poing, il tapotait les cloisons, appréciait les huisseries, s’interrogeait à voix haute sur la nécessité d’avoir automatisé l’ouverture et la fermeture des persiennes et en revanche, appréciait le travail entrepris sur les poutres des plafonds. « Alors c’est quoi ce que vous voulez faire encore ici ? ». Elle avala une gorgée de bière avant de répondre dans un sourire que le vieux plancher n’était pas à son goût. « Quoi, du chêne ? Pas de votre goût ? Mais vous n’en retrouverez plus d’aussi beau ! Suffit de le poncer, je vous le fais si vous voulez. » Mais elle ne voulait pas, et argumenta pour un sol plus moderne, un parquet flottant beaucoup plus clair que ce chêne foncé, alla chercher quelques échantillons qu’il regarda d’un air distrait, évoqua l’idée d’un dressing dans le fond de la chambre. Il haussa les épaules et bougonna. « Moi je ne ferais rien de plus ici… » Mais elle tenait à son dressing et n’avait nul besoin de son aval, aussi lui demanda-t-elle s’il serait libre un jour prochain pour l’aider à démolir la cloison.

Elle avait déplacé les meubles dans la chambre voisine, posé la caisse à outils à même le sol, monté un escabeau, des sacs à gravats, des chiffons, une masse, un pied-de-biche, un balai, une pelle, avait branché la radio, et attendait assise en tailleur que son voisin la rejoigne. Il était 8 heures du matin quand il débarqua, en bleu de travail. Ils s’échinèrent sur la cloison jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Malgré la poussière avalée pendant une heure, il refusa le verre d’eau qu’elle lui proposa et s’accouda au rebord de la fenêtre tout en regardant au loin. Il lui raconta le paysage d’avant, des années trente, quand il vivait ici enfant avec ses parents, puis avec sa première femme bien des années plus tard. Il se souvint du couple de voisins qui habitait cette maison-ci, des commerçants qui avaient ouvert un bazar dans cet appendice transformé aujourd’hui en bureau, et où ses enfants venaient acheter confiseries et gâteaux conservés dans de gros bocaux sur le comptoir. Elle ne l’avait jamais entendu parler aussi longtemps. « Bon, on attaque le plancher maintenant ? » Il se retourna, et elle le vit très nettement déglutir, blanchir puis se ressaisir. Troublée, elle l’interrogea sur son état de santé. Mais il s’excusa et s’empara du pied-de-biche. Elle empilait les lattes au fur et à mesure, tentant de reprendre la discussion mais il ne répondait plus que brièvement. A la question de savoir ce que signifiait « les Clottins », il répondit que jusqu’au siècle dernier, cette zone n’était que jardins entourés de palissades, de haies, de murets… D’où sans doute, ce terme de clottins, mais il ne garantissait rien et sur ce, il se tut pendant la demi-heure qui suivit, enlevant avec dextérité les lames clouées, dont il vérifiait la qualité de temps en temps, d’un geste rapide, voire fébrile. Elle l’observait avec un brin d’inquiétude. Quand elle entendit sonner 10 h 30 au clocher du village, elle descendit chercher pain, fromage et pâté qu’elle lui proposa de façon presque autoritaire. Il sourit, levant vers elle son regard bleu, évoquant les pauses durant les chantiers, le vin rouge dans les bouteilles d’un litre, étoilées, que l’on rapportait à la consigne. Il ne s’était jamais adonné à l’alcool, précisait-il, non, pour ça, il avait toujours été correct. Il lui sembla que sa voix se brisait légèrement, mais il se reprit et la questionna sur son métier, sur sa vie en solitaire. « Une jolie fille comme vous, sans mari, sans enfant, c’est pas normal ! » A son tour de ne rien répondre.

Elle lui tournait le dos quand elle entendit un soupir bref, comme expulsé sous le coup de l’émotion. Il tenait dans ses mains un objet entouré de papier journal, et vacilla sur ses genoux. « Michel, que se passe-t-il ? » Il s’écroula sur le sol. Le tapotant sur la joue, elle l’exhortait à retrouver ses esprits. Il avait le visage blême, respirait trop doucement, elle prit peur, le mit en position latérale de sécurité et courut en bas appeler les secours. Elle remonta près de lui toujours évanoui, déroula le journal vieilli et découvrit un pistolet de petite taille, noir et gris. L’objet tomba de ses mains tremblantes. Mais elle retrouva son sang-froid et le cacha immédiatement dans la boîte à outils juste avant que les pompiers n’arrivent. Ils embarquèrent Michel jusqu’à l’hôpital le plus proche. Elle ne pensait plus qu’au révolver.

C’était un pistolet Manufrance, elle en reconnaissait le sigle sur la poignée noire, le M majuscule dont la jambe droite constituait la barre verticale du F, le tout entouré d’une couronne de lauriers. Un modèle compact très léger… Pour elle, cachée ici sous le plancher, c’était l’arme d’un résistant qui avait refusé de la rendre comme l’exigeaient les autorités après la Seconde Guerre mondiale. Un appel téléphonique à son grand-père maternel confirma son hypothèse. Après qu’elle eût renseigné les dimensions de l’engin et du canon, décrit les plaquettes finement quadrillées, il lui précisa qu’il s’agissait très probablement d’un pistolet automatique, un modèle dit Le Français, un 6,35 mm d’environ 300 g, issu de la manufacture d’armes de Saint-Etienne, très utilisé par la Résistance durant cette période de l’histoire. Et, en l’occurrence, non neutralisé : il pouvait donc encore fonctionner. Elle n’avait pas retrouvé de cartouches, mais il restait encore une bonne partie du plancher à enlever ! « Quelqu’un ici a dû être membre d’un réseau et pour des raisons sentimentales ou patriotiques, a conservé clandestinement ce pistolet… ce qui finalement est plutôt une bonne destinée pour une arme de maquisard ! », avait conclu son grand-père. Et plus sérieusement, il avait ajouté : « Tu détiens donc illégalement une arme de guerre, ma chérie ! » Qu’en faire ? Si elle n’affectionnait pas spécialement les armes à feu, elle n’en avait pas non plus une peur telle qu’elle craignît de la conserver chez elle. Elle décida donc de ne rien décider, trouvant même plutôt amusant que sa petite maison ait abrité pareil trésor durant d’aussi longues années.

En revanche, que le malaise de son voisin semblât lié à cette découverte la tracassait. Elle comprenait mal ce qui pouvait l’avoir mis dans cet état. Un souvenir dramatique de cette époque ? Ou cela n’avait-il été que coïncidence ? Elle avait surpris les prémisses d’un malaise lui semblait-il… Ayant fourni aux pompiers les coordonnées de Myriam, la fille de Michel la plus proche géographiquement, elle espérait que celle-ci ait pu se rendre à l’hôpital. Alors qu’elle pensait à l’appeler pour prendre des nouvelles de son père, elle rassembla les feuilles de journal jauni qui emballaient le pistolet et tomba en arrêt devant une photo en noir et blanc d’un pavillon des années trente tels qu’il s’en était beaucoup construit dans cette banlieue nord de Paris et ailleurs. Un pavillon comme le sien. Elle était certaine de le reconnaître. C’était celui situé au 7 de la rue des Clottins, celui qu’occupait Michel. On distinguait dans le prolongement de la maison la proéminence de la quincaillerie voisine – sa propre maison aujourd’hui – dont on pouvait d’ailleurs lire les premières lettres de l’enseigne et apercevoir la grille de la vitrine. En légende de la photo était mentionné : Le pavillon du crime. Elle sursauta. Elle lissa de ses mains le journal froissé pour parvenir à lire le fait divers raconté dans la demi-colonne, qui annonçait la suite de l’enquête menée dans la petite ville de M. après le meurtre non élucidé de Madame Suzanne A. C’était son fils de dix ans, Alain qui, rentré de l’école avait prévenu les secours. Alain… le prénom du fils aîné de Michel… ou plus exactement de Suzanne. Son cœur battait à tout rompre, elle chercha la date du journal et découvrit qu’il datait de… 1954 ! D’après les premiers résultats de l’enquête, la mère de l’enfant avait été tuée le jeudi précédent en début d’après-midi d’une balle de révolver, la maison ayant été retournée, laissant imaginer un cambriolage, quelques économies avaient été subtilisées ainsi qu’un coffret de bijoux et ni le criminel ni l’arme du crime n’avaient au moment de l’article été retrouvés. On racontait encore que les voisins les plus proches avaient été entendus dans les locaux de la gendarmerie, et lavés de tout soupçon, disposant à cette heure de la journée d’un alibi de poids : ils déjeunaient comme chaque jeudi au café de la gare, en compagnie du maire du village, et n’ouvraient leur magasin qu’à 15 h 30.

Marion savait que Michel devenu veuf avec deux garçons de 10 et 4 ans, s’était remarié à la fin des années 50. Son corps était traversé d’un long frisson. Lui revint en mémoire le regard de Michel lors de sa toute première visite avec l’agent immobilier : elle s’était demandé pourquoi cette insistance à la dévisager de l’autre côté de la haie du jardin. Il y avait six ou sept ans de cela, elle en avait conclu qu’il était bien normal de s’inquiéter de ses nouveaux voisins. Aujourd’hui, elle décelait autre chose dans ce regard, dans le souvenir de ce regard… Elle comprenait mieux pourquoi Michel avait tellement vanté la qualité du parquet de chêne, pourquoi il avait été réticent à le démonter… Bref tout lui semblait clair à présent. Elle ne parvenait pourtant pas à comprendre comment l’arme du crime avait pu se retrouver cachée sous le plancher… Avec la complicité du quincailler ? Le couple était mort, la veuve ayant rejoint son mari dans la tombe dix-huit mois auparavant…

« Mais qu’est-ce que je raconte ? Où est-ce que je divague comme ça ? Qui me dit qu’il s’agit de l’arme du crime ? Tu es complètement folle ma pauvre fille ? » se morigéna-t-elle en replaçant le révolver dans son emballage d’origine.

Une fois le parquet entièrement démonté, elle y avait passé des heures, sans trouver d’ailleurs de cartouches ni de balles, elle dîna d’un morceau de fromage et de pain. Dans son lit, elle poursuivait malgré elle ses élucubrations quant à l’histoire du meurtre, ne voyant décidément pas en Michel un assassin potentiel. Mais qui saurait jamais ce que cachait une personnalité, une vie, quels secrets les uns et les autres emportaient dans la tombe ? La réponse à cette énigme lui parvint le lendemain soir avec la visite de Myriam. Née du deuxième lit et seule enfant du nouveau couple, Myriam souffrait de dépression chronique depuis la mort de sa mère deux ans auparavant. Bien que mariée, mère elle-même, elle ne parvenait pas à « tenir debout », expliquait-elle dans un désordre de gestes et de grimaces. L’appui inconditionnel de sa mère lui manquait. « Mais vous avez votre père, Myriam, il est si seul… » Myriam raconta ce qu’elle n’avait pas connu ou dont elle n’avait que des souvenirs lointains : l’homme jaloux du premier fils de Suzanne, le père trop jeune qui avait eu son premier enfant à dix-neuf ans l’année de sa rencontre avec elle – sa tendresse excessive pour elle qui l’avait éloignée de la fratrie, les horreurs débitées par les frères au moment de la mort de sa propre mère, insinuant que « les meilleures partaient toujours en premier. Papa en avait été malade, il aimait ma mère, elle l’avait sauvé du pire. C’était une femme exceptionnelle. » Du pire ? « Oui, du suicide après la mort de Suzanne dans des circonstances terribles (Marion approuva malgré elle), tuée d’une balle de révolver en plein cœur… Son adorée, tuée par un… par un… maquisard. » Un homme qui s’était livré à la police une quinzaine de jours après le meurtre.

Marion apprit alors le passé de Suzanne, tondue, la croix gammée peinte sur le crâne, Suzanne ayant échappé à un lynchage, « la pauvre, tout cela pour avoir aimé un Allemand » répétait Michel quand il en parlait à sa seconde femme… « Pour lui avoir livré un homme », répliquait alors celle-ci. « Suzanne avait cinq ans de plus que mon père, mais elle était pour lui une femme-enfant, et il jugeait qu’à dix-huit ans, dans la tourmente de la guerre, elle avait payé suffisamment pour cette faute de jeunesse, ayant dû fuir à Paris à la première occasion, loin de son village, loin de sa famille. » Mais un ancien résistant l’avait retrouvée, traquée, tuée chez elle… la guerre n’était pas encore si loin… Michel avait eu à affronter l’opprobre du village. Suzanne avait jeté le doute sur lui, mais il ne lui en avait jamais voulu. Les deux garçons en revanche lui avaient toujours reproché de ne pas avoir fui, d’avoir subi le regard gêné des autres enfants quand ce n’était pas leur cruauté. Myriam confirma le passé de résistant de l’ancien quincailler, voisin du couple. Ainsi le malaise de Michel s’expliquait-il. Il n’avait pas déballé l’arme… C’était la seule vue du journal qui avait provoqué son évanouissement, la confrontation avec un souvenir dramatique conservé par un voisin qui avait connu la victime, sa Suzanne… et peut-être aussi d’ailleurs le meurtrier… Qui sait quel secret on emporte dans la tombe ?

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions intitulée Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des Frontières en novembre 2016.

Trois caves

Photo : Marlen Sauvage

Etait-ce une cave ? Un réduit sous les marches qui menaient à l’étage. On parlait de « petite cave ».  On y entrait en se baissant, la porte en bois aux lattes réunies par un Z plus foncé était taillée en triangle selon la pente de l’escalier. On y entreposait tout un bric-à-brac inutile de chaises pliables au tissu déformé, aux couleurs passées ; de vieux jouets, de caisses, de cageots, d’outils tellement rouillés qu’ils cloquaient par endroits, la rouille se détachant comme une peau déshydratée, par strates ; de journaux empilés noués avec une ficelle jaunie. Un vrai capharnaüm… Mais au milieu de tout cela, une malle métallique bleue, aux fermoirs cadenassés dont nous avions retrouvé la clé après en avoir essayé tant et tant, rassemblées dans un ancien banneton rond à la robe piquetée de moisissures. Notre joie quand le cadenas avait sauté ! Vite, débarrasser la malle de tout ce qui l’encombre – en posant soigneusement ce « tout » dans un coin du réduit – et impatientes de découvrir son contenu, soulever le couvercle dans un grincement accusateur. Nous avions choisi notre moment pour nous retrouver dans la petite cave, celui de la sieste, en début d’après-midi, quand la chaleur insupportable de l’été obligeait grands et petits à se tenir à l’ombre. Pourtant, nous craignions d’être entendues, et le cœur battant, nous laissâmes le temps filer, quelques minutes sans doute seulement, la main devant la bouche. La malle contenait un trésor, nous ne le mesurions pas. Le courrier de mon père à ma mère durant ses longs mois d’absence, quand il partait en manœuvres ou sur le terrain d’une guerre qui ne disait pas son nom. Le jour s’immisçait par une petite lucarne, et il fallait nos yeux d’enfant pour parvenir à déchiffrer l’écriture penchée du Pater. Notre jeu favori fut celui de compter le nombre de « chérie » « amour » « baisers », et nous ne nous préoccupions pas vraiment de ce qui se disait en dehors de ces mots que nous repérions très vite à leur longueur, en pouffant de rire. Puis cela nous lassa, et nous nous préoccupâmes plutôt de récupérer les timbres ornant chaque enveloppe. C’est ce qui signa la preuve de notre intrusion dans l’intimité de nos parents… Nous entassâmes les vignettes colorées dans une jolie boîte rectangulaire, en carton, bleue comme la malle, trouvée dans le local, enterrée quelques semaines plus tard dans la chênaie… Jamais je ne revis les courriers de la malle, des lettres aux feuillets nombreux, parfois une trentaine par missive. Oubliés dans les grands tiroirs bas d’une armoire, ils furent donnés avec elle à une association caritative, trente ans plus tard, à la mort de mon père.

L’autre cave, la vraie, la grande, de la même maison, se trouvait au rez-de-chaussée, sous le balcon, et s’enfonçait dans la profondeur de la bâtisse. Son entrée, un porche de pierre, fermait par un portail en bois à double battants, où l’on faisait jouer une énorme clé noire, longue, que l’on empruntait uniquement pour aller chercher quelques pommes de terre, une bouteille de vin, voire un morceau de fromage rapporté du Nord, un Vieux-Lille à l’odeur ammoniacale ou une boulette d’Avesnes à la jolie robe paprika que Maman refusait obstinément d’entreposer dans la cuisine. L’humidité ambiante exacerbait leur parfum auquel se mêlait celui du salpêtre qui recouvrait la pierre par endroits. Heureusement, cela ne durait que quelques jours, après les vacances estivales et la tournée familiale en Cateau-Cambrésis. Il y avait là l’établi de mon père qu’éclairait une baladeuse, et sa litanie de clés plates, à mollette, de pinces, les marteaux et les masses, la scie égoïne, les boîtes de clous, de vis, de boulons… Quelques cartons de vin qui une fois vides accueillaient les portées de chatons, où nous découvrîmes un matin la chienne Dolly, en mal de chiots, qui avait forcé les bords et semblait réjouie de ces petites vies éparpillées sur son poil tandis que la mère chatte était partie chasser. Des étagères couvertes de bocaux de toutes tailles pour les pâtés de porc, de lapin au genièvre, les ratatouilles, les légumes du jardin, les confitures, les coulis. Dans un coin de la cave, au plus noir d’un angle, un petit tas de charbon, de grosses boules polies qui noircissaient les mains et qui disparurent après bien des mois où nous vivions là. Etaient-ce les anciens propriétaires qui avaient parlé d’un trésor ? De la date oubliée de la construction de la maison et d’un baron des Adrets auquel la bâtisse aurait appartenu ? Toujours est-il que nous nous avisâmes un jour de creuser la terre battue ! A trois fois deux petites mains, nous nous répartissions le territoire et grattions le sol avec enthousiasme tout en nous racontant des histoires de chevaliers, de templiers, de soldats du roi… Nous incarnions des hommes, d’ailleurs, je me souviens, jamais des princesses ou des reines ! Toujours est-il que nous exhibions de longues heures plus tard – mais rien ne nous pressait, nous étions des monstres de patience – quatre ou cinq pièces de monnaie datant de Louis XVIII et de Napoléon III. Cela suffit à notre bonheur. La cave recélait tout un monde de petits animaux – cloportes, scorpions, iules – que nous n’avions pas eu le désagrément de croiser au cours de nos fouilles. Une fois prévenues de leur présence, aucun trésor n’aurait plus réussi à nous accroupir des heures durant sur le sol froid de la cave.

Une lumière crue découpait la porte de la cave. La lune ce soir envahissait la cuisine jaune citron et déambulait jusqu’à son entrée. Chaque grain de formica des placards, de la table, des chaises brillait d’un éclat astral. Les yeux apprivoisaient l’ombre. Elle était partout. Sur le réfrigérateur dans l’angle du mur, la boîte à musique avait fini par immobiliser la petite danseuse dans une drôle de posture. Hier, je l’avais saisie instinctivement pour cacher mon émotion à l’annonce de la nouvelle, et le dos tourné aux autres, la petite musique avait étouffé mes sanglots. Enfant, je remontais le mécanisme indéfiniment pour en entendre la comptine cristalline, assise à un coin de la table. Elle me disait qu’ils reviendraient me chercher un jour. Sur le mur, un trait de lune renvoyait le sourire un peu béat de la mariée dans son cadre de bois patiné, et il fallait forcer les yeux à distinguer le marié à ses côtés. Dans l’ombre aussi du buffet des années cinquante, ce biscuit coloré rouge et vert d’une jeune femme alanguie qu’un bélier encorne. J’apprendrai par la suite que la sculpture représentait le Vice. Et je chinerai dans une brocante son double couleur chair, sans bélier, représentant la Vertu. Il ne manquait que le tic-tac d’une horloge qui aurait décompté le temps. J’avançais dans le silence de la nuit claire jusqu’à la porte de la cave. L’escalier se tenait toujours derrière. Je me souviens, je ne le descendais jamais seule. J’accompagnais Mémé pour remplir le seau à charbon afin d’alimenter la cuisinière. Mais l’étroitesse de l’escalier obligeait à descendre l’une derrière l’autre et c’était une entreprise risquée pour les petites jambes d’une enfant de trois ans. La main qui s’accrochait au mur ne pouvait pas glisser tant la paroi était humide, écaillée, bosselée, et les marches inégales réclamaient une attention particulière. Mémé m’encourageait de sa voix chantante. J’avais peur, un peu. La lampe en haut de l’escalier n’éclairait plus guère une fois tout en bas… Seule une lucarne diffusait un halo gris pâle, à cette profondeur du sol, je ne sais d’où provenait ce semblant de luminosité. Mémé, elle, se débrouillait bien ! Penchée au-dessus du tas de charbon, elle m’encourageait à attraper les boules noires et à les déposer dans le seau. Je les prenais avec précaution comme si chacune menaçait de se briser durant leur transit du sol au récipient. Comme elle était gentille, Mémé ! Je ne lui apportais aucune aide, elle attendait patiemment que je relève vers elle mon visage réjoui pour juger que j’en avais assez. Alors nous remontions de cette cave étroite où l’on n’y voyait goutte, et j’ignore encore aujourd’hui ce qui pouvait bien s’y entasser en dehors de ce tas de charbon creusé en son sommet comme un cratère de volcan.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions publiées sur le site des Cosaques des Frontières en janvier 2019.

Trois greniers

Photo : Marlen Sauvage

Vous me direz que c’est facile, un souvenir de grenier surtout quand il s’agit d’un grenier de grand-mère. Le grenier des clichés… Mais confronté à d’autres, mon souvenir le restitue tel que je vous le livre. Rangé, poudroyant. Un grand grenier au plancher de lattes étroites, aux lucarnes opacifiées par la poussière. Enfant, sans que l’on s’y attende, la grand-mère nous envoie au grenier, il n’y a rien à répliquer, rien à demander, mais pourquoi le grenier ? Fallait-il nous éloigner de la conversation ? Il y avait dans sa voix quelque chose de mystérieux, « allez donc faire un tour au grenier, tiens ! » ou bien le mystère tenait-il à son sourire, elle qui souriait si peu. Il fallait sortir de la ferme, la contourner par la droite, monter les marches de pierre en se tenant à la rampe en fer forgé vert pâle, et puis pousser la porte après avoir soulevé le gros loquet de métal noir. Le rai de lumière qui traversait l’espace entre les poutres et le plancher, en diagonale, était bien là. Le regard des trois petites filles était attiré par une grande malle en osier clair, remplie de tissus, de vêtements, de robes, de manteaux. Tout était si propre et bien plié ! Un rai de lumière et une odeur de vieux livres. Dans un landau bleu à grosses roues de caoutchouc, qui avait dû promener quatre filles au moins, une poupée nous regardait de ses yeux de verre bleu. Plus loin à même le sol, des paquets de vieilles revues tenues par une ficelle, des Modes & Travaux, des patrons. La grand-mère brodait. Elle lisait aussi, dans son lit, loin des yeux de son époux, des romans de Delly. Empilés là, aussi.

Un endroit où l’on ne se vantait pas d’aller. Surtout après la découverte des journaux coquins du monsieur qui avait vécu ici pendant des décennies et des romans-photos que devait lire son épouse. « Amour, mon cher amour », combien de fois l’ai-je dévoré ! Dans une valise, de belles tenues bien coupées dans des tissus de qualité, des robes cintrées à la taille, des fanfreluches en bas d’une jupe, et me revient en mémoire la silhouette de ma mère au soutien-gorge pointu qui lui donnait l’arrogance d’une star… Nous jouions « à la dame » alors et enfilions chemisiers, robes et chaussures à talons pour le plaisir secret de lui ressembler. Comme elle était belle et comme nous l’admirions ! J’ai oublié comment on accédait à cet espace sous les combles… Aucun escalier extérieur dans ma mémoire, seulement peut-être cette ouverture dans le plafond du couloir à l’étage, mais alors il fallait tirer une échelle pour y grimper… Et en dehors de nos lectures avides et de nos travestissements, rien ne se presse parmi les images du passé, rien ne me raconte autrement le grenier que la valise, les images de femmes nues, et les Nous Deux éparpillés par nos petites mains.

Je n’y étais jamais montée. Durant toutes ces années où je leur avais rendu visite, je n’y avais pas songé. Eux non plus qui, à l’âge de la retraite, étaient assez fiers de l’achat de cette fermette en bordure d’un chemin, proche de la ville mais au milieu des prés, voisine de quelques pavillons modernes. J’en avais fait le tour, traversé les pièces en enfilade, jeté un œil au fond du puits, visité les dépendances, mais jamais je n’avais vu le grenier. Debout au milieu de la cour, j’avais pourtant souvent observé la longère et son toit de tuiles plates aux petites ouvertures. Enfant toujours, mais l’enfance avait fui. C’est parce qu’il avait fallu le vider que je m’y étais retrouvée un matin, étourdie encore par la perte de mon père, et je n’avais pu me résigner à jeter d’une main désinvolte le passé de cet homme secret. Assise sur le plancher noueux, j’avais sorti un à un les dossiers des cartons, parcouru chaque page, découvert deux ou trois courriers intimes que j’avais mis de coté, une carte postale vierge que j’avais empochée, retrouvé des états de service de l’armée, des comptes rendus de réunions syndicales, des bilans financiers, des brouillons de vœux d’anniversaire à moi destinés, et l’émotion qui me submergeait m’avait forcée à interrompre un instant le déballage. Je triais ainsi qu’il me l’avait été demandé. Selon mon intérêt aussi. C’est là, dans ce grenier, alors que Le Scorpion ou La confession imaginaire d’Albert Memmi était ma lecture du moment, que je décidai de vagabonder à la recherche de mon père, militaire par nécessité qui, arrivé en Allemagne après la défaite du pays, avait passé dix-huit ans de sa vie dans une famille qu’il s’était choisi.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions publiées sur le site des Cosaques des Frontières en mars 2018.

13, route de D…

Photo : Marlen Sauvage

Je me souviens d’un décor bucolique coincé entre les immeubles et les villas à l’architecture hétérogène d’une ville de banlieue parisienne. Une route passante longeait la haie d’enceinte et les freins des voitures au feu rouge rythmaient le pouls de sa fréquentation. Cet après-midi là pourtant le silence envahissait le quartier dans une chaleur de plomb. La petite maison en bois vous accueillait sous son auvent de verre. Mais avant de passer le seuil de l’entrée, vous pouviez apercevoir sur la gauche la véranda aux vitres étroites enchâssées dans des rails de métal, le massif d’hortensias, l’allée de cerisiers et de pommiers, la tonnelle où trônait une table en béton, le petit bassin vidé de son eau décoré de mosaïques, et deviner à l’arrière l’étendue du jardin. La maison portait le numéro treize. C’était un quatorze juillet, je t’y avais suivi.

Je marchais dans les pièces où avait vécu une famille d’Italiens. Je regardais les moulures au plafond, les murs de bois recouverts de toile de jute, la marque sur le sol d’une ancienne cheminée, deux lits superposés où dormaient les garçons, la chambre des quatre filles au papier peint passé fleuri de marguerites… La petite cuisine sentait le vieux et le sale, plus personne ne vivait là depuis la mort des parents. Le carrelage éteint aux motifs bleus et blancs entrelacés dans un losange rouge avait dû vibrer de couleurs éclatantes et résonner des talons hauts des aînées de la fratrie. J’ouvrais un placard puis un autre, leurs portes de bois peint jadis aux tons de crème aujourd’hui grises et écaillées. La vaisselle pauvre multipliait les assiettes dépareillées, les bols ébréchés, les verres empilés. J’en prenais un pour boire, le chiffre dans le fond m’évoqua nos jeux d’enfant : il décidait de notre âge et il suffisait ensuite de se comporter selon celui-ci. L’eau avait un goût prononcé de chlore. J’étais la première que tu invitais dans cette maison, je mesurais le cadeau qui m’était offert, je me demandais si j’aimerais vivre ici.

Jouxtant la cuisine, la chambre des parents dont l’unique fenêtre ouvrait sur la salle de bains m’émut par la tristesse qui en suintait. C’était là sans doute que tu avais été conçu. Le lit défait accusait le poids de ton sommeil de la veille, rien dans cette maison ne mentait sur son âge… Il n’y avait pas de salle à manger, un canapé tenait lieu de salon dans le fond de la cuisine face à une télévision posée sur un meuble blanc. Je pris la porte à droite qui menait à la salle de bains éclairée par la lumière venue du jardin, la baignoire était vieille aussi, le rideau de plastique rose et craquant. La porte du fond menait à une sorte de buanderie biscornue où un court escalier de bois grimpait vers un grenier minuscule. J’y montais pour découvrir une malle en planches dont j’appris plus tard qu’elle était celle du grand-père parti en Australie courir sa chance. Les livres à l’intérieur portaient tous le nom de ton frère. Je ne posai aucune question. La malle parlait pour lui.

Je réalise aujourd’hui que cette maison, contrairement aux autres, ne m’a prévenue de rien. A aucun moment de cette première visite, elle ne m’a mise en garde contre cette vie que je croyais être la dernière. Il y a seulement ce numéro treize que j’avais feint d’ignorer. Je reviens en pensée sur ces lieux maintenant que la vie n’a pas tenu ses promesses et que je ne peux plus en douter. J’y reviens seule avec dans la tête un bruit infernal de voitures, et dans les yeux la haie de buis qui a fait place à un mur crépi, le numéro treize éclatant de blanc sur un carreau d’émail bleu. A l’intérieur, protégée de la furie de la ville, j’embrasse tout, la vie d’avant, le puits et sa margelle, le noyer aux branches trop basses, la cabane au fond du jardin, les salades dans leur clôture, les poules en liberté, les clapiers vides, le linge suspendu aux branches des arbres du verger, la présence de la maman que je n’ai jamais connue.

J’avais plongé tête la première dans cette vie où pour seul héritage tu avais me disais-tu le vieux vélo de ton père posé contre le grillage. Durant ces années, nous avons bu à toutes les sources, dévalé toutes les montagnes, nous nous sommes baignés dans des lacs au petit matin, nous avons dégusté des pâtes aux cèpes en Italie, promené nos âmes dans Arcumeggia, ri et pleuré à Polperro, vu des films nordiques à Rouen, dégusté du chocolat à Lille, déambulé dans Arles et Sète, volé des petites cuillères dans les bars d’Irlande, retrouvé notre adolescence à l’Ecole d’arts d’Orléans, vu naître des rhinocéros et des papillons, suivi Teresa quelque part en Ombrie sur les traces de Bellet, adoré (moi) et détesté (toi) Rony Brauman, grelotté de froid dans le dernier train de banlieue qui nous ramenait chez nous après le théâtre à Saint-Denis. Tu m’inondais de carnets remplis de photos de moi, tu m’appelais ta Madone, tu t’étonnais de ma fantaisie à déposer des cuticules de fraise sur des oranges, et puis voilà treize ans avaient passé.

Tu avais refermé la porte derrière nous mais un jour tu t’étais enfui. Alors j’avais couru pour entrer dans une autre maison. Elle portait le numéro 9.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à la série Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des frontières en février 2017.

Trois chambres

Photo : Marlen Sauvage – Affiche : DR Rouen France 1995

Numéro 47. C’était la dernière des quarante-sept chambres de l’établissement. Nous n’espérions pas y passer la nuit. Il s’agissait seulement de retrouver l’hôtel dans cette ville d’Auxerre où j’avais, trente ans plus tôt, séjourné une semaine, un séjour forcé dû à une panne de voiture sur la route des vacances. Ce soir-là, nous avions trouvé l’hôtel de Normandie un peu par hasard, le nom me disait quelque chose et tu avais, suivant ton flair, tenté le coup. La 47 nous attendait au dernier étage, à droite, au fond d’un couloir orange décoré d’un poster de Vézelay, ville éternelle, où nous avions hésité à nous arrêter. La chambre était spacieuse. Face à la porte, une fenêtre donnait sur le perron de l’hôtel, puis sur la double allée de platanes au-delà de la route. Le centre-ville était tout proche. Je croyais me rappeler l’oisillon trouvé au pied d’un arbre et chouchouté dans une boîte à chaussures pendant une semaine jusqu’à ce qu’il meure. Je l’avais enterré dans le Nord, à Cambrai où finalement nous nous rendions avec mes parents. En entrant dans la chambre, à gauche, une commode surmontée d’un collage de Rosine Wachmeister, une colombe à Jérusalem. L’image me réchauffa le cœur en ces temps troublés par le deuil. Mon père qui nous appelait ses trois colombes venait de mourir et celle-ci m’attendait dans une chambre inespérée. Je jetai un œil dans la salle de bains toute carrelée de blanc et découvris la boîte en bois ciré qui contenait le nécessaire à chaussures. C’était bien là, c’était bien l’hôtel de Normandie. J’avais douze ou treize ans. Je me souvenais du nécessaire à chaussures.

Hôtel de la Cathédrale, Rouen, au centre-ville. La chambre 28 était au deuxième étage. Une chambre verte, à deux fenêtres, l’une à droite en entrant, qui ouvrait sur une cour intérieure plantée de jacinthes au parfum capiteux, l’autre au fond, qui devait donner sur les toits de la ville. A gauche, la salle d’eau étroite où nous nous serrions sous la douche après chaque virée de plusieurs heures dans les ruelles, nos corps fumant dans la vapeur d’eau brûlante. Le lit occupait le centre de la pièce, avec sous la fenêtre un fauteuil de paille et une coiffeuse en marbre blanc, fissuré par endroits. Une lumière diffuse filtrée par les voilages flirtait avec les murs patinés par le temps ; à toute heure du jour, une semi-obscurité enveloppait nos silhouettes ; je goûtais un bonheur que je savais éphémère, nous écoutions ensemble Nougaro chanter la vie et la violence, je ne conserve que la douceur de ces instants. Chambre 28. Celle du festival du cinéma nordique. Je découvrais Joris Ivens, Lars von Trier, Aki Kaurismâki, Bille August, Thomas Vinterberg…, Astrid Henning-Jensen, Suzanne Bier, Leila Laius, Marie-Louise Ekman, Agneta Fagerström, Anja Breien, Helle Ryslinge, Kristin Johannesdottir et avec ces réalisatrices venues de Suède, du Danemark, d’Islande, d’Estonie, de Lettonie et d’ailleurs, une autre façon de regarder le monde…, et encore Jay-Jay Johanson, et nous croisions durant des jours dans les allées du Gaumont, de l’Ariel, de Saint Sever, les mêmes têtes de cinéphiles complices, une famille dispersée et inconnue encore la semaine précédente.

J’ai oublié le nom de l’hôtel. C’était à Bourges par un temps froid et pluvieux. La chambre que tu avais retenue nous attendait sous les combles. Une grande salle de bains aveugle éclatait de blancheur à droite d’un petit couloir sombre. Un lit bas dans le fond de la pièce, entouré de tables de chevet, une armoire massive, une table ronde posée sur un tapis de laine et deux chaises recouvertes de velours bleu, une atmosphère orangée… c’est tout ce dont je me souviens. Nous avions visité le palais Jacques Cœur, découvert une ou deux librairies, acheté une dizaine de romans sur les conseils des libraires ; nous arpentions les rues, précédés par nos souffles raidis par l’hiver, oreilles et pieds gelés, nos doigts gantés entrelacés ; personne ne se risquait sous la pluie fine verglacée, que nous, heureux et amoureux. C’était un 14 février. Je découvrais sur la table une boîte de chocolats à mon prénom, venus de la Maison des Forestines, le plus ancien chocolatier de la ville. Tu m’offrais des vers sur du papier dentelé, empruntés à Prévert, Aragon, Becker, Ramuz, Eluard, Desnos et Cadou et encore Char… Tu égrenais les mots pour dire nos « Six ans et trois allumettes », pour me réclamer d’être ton espace du dedans, tu me parlais de vertige et d’attente, d’une âme à caresser comme le soleil une tempête… J’ai oublié les mots, oublié le nom de l’hôtel, c’était à Bourges par un temps froid, je me souviens des combles, d’une lumière orange, d’un palais, des friandises et de notre haleine brûlante, un 14 février.

Texte : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions publiées sur le site des Cosaques des Frontières en décembre 2017.

Trois cuisines

Photo : Marc Guerra

Elle l’appelait la maison jaune. De jaune, il n’y avait que la cuisine, et encore, aucun mur coloré, seulement des meubles en Formica jaune poussin. Une table rectangulaire aux pieds en métal noir – à deux rallonges que l’on tirait le dimanche lorsque la grand-mère recevait l’une de ses filles, ou une sœur et sa famille, pour déguster un poulet rôti, quelques pommes de terre sautées et une savoureuse tarte au sucre ou à l’abricot –, une table où la petite prenait place indifféremment durant la semaine pour les repas, toujours longs et ennuyeux, durant lesquels elle balançait ses jambes trop courtes au rythme de la mastication des aliments. Un buffet haut à six portes, jaune aussi, rassemblait la vaisselle du quotidien et le stock d’épicerie. Tout cela existait dans son souvenir comme « la maison jaune » et occupait une place à part. C’était d’abord sa première maison, celle dont elle parvenait à retrouver quelques images issues de sa seule pensée, quelques sensations originelles qu’elle saisissait de toutes les fibres de son corps quand elle plongeait dans le passé. Une cuisine, une cave, une chambre, une rambarde d’escalier. C’était la maison de la tristesse enfouie, la maison des petites histoires de la jolie tante aux yeux noirs, à la taille fine et aux tenues élégantes, de la mémé courageuse et gaie. Et dans la monotonie du quartier aux bâtiments de brique sombre, la cuisine jaune éclairait tout : le ciel bas et blanc, le sol de la cour et ses hauts murs, la grisaille de l’hiver ; elle fardait de lumière sa mélancolie. Dans son souvenir, le sourire de sa grand-mère se tenait dans un univers jaune. Dans la cuisine jaune démarrait vraiment son enfance.

Tu peux à grands pas retourner dans ta mémoire et t’arrêter là, dans cette cuisine rectangulaire au carrelage patiné par les allées venues, où se côtoient à jamais la table ronde, le long buffet en chêne foncé, la cuisinière à bois, la malle peinte en blanc où l’on entreposait les bûches. La pièce profonde est mal éclairée par deux fenêtres étroites qui ouvrent sur le champ à droite de la ferme, un clair-obscur entoure toujours les scènes que tu te remémores ; dans le fond, sur la gauche, le cellier où pendent les charcuteries maison, où s’affinent les fromages, où les paniers débordent d’œufs frais, tandis qu’à droite, la salle de bains brille de toute sa faïence, blanche comme à ses premiers jours. Sur la toile cirée, un cendrier rond, vert bouteille, surmonté d’un chien de plâtre rouge attire ton regard d’enfant. Près de toi, ton grand-père découpe de son Opinel quelques généreuses tranches de saucisson, beurre deux tartines, te propose encore un petit suisse qu’il assaisonne de sel et de poivre, et vous avalez votre petit-déjeuner dans le silence du matin que souligne le carillon. Tout à l’heure, vous irez tous les deux conduire les vaches au pré, repérer les nids de pie, Mirza sur vos talons. Cet homme qui te paraît si vieux n’a que soixante-cinq ans, tu en as huit ; il a commencé sa journée à quatre heures ce matin tandis que tu dormais encore, et t’a réveillée trois heures plus tard avec quelques mots d’allemand appris en Allemagne durant ses années de prison, qu’il prend plaisir à répéter de son accent bourguignon. C’est la cuisine des petits-déjeuners avec cet homme sévère et bon, qui t’aimait sans jamais te le dire, les matins de vacances d’avril où il te racontait parfois quelques anecdotes du passé, hochant la tête comme pour se convaincre lui-même qu’il était bien l’acteur de ses histoires. C’est la cuisine au téléphone de Bakélite blanc accroché au mur, aux sabots de bois sur le paillasson, à la casquette à carreaux accrochée à la patère. C’est la cuisine de ton grand-père.

Parmi tes souvenirs de cuisines, il faut grimper sur une chaise pour atteindre la boîte de lait concentré sucré Gloria sur l’étagère du placard enfoncé dans le mur, un péché de gourmandise qui vous vaudra de ne plus jamais goûter à cette douceur pendant votre petite enfance. Ailleurs, le feu flambe dans une cheminée et tes parents discutent du repas du soir, un samedi peut-être, ils t’enverront chercher à l’épicerie du coin de la rue le cervelas « pour étendre le linge », ce que tu demanderas en tout cas à l’épicière du haut de tes cinq ans… Des quelques cuisines suivantes, tu ne te souviens plus, sauf de celle où l’on mangeait une fois par quinzaine des steaks achetés à la boucherie chevaline installée en face des immeubles du quartier. Dans la dernière maison, la cuisine a changé de place, occupant l’étage les premières années, une pièce carrée, la pierre à évier grise dans un coin, le poêle à mazout où se réchauffer l’hiver, le buffet haut en bois peint, la porte d’entrée ouvrant sur le balcon, la table où vous vous appliquiez le soir pour vos devoirs ; au rez-de-chaussée ensuite, quand la voûte en pierre avait été massacrée par les maçons pour transformer cette ancienne chambre en vulgaire cuisine rectangulaire, aux murs rectilignes, blancs, au mobilier de chêne blond, au carrelage de marbre moucheté d’éclats gris et jaunes. La cuisine au lapin brûlé parce que tu ne l’avais pas surveillé, aux sablés de la grande sœur, au faux Nutella que vous fabriquiez cachées sous la table, aux soirées de spiritisme où vous faisiez tourner les verres, aux longues discussions philosophiques de retour du lycée, aux bols de chocolat chaud, aux œufs en meurette préparés par ta mère… La dernière cuisine.

Texte : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions publiées sur le site des Cosaques des Frontières en février 2018.

Les trois colombes

Photo : Marlen Sauvage

Quelques mois plus tard, les deux chênes de la cour emmêlaient leurs feuillages davantage encore qu’au moment de la vente de la propriété. La tempête qui s’était abattue sur le pays les avait épargnés quand elle avait déraciné tous les arbres alentour situés pourtant sur le même couloir et peut-être les avait-elle rapprochés. Solène revoyait avec émotion ces témoins d’un passé où était engloutie la mémoire familiale. Le banc et les fauteuils de bois avaient disparu… La clôture à mi-hauteur d’homme séparait toujours la cour du pré où des vaches rousses paissaient tranquillement. A sa gauche, la façade de la fermette aujourd’hui trouée par une porte-fenêtre éclatait d’une blancheur factice : elle jura de colère ; à travers les larmes naissantes, elle savait bien le crépi grumeleux et jaune dessous, les fissures entre la brique et le torchis. Au moment de signaler sa venue, elle leva la main sur la droite vers la clochette de son souvenir et resta ainsi le geste suspendu devant l’absence de dispositif, tandis qu’au même moment la porte s’ouvrait sur une femme svelte, en tenue d’équitation, surprise de sa présence dans l’encadrement de la porte. Solène bredouilla quelques mots d’excuse, rappelant son appel et la proposition du propriétaire de passer ce jour-là. La femme activa la sonnette à gauche de l’entrée et lui demanda d’attendre son mari puis comme pour se justifier, elle ajouta qu’elle devait se rendre au haras.

Solène se demanda si la propriétaire ne se méprenait pas sur son identité, si elle avait une idée quant à la raison de sa venue ; elle conclut que de toute évidence, cela lui importait peu. Elle patienta sur le seuil, détaillant le gravier blanc, visualisant la petite dalle de béton posée devant l’entrée durant des années, à laquelle était fixée une grille de métal destinée à gratter les semelles boueuses des sabots puis des chaussures. Perdue dans la remémoration de cette grille, elle fut tirée de sa rêverie par une voix. L’homme se tenait devant elle, jovial, la main tendue, et l’invita à le suivre sans plus de façon.

L’entrée étroite et sombre avait disparu. A peine dans la maison, le regard se perdait sur la droite dans une immense pièce éclairée par la baie vitrée, une salle carrelée, froide, blanche… Tout brûlait de blanc désormais ici. Le mur tapissé de bleu, aux patères accueillantes, débordant de manteaux, de parapluies et de chapeaux avait été abattu. Elle vacilla imperceptiblement. Pour retrouver son appui, elle ferma les yeux et l’homme s’inquiéta de son état. « Ah ! vous ne devez plus rien reconnaître ! Ça vous fait un choc ? J’en suis désolé ! » Elle s’excusa, et devant son désarroi, il lui proposa un verre d’eau qu’elle refusa instinctivement. En avant d’elle, la voix chantante de l’homme ne cessait de raconter les multiples travaux, le décaissement du sol ici, l’installation de matériau isolant ailleurs ou l’aménagement de l’espace. Quelques pas en arrière, elle promenait son regard sur la maison nouvelle, dont le fantôme surgissait de chaque mur, chaque plancher, chaque plafond. Il lui suffisait de fermer les yeux un bref instant.

La chambre parentale occupait les trois-quarts de cette nouvelle pièce, avec l’armoire en orme blond, le lit assorti, les rideaux lourds au tissu frappé de grandes fleurs, et elle revit ce matin d’août rempli d’effroi, la robe de chambre de son père abandonnée sur un fauteuil de velours rouge, le livre ouvert sur le chevet du côté où dormait sa mère, le désordre de la vie précipitée en quelques secondes dans l’inattendu ; elle revit le carrelage bleu du couloir qui desservait le séjour à gauche, avec sa cheminée simple – aujourd’hui prétentieuse –, surmontée de deux personnages en biscuit coloré, le jardinier, la jardinière – autour de laquelle elle se tenait avec ses sœurs pour découvrir le nom donné à la maison par leur père en l’honneur de ses trois filles ; elle revit les larges dalles de pierre réchauffées de tapis élimés, le plafond de poutres peintes, mal dégrossies par endroits, puis la pièce attenante où l’on mangeait en famille, les meubles en noyer, les bibelots de verre ; le bureau ouvrant sur une chambrette éclairée par une fenêtre avec le pré pour tout décor ; la chambre verte au fond qu’elle préférait à toutes avec son lit haut et son matelas de laine, bosselé, et l’édredon jaune d’or qui rappelait les vacances de Pâques dans la maison des grands-parents ; la grande chambre installée dans l’ancienne étable – dortoir pour les petits-enfants –, à laquelle on accédait en descendant deux marches, transformée en atelier de peintre par sa mère ; la haute salle de bains noyée sous les miroirs, la cuisine aux meubles de chêne à « chapeaux de gendarme » désuets, et où le carillon sonnait chaque quart d’heure, la table ronde recouverte d’une toile cirée, les peintures sur les murs, la véranda d’où l’on admirait les asters bleus et roses semés sur le gazon et les deux chênes unis dans une même contemplation…

Plus rien de tout cela dans cette ferme quelconque, clinquante de mobilier neuf et sans vie. Elle osa une question, demanda à revoir le grenier. Un sourire spontané s’élargit sur le visage de l’homme qu’elle ne sut à quoi attribuer… Là encore il la précéda, montant les escaliers extérieurs qui avaient conservé la rampe métallique d’un vert pâle écaillé, s’excusant presque de ne pas avoir encore entrepris de travaux dans cette partie de la maison, puis il se tut d’un coup au milieu d’une phrase et s’effaça devant elle, d’un air complice. Que lui signifiait-il ? La grosse clé restée dans la serrure joua sous ses doigts sans effort, sans même un grincement. Solène détourna la tête vers l’homme mais il avait déjà disparu. Le plancher courait sur toute la longueur du bâtiment. Par les fenestrons en losange répartis sous les corbeaux de la toiture pénétrait une lumière dont les rais éclairaient à intervalles réguliers les lames disjointes. Elle y voyait danser des particules de poussière. Elle resta là, songeuse, un instant.

C’est ici que s’étaient entassées pendant des décennies des cartons de courrier, de papiers administratifs, de photos, de papèterie, de souvenirs de voyages… Le contenu d’une vie dans laquelle elle avait plongé pour tenter d’en comprendre les secrets. Là qu’elle avait retrouvé, annotée d’une écriture parfois illisible, la définition de la barbarie, extraite d’un vieux dictionnaire universel et dont elle se remémorait encore quelques passages « Là, règne le despotisme le plus brutal, la servitude la plus vile ; là se débattent les intérêts les plus sordides, les appétits les plus grossiers ; là tout ce qui est esprit, tout ce qui est intelligence est dédaigné… » Et en marge de la longue définition, des interrogations qui étaient autant d’allusions à la cruauté déployée durant les guerres fomentées par les hommes au siècle passé. Elle se promit de revisiter les notes retrouvées, de déceler entre les lignes la voix de son père, ses pensées, son cheminement, sa sagesse, peut-être, venue avec l’âge et la confrontation avec la mort.

Alors elle s’assit, le dos au mur de la façade, plongeant le regard dans l’obscurité du mur nord. Elle pleura longtemps, silencieusement, retenant les sanglots par crainte d’être, au-dessous d’elle, dans la maison blanche, sinon entendue, devinée, découverte. Tout le discours de l’homme l’avait importunée, son comportement, ses excuses, sa sollicitude et cette fausse complicité. Lui qui l’avait assurée qu’il ne changerait rien dans la maison, qu’il la trouvait charmante ainsi ! Pourquoi était-elle revenue ? La mélancolie débordait d’elle ; elle lui lâcha la bride. Lavée de son chagrin, elle inspira profondément dans un soupir de soulagement, alors que dans le même instant, elle découvrait un point de lumière venu de l’endroit le plus éloigné d’elle, dans ce grenier vide et désolé. Elle s’y dirigea. Par terre, dans la poussière, une enseigne affichait en lettres noires sur un fond d’or patiné, le nom que son père avait donné à la maison quelques mois avant de mourir. « Les trois colombes ». L’avait-on vraiment oubliée ici au moment du déménagement ? Le propriétaire des lieux savait-il qu’elle se trouvait là ? Se pouvait-il qu’il ait deviné ce que venait chercher Solène quand elle-même l’ignorait ? Elle enfouit le bandeau rigide sous son blouson, soudainement réjouie, riant intérieurement de la rigidité de sa démarche, et s’éloigna rapidement de la maison, après un salut discret à l’homme debout sous les chênes centenaires.

Marlen Sauvage

Ce texte appartient à la série Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des frontières en février 2017.

Le cahier de raison

Photo : Marlen Sauvage

En surplomb d’abord, des toits. Et le soleil de fin d’après-midi jetant l’ombre des branches sur les lauzes grises. Elle était là, nichée en contrebas, dans la clairière d’une châtaigneraie. Tout de suite, tu t’étais projetée l’été dans cette herbe verte, à l’écoute du chant de la nature. Il avait suffi de contourner le hameau et de descendre vers cet écart, à pied bien sûr, sans croiser quiconque. Quelques maisons en bord de route, inhabitées, abandonnées, un mur de pierre enflé comme un ventre trop plein, des hangars aux planches pourries, aux lessiveuses remplies de terre où pointait encore un moignon d’arbuste, aux vieilles bassines en tôle émaillée trouées de rouille… A l’entrée du chemin sans issue qui mène à la maison, la voûte de châtaigniers de part et d’autre te protégeait des pensées noires, des obstacles, des malédictions, des remarques jalouses, et tu avançais étrangement poussée par une bienveillance extérieure, saluant sur la droite le vieil arbre aux gargouilles inscrites dans le tronc, puis quittant le chemin pour affronter la façade de la maison à découvert, à travers champ. Tout de suite, tu sus que c’était ici. Au bouillonnement dans tes veines, ton ventre, ton cerveau, suivi de cette liquéfaction debout. Décès, divorce, déménagement. Tu entendais la voix de l’agent immobilier égrenant les trois situations qui président à la vente. Tu n’avais rien demandé pour celle-ci.

La maison vous accueillait de toute sa vigne vierge, rouge déjà et de son lierre grimpant aux fenêtres de l’étage, assaillant même le toit et la cheminée haute de pierre, bizarrement surmontée d’un caillou rond et blanc. Dans le ciel bleu de mai, tu ne voyais qu’elle à droite, et tout de suite à gauche, la majesté simple du pigeonnier. Derrière le crépi gris de la façade au sud, tu devinais les pierres ; vingt pas plus loin du découvris tout l’angle qui s’ouvrait à la vue, avec une aile à l’est et des portes, des fenêtres encore aux contours de fraidonite noire. Stupéfaite, tu restais immobile devant la vision de cette maison rêvée depuis l’enfance. A l’arrière, les bouleaux blancs, les forsythias, les althéas occupaient le talus dans lequel une partie de la maison s’enfonçait. Les rosiers rouges et jaunes en fleurs, l’eucalyptus géant dans cette nature uniforme de châtaigniers, le laurier sauce collé au pignon sud, tout invitait à se taire, à goûter le plaisir de la révélation.

Aucune présence ici pensais-tu. Et puis, le dos bronzé d’un homme dans le jardin potager en contrebas… Ce torse nu devant des pieds de tomates et d’autres plants. Tu te souvins alors du nom de cette vallée : la vallée verte. L’homme délaissa son occupation et vous ouvrit la porte. Tu te dédoublas instantanément, plongeant dans un espace-temps inconnu mais que tu devinais futur, pour te retrouver dans cette immense pièce à la cheminée imposante, tenant un atelier d’écriture pour un groupe d’hommes et de femmes penchés sur des cahiers ou des carnets, dans une musique que tu n’identifias pas. Tu étais attendue.

Bien des mois plus tard, installée dans cette vallée, tu croisas la route d’un homme qui avait travaillé dans cette maison. Quarante ans auparavant, affirmait-il, il avait scellé des pierres dans les murs, enduit les intérieurs, carrelé les sols, réparé la toiture… Tu l’invitas à boire un verre, il te raconta l’histoire de la vallée, et ce qu’il savait de la maison, de ses différents propriétaires, des vacanciers surtout, qui n’avaient eu comme priorité que celle de construire une piscine aujourd’hui enfouie dans la terre. Il te parla de la treille de clinton encore sur pied au coin de la maison, de cette piquette que chacun fabriquait chez soi et partageait avec les voisins, de l’isabelle, ce cépage interdit, parce qu’il rendait fou soi-disant… Verre après verre, le flot de paroles se tarissait, le regard de l’homme se perdait dans le passé, ce n’est pas qu’il se refusait à parler, c’était comme s’il recherchait un souvenir, ou comme s’il hésitait à le révéler. Tu l’encourageas et tu appris encore que la maison ne servait plus que d’abri aux bêtes au début du siècle, qu’une grange ici se remplissait de foin à chaque été, qu’une magnanerie avait été installée sous les combles, qu’en témoignaient encore les petites cheminées aux angles des pièces « là-haut » et les mûriers aux troncs noueux disséminés dans la parcelle, que de l’abri à bois derrière la maison, on pouvait entendre le vent souffler tout autour dans la vallée sans jamais en souffrir comme si la clairière où elle était bâtie la protégeait de tout. « Oui, j’étais bien ici. » ponctua-t-il. Et tu compris qu’il y avait vécu. « Je reviendrai vous voir, ajouta-t-il, et je vous remettrai le cahier de raison que j’ai trouvé ici dès les premiers jours quand j’y travaillais. Je ne parviens pas à tout déchiffrer, mais il parle d’un secret enfoui dans les murs. Je n’ai jamais rien trouvé. » Tu te gardais de lui dire la petite urne en terre jaune retrouvée dans l’encadrement d’une fenêtre que vous veniez d’agrandir. Pourquoi ? Il ajouta que la dernière héritière des lieux était enterrée derrière la maison, sous l’if à la cime brisée, face à la vallée. Dès le départ de l’homme, tu fis le tour de la bâtisse, te glissas sous les branches basses du conifère et au milieu des orties, tu découvris la petite pierre plantée, sans aucune autre trace, qui marquait une tombe protestante. Un flot de tendresse t’envahit. Tu te promis de semer des fleurs et de tailler le rosier pleureur pour honorer la dame. Bien plus tard, les paroles de l’homme te revinrent (il avait tenu promesse et laissé un jour le cahier à l’écriture tarabiscotée dans la boîte à lettres), sans plus réfléchir tu attrapas l’urne jaune, la secoua, elle te parut lourde soudain, ce qu’elle contenait tu n’en avais aucune idée, aussi tu la brisas. Une poussière se répandit et une souffrance immense te submergea.

Le temps passa et plus rien ne fut jamais pareil.

Aujourd’hui alors que tu refermes la porte de cette maison pour la quitter à tout jamais, tu connais le mystère du cahier de raison, le mystère de l’urne. Divorce, décès, déménagement. On t’avait prévenue mais tu n’avais pas pu résister au désir de savoir.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions, intitulée Secrets de maisons, publié sur le site des Cosaques des Frontières.