Un jour, une rencontre (3)

Photo : Marlen Sauvage

Une ancienne cave voûtée dans un petit restaurant d’une ville de province. Les tables s’éparpillent de part et d’autre le long des murs, laissant l’allée centrale libre à la circulation. L’ambiance est jaune et me rappelle Van Gogh, ce jaune du café d’Arles ; et elle est violette comme les touches de peinture sur l’église d’Auvers-sur-Oise. Les serviettes de table en papier jettent leurs carrés colorés dans la tonalité jaune de la longue salle. Je m’installe à droite en descendant les marches, juste là, près d’une niche dans le mur, éclairée par une lampe au halo diffus, et vous vous installez peu après moi, à gauche en descendant les marches, près d’une niche similaire, éclairée tout pareil.

Un regard, un sourire. Vous êtes jeune, la trentaine, grand, mince, le cheveu en bataille, la chemise bleu profond, et vous jetez négligemment votre veste noire sur le dos de la chaise avant de vous asseoir.

A votre deuxième sourire, je vous adresse la parole. Etait-ce vous qui veniez de tenir ouverte pour moi la boîte à lettres de la Poste, dix minutes auparavant ? Non. Je vous ai confondu avec un autre jeune homme à la même dégaine. Vous souriez encore. Vous me demandez tout à trac si je suis « dans le droit ». J’éclate de rire et, inquiète tout à coup, vous interroge : est-ce que je ressemble à quelqu’un qui ferait du droit ? J’attends votre réponse. Vous ne pouvez avancer un non franc et massif, ce serait en quelque sorte renier votre intuition ; à moins que vous n’ayez posé cette question que pour entrer en relation avec moi ; ou à moins que vous soyez obnubilé par une situation qui ne serait réglée que par « le droit ».

Vous hésitez puis me lâchez le morceau. C’est que vous avez un problème avec votre comptable, vous voulez déposer le bilan de votre petite entreprise et une histoire de factures sans justificatif vous empêche de régler cela rapidement. Comme nous devisons par-dessus l’espace laissé libre de l’allée centrale, vite envahi par les clients à cette heure de la journée, je vous propose de vous rejoindre à votre table pour poursuivre notre conversation. Je reprends mon manteau, mes lunettes, En lisant, en écrivant, de Julien Gracq, que je dépose dans la niche près de la chemise bleue, en carton celle-ci – tiens elle est assortie à votre tenue – qui contient les papiers du litige et sur lequel je peux lire le nom de votre entreprise “Pasta Nuova”. Vous avez été militaire, engagé pour deux fois cinq ans, mais vous avez quitté l’armée avant la fin de votre deuxième engagement. L’armée comme solution à une scolarité houleuse d’où vous êtes sorti sans diplôme. Vous vous êtes battu dans une de ces guerres où la France envoya ses meilleures troupes, ses meilleurs hommes. Vous avez vu l’horreur, l’absurdité, et vous n’avez rien supporté de plus une fois que vos yeux avaient été ouverts et votre sensibilité écorchée. Vous avez laissé tous les autres dans cette merde, la leur, puisqu’ils l’avaient choisie et qu’ils étaient incapables de se rebeller, de se poser les bonnes questions, de repérer les manipulations, les biais dans les discours.

Vous êtes parti et vous avez ouvert un commerce de pâtes. Des pâtes fraîches. Aux œufs ?

Ah ! non. Juste avant, vous avez réfléchi, ressassé : que faire de sa vie loin de cette deuxième famille qu’était l’armée pour vous. Car vous ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain. Le bébé, c’était la camaraderie à la virilité fissurée aussitôt qu’un moment de répit s’offrait après les embuscades, les tirs, les fumées, les blessés et les morts, en face les maisons brûlées, les pleurs des enfants, les gens en haillons, le sable et la poussière des maisons écroulées, le sang, la chair en morceaux, les cailloux en feu. Vous avez abandonné ce bébé tout de même. Et vous avez jeté l’eau, définitivement. Croyez-vous.

Vous ne me dites rien de vos cauchemars. Pourtant ils ont éclairé vos yeux noirs d’éclats de bombes sur le métal des casques. J’ai vu la guerre dans vos yeux. Et j’ai serré mes mains l’une dans l’autre à l’abri de la nappe jaune. Vous avez réfléchi pendant un an, dites-vous finalement, réfugié chez Papa et Maman, ces parents dont vous êtes le fils unique et que vous adorez d’un amour massif.

Et vous avez finalement opté pour les pâtes. Aux œufs.

Marlen Sauvage

Une série de fictions, publiée sur le site des Cosaques des frontières, en janvier 2019.

Un jour, une rencontre (2)

Elle avait planifié ce rendez-vous au Train Bleu, à Paris, gare de Lyon, après leur journée de travail, pour lui simplifier les choses. Après tout, il venait de la grande banlieue sud, il avait accepté de la rencontrer pour un projet professionnel qu’elle envisageait de mettre sur pied, elle tenait à ne pas abuser de son temps. Elle avait imaginé qu’ils se rendraient ensuite ensemble à l’assemblée générale de l’association à laquelle ils appartenaient tous deux. Ce qu’elle n’avait pas prévu, elle qui pensait tout maîtriser, c’était les embouteillages de ce soir-là et les deux heures de trajet qu’il lui faudrait endurer depuis l’ouest parisien, le pied sur le frein. Elle se gara enfin, excédée, priant pour qu’il ait patienté jusqu’à son arrivée, certes tardive, une heure de retard bien sonnée – les portables n’existaient pas encore. Elle courut dans le hall de la gare, se heurta à quelques voyageurs, se tordit une cheville, grimpa les escaliers deux à deux, parvint tout essoufflée dans les salons à l’ambiance feutrée, aux canapés de cuir, au parquet blond, aux tapis de laine. Peu de monde. Un garçon s’avança vers elle qui tournait la tête de tous côtés ; elle finit par lui demander si un homme n’avait pas laissé un message pour elle. Elle le décrivit. Il ne pouvait la renseigner, les clients vont et viennent, vous savez, je ne retiens rien d’eux particulièrement ! Elle pesta intérieurement, s’assit à une table et commanda un café crème. Elle l’attendrait ici, comme convenu, il reviendrait sans doute. Mais le temps passa, l’heure de la réunion approchait, il lui fallait filer dans le 1er arrondissement…

La salle bruissait de bavardages, d’éclats de rire, de chaises bousculées. Quand il entra et l’aperçut en grande discussion avec l’un des participants, il la dévisagea – elle se tenait face à la porte et avait tout de suite remarqué sa grande taille, son blouson de cuir marron, sa désinvolture – il plissa les yeux, la visa de son index et son majeur droits réunis comme s’il tenait un révolver, elle reçut le coup en plein cœur et s’affaissa. Près d’elle, son interlocuteur ne comprit rien à ce qui se passait. Mais lui se précipita pour la relever, ils se sourirent, complices déjà. Elle s’excusa platement de lui avoir posé un lapin, il lui montra les livres qu’il venait d’acheter, Théodore Monod, par Isabelle Jarry ; un beau livre d’un auteur jeunesse, et la réunion commença. Alors qu’il s’éclipsait avant la fin, elle le rejoignit dans le couloir pour convenir d’un autre rendez-vous. Tout en la fixant du regard, souriant malicieusement, il effleura l’intérieur de son poignet avant d’ouvrir son agenda. Le surlendemain elle recevait une carte. « Entre le 9 et le 20 mars, trouve une journée… je t’emmène au cinéma. Je te parlerai de ce festival et des pays scandinaves. » Ce fut le début d’une longue histoire ponctuée du rendez-vous annuel rouennais où ils découvrirent ensemble Markku Pölönen, Clas Lindberg, Bent Hamer, Sulev Keedus ou encore Kjell-Ake Andersson… Ils s’inventèrent un passé où tout petits, ils échangeaient caramels mous et carambars dans un bac à sable ; à force de le répéter, ils finirent par le croire. Ils s’envoyaient quotidiennement par fax (c’était vraiment le bon vieux temps !) des mots d’amour et des collages, se téléphonaient durant des heures à toute heure du jour ou de la nuit, se retrouvaient dans un coin de France, de Belgique ou de Hollande pour le plaisir d’une exposition, d’une virée au vert, de la découverte. Chaque jour fut un enchantement. Jusqu’au jour où  il partagea leur territoire…

…peu de chose, direz-vous, des rochers en écailles de dragon qui dominent une vallée sauvage, comme un morceau d’Irlande quand les genêts s’en mêlent, en mai, tels des points lumineux qui dansent dans l’œil, que le soleil embrase, quand leur jaune jure joyeusement  avec le vert de l’herbe printanière. Là où l’on se promène, où l’on emmène les amis, où l’on se couche à même la chaleur des rochers, il s’était couché près d’un autre ventre. Dans le vent qui souffle toujours un peu sur les hauteurs, où le regard porte loin, vers les montagnes bleues, vers la Méditerranée, quelles promesses avait-il rompues ? Elle revint dans ce lieu de méditation, chargée de toute sa tristesse, pour tenter de jeter au front des montagnes la douleur qui étreignait son corps tout entier. Son chagrin accrocha les nuages dans le grand matin, s’effilochant sur leurs aspérités. Elle ne se résignait pas au partage. Ici, ils avaient inventé leur légende, s’étaient juré une vie d’amour et de tendresse, une vieillesse amie. Ils avaient chuchoté dans les rochers, jouant avec l’écho de leurs voix, et les rochers leur avaient murmuré en retour ce qu’ils avaient envie d’entendre. Ç’avait été le plus douloureux, le savoir là, si près d’elle, rejouant la complicité avec les pierres, les pousses de coucous et de narcisses blancs, les chevaux camarguais crinière au vent dans la bruyère, et puis plus tard, l’odeur de l’humus et des cèpes et les premières neiges. Savoir qu’il partageait avec une autre d’autres premières fois.

Texte : Marlen Sauvage

Une série de fictions, publiée sur le site des Cosaques des frontières, en avril 2019.

Un jour une rencontre (1)

Photo : ©Ankara, 2009. CC BY-SA 3.0

Quelque part en Californie. Un « business hotel » pour « business travellers ». Un souvenir coincé dans un espace-temps singulier, toujours prégnant. Au bord de la piscine, un groupe de jeunes hommes et de jeunes femmes, belles et beaux, sûrs de leur pouvoir, de leur savoir… Enjoués, rieurs, aux apostrophes courtoises ou arrogantes et toujours pleines d’esprit… « Witty », c’est ainsi d’ailleurs que tu me qualifiais, t’amusant de mon « english accent » dans cet Ouest américain. Le carrelage brun mouillé glissant sous mes talons, tu m’avais récupérée in extremis de ton bras solide, échangeant un sourire. Tu m’avais regardée arriver, détournant la tête au moment même où je passais le porche mais ce geste de me retenir venait confirmer un désintérêt factice. Dire que j’en étais flattée, oui. Mais au moment où je te saluais d’une bise sur chaque joue, voilà que tu t’empourprais, la blondeur de tes cheveux soulignant ton trouble. Pourtant ton regard bleu restait planté dans mon regard. Seule alors tout habillée autour de la piscine, tu me proposas d’aller me changer dans ta chambre, et m’en remis les clés le plus naturellement du monde. Touchante attention. Aucune arrière-pensée dans ton geste, une gentillesse désarmante, sans faux-semblant. Au moment où je m’engouffrais dans le hall, tu me rattrapais pour un détail… tu espérais que le ménage aurait été fait… tu étais indécis subitement… mais tu me laissas partir. Tu avais bénéficié d’une chambre à deux « Queen beds », dont un supportait ta valise ouverte, des piles de chemises rayées dans toutes les nuances de bleu, de rouge, des sweat-shirts immaculés, une écharpe, deux ou trois cravates – je ne t’avais vu en porter que lors du pince-fesses organisé par la compagnie… D’un regard circulaire, j’observais encore les chaussures cirées à terre, une sacoche, l’ordinateur fermé sur un guéridon près d’un agenda, la penderie et tes vestes. Il émanait une rigueur toute militaire de l’agencement de tes affaires personnelles. Je frissonnai malgré la chaleur. Et malgré moi, je répétai à voix basse – rigueur. Pas une chaussette ne dépassait, pas un pull à la manche retroussée… Je m’engouffrai dans la salle de bains de marbre noir, éclatante de propreté, mais non, aucune serviette roulée… la femme de ménage n’était pas passée. L’espace d’un instant je te vis débarquer derrière le rideau, un couteau à la main, dans un mauvais remake de Psychose. J’éclatais de rire. Sous l’eau fraîche je repassai dans ma mémoire cette soirée au restaurant, où tu m’avais invitée pour me changer les idées, me disais-tu. Tu m’avais parlé de navigation, des courtes nuits suédoises pendant la haute saison, des îles de Finnhamm, Grinda, Utö et Sandhamm, de l’archipel de Stockholm et de ton prochain voyage prévu sur l’île de Gotland, avec ton amoureuse. J’avais souri. Je t’avais questionné sur les paysages, les villages vikings, tu avais évoqué les forteresses médiévales, les phoques de mer, la pêche au homard, les récifs de granit rose…

Et puis le contexte professionnel très vite s’était imposé. Nous étions dans la tourmente, malgré les très bons résultats de la firme. Nous connaissions la suite pour les six prochains mois. Tu affichais un flegme tout british, toi le Suédois surdoué dans ton domaine, qui parlais couramment six langues, certain de ne rien perdre dans les tractations que tu envisageais déjà avec ta direction. J’admirais ta superbe. Jusqu’où jouais-tu ? Nous nous connaissions si peu. Notre relation était celle de deux employés d’une même compagnie, travaillant chacun dans son pays, heureux de se retrouver de temps à autre pour une réunion internationale ici ou là, comme avec bien d’autres collègues. Mais devant le paysage de montagnes noyé dans le crépuscule, alors que tu m’avais raccompagnée à mon hôtel, jaloux de ma limousine que tu avais voulu conduire, tel un enfant capricieux, j’avais ressenti une étrange proximité dans ce partage de la beauté du site et nous avions communié dans un silence magnifique. Ce n’est que bien plus tard, après la débandade, les tourments dus à l’éviction de la moitié du personnel, la déchirure dans cette grande famille à laquelle d’ailleurs je ne me sentais pas appartenir, la recherche d’emploi, quand nous nous étions perdus de vue, que ces souvenirs s’étaient imposés. Avec l’empreinte légère d’un regret. Quelque chose que nous n’avions pas saisi. Une douceur amère. Que dire alors quand je reçus cette notification d’un réseau social m’annonçant que tu avais consulté mon profil, où tu avais laissé une question… Trente ans plus tard, tu réapparaissais dans ma vie ! En quelques lignes nous échangeâmes nos parcours depuis le temps de nos trente ans, avec force smileys souriant à l’avenir. Et puis nous en restâmes là. A ce qui aurait été possible. A la magie du souvenir.

Marlen Sauvage

Une série de fictions, publiée sur le site des Cosaques des frontières, en mars 2019.

Révélation

Photo : Marlen Sauvage

Ils se retrouvaient autour d’un verre dans le salon éclairé par le soleil passé de l’autre côté du versant de la montagne, les rayons se réfléchissaient encore dans la baie vitrée habillée de voilages d’un blanc virginal. De toute la journée, ils ne s’étaient pas croisés, lui dans son bureau, elle dans la maison ou à l’extérieur. Il lui tendit un verre de whisky mordoré, ils trinquèrent, elle sourit pendant que l’Adagio pour cordes de Barber déployait sa mélancolie. Il posa son verre sur la table basse, retourna vers la cuisine ; elle passait en revue ses activités de la journée toutes liées à l’entretien de la maison, du linge, des soins à apporter aux plantes, au jardin, elle n’avait rien à raconter ce soir pensait-elle alors qu’il revenait s’asseoir en face d’elle. Elle ne supportait pas de boire seule. Au moment du fortissimo-forte, juste avant le silence, il coupa la musique et brancha la radio pour les informations de vingt heures. Il fredonnait un air inconnu d’elle – elle poursuivait l’adagio en silence – c’était si rare de l’entendre chanter, l’avait-elle entendu déjà ? Il fermait les yeux, elle se souvenait du sillon fin des rides de son front sous la pulpe de ses doigts il y avait des années maintenant, elle l’observait avec tendresse et cette crainte qui ne la quittait plus depuis qu’elle l’avait retrouvé inconscient un soir dans le pré voisin. Elle ne parvenait à capter aucune nouvelle parmi le journal du soir, étonnée de cette joie qui émanait de lui, sans qu’il ait encore prononcé un mot, lui si bavard d’habitude, si enclin à parler de son travail en cours, de ses questionnements, de ses doutes, de ses trouvailles, des commentaires des uns et des autres. Comme il ne paraissait pas non plus s’intéresser aux nouvelles déroulées sur un ton insipide, elle lui demanda son avis sur la parure de lit qu’elle venait d’installer dans la chambre blanche et qu’il n’avait pas manqué de remarquer en traversant la pièce. Il la dévisagea, comme s’il venait de s’apercevoir qu’elle vivait avec lui, arqua ses sourcils et fit mine de vomir. Elle comprit alors que quelque chose avait changé.

Marlen Sauvage

Gladwys et Emile

Marlen Sauvage – Collection personnelle

C’est grâce à Marie que je ne suis jamais allée travailler dans une ferme, tu vois. Marie qui était si timorée dans les premières années de son mariage a obtenu ce qu’elle voulait de mon père qui était fou d’elle et de ses beaux yeux ! C’est cet amour qui a révélé le vrai tempérament de Marie, elle savait ce qu’elle voulait, elle était tenace et savait jouer de ses atouts ! Sur cette photo, je pose en tenue d’écolière à côté d’Emile, le fils qu’elle a eu avec Germain, donc, mon père. A l’époque je l’ignorais, mais Marie était une cousine germaine de mon père… Sa mère était la sœur de Germain, on l’appelait Claudine. Je ne sais si c’était vraiment son prénom de baptême. En tout cas, Claudine a épousé un entrepreneur qui travaillait dans l’import-export, ce qui a fait d’elle une femme socialement plus respectable que mon père… Il n’a eu de cesse de s’enrichir pour obtenir le même statut ! Tout paysan qu’il était… Au fil du temps, il a acquis des terres, des maisons, des fermes… C’était un parvenu, personne ne s’y trompait. Il se donnait des airs… Mais je reviens à mes moutons ! Ce petit Emile était à la fois mon demi-frère et mon cousin, si tu vas par là ! Il y a eu quelques mariages comme cela dans la famille… Cette lointaine cousine mariée si jeune à un homme bien plus vieux qu’elle, je crois qu’ils avaient trente-cinq ans d’écart, te rends-tu compte ! Il était veuf, il est mort quelques années après son mariage avec cette jeune femme, qui a fini par épouser un de ses cousins… veuf lui aussi, mais beaucoup plus jeune et agréable à regarder ! Emile a failli s’appeler Germain figure-toi ! Mon père y tenait et pourtant c’est encore Marie qui a obtenu gain de cause. Elle a été une bonne mère pour Emile et pour moi. Je n’ai pas connu ma mère, Jeanne, qui est morte en couches… Je l’ai regrettée si longtemps. Je le regretterai toujours je pense. Aujourd’hui à quatre-vingt-six ans, encore je me demande qui était cette maman que je n’ai pas connue… En quelle année sommes-nous ici ? Laisse-moi réfléchir un peu… Probablement dans les années 1880-1881, je dirais… J’avais six ou sept ans, Emile un peu plus de cinq. Je ne fréquentais pas encore l’école, mais mon père avait tenu à ce qu’on immortalise ma future entrée à l’école puisque sa femme tenait à ce que j’y aille ! C’était un amoureux de la photo. A chaque fête ou cérémonie, il convoquait le photographe de la ville. C’est grâce à lui finalement que tu peux reconstituer l’histoire de la famille. Tu penses bien que je n’allais pas à l’école dans ces beaux atours… ça c’était pour la photo ; le chapeau, je le portais le dimanche, à la messe. Mais j’avais une jolie petite jupe plissée, ça oui. Ma tante Ernestine me l’avait cousue, j’en étais si fière. Ernestine ? Ce n’était pas vraiment ma tante, mais je l’appelais ainsi. C’était une grande amie de ma mère, elle avait été très affectée par sa mort. Elle m’a pour ainsi dire adoptée à ma naissance ! Je n’ai pas débuté ma vie dans l’amour paternel, c’est le moins que l’on puisse dire. Ernestine était là pour moi, au nom de son amitié avec Jeanne… Il lui arrivait de me garder dans sa mercerie qu’elle tenait sur le tour de ville à l’époque. Elle fabriquait des vêtements sur mesure pour adultes et enfants et j’étais son modèle favori, me disait-elle. J’ai adoré Ernestine… Elle n’a jamais eu d’enfant. Elle venait parfois me rechercher à l’école, je me souviens, l’école des sœurs, voisine de sa boutique. Emile n’y allait pas, en tout cas pas à cette époque, il avait une gouvernante anglaise, dont j’ai bénéficié moi aussi et qui m’a appris mes premier rudiments d’anglais. Rose… elle s’appelait Rose. Marie suivait les conseils de sa mère. Rose… une jeune femme enjouée qui adorait les enfants et… les roses ! Lui succéda un précepteur… Mais je parle, je parle… reprends donc un gâteau avec ton thé, ma chérie.

Marlen Sauvage

Chez la mère Joyeux

Photo : boutique.genealogie.com

Après la séance de photographie, Germain emmena Marie manger chez la mère Joyeux, sur le boulevard. Il y avait affluence, c’était jour de marché. Habitué des lieux, Germain avait sa table. La patronne elle-même leur servit un savoureux coq au vin auquel Marie pourtant ne fit pas honneur. Ils avaient laissé la petite Gladwys chez Ernestine, amie de feue Jeanne, dont la mercerie avait pignon sur rue. Nounou occasionnelle, la couturière s’amusait de la présence de cette petite fille encore à quatre pattes, s’enthousiasmant devant les coupons de tissu, les dentelles et les cordons. Marie, elle, s’éternisait devant son assiette, grapillant un champignon ici, un petit oignon là. « Vous ne buvez pas non plus… » Les regards appuyés de Germain la tétanisaient. Elle tourna la tête sur la droite, vers une tablée pleine de discussions et d’hommes en chapeau. Elle reconnut monsieur Desfeux, banquier, croisa son regard, ainsi que monsieur Cippe, mais s’attarda sur l’homme plus jeune qui les accompagnait. « Monsieur de Lamargelle, héritier d’une famille de vignerons depuis plusieurs générations, et… célibataire. Mais vous êtes mariée, ma chère. A moi. », lança-t-il avec un air à la fois de défi et de satisfaction. Marie se prit à rougir violemment, elle piqua du nez dans son assiette, troublée d’être surprise ainsi à regarder un homme, alors qu’elle cherchait seulement à échapper aux yeux de son mari. « Comment va mon fils ? », demanda Germain en pointant son doigt vers le ventre de son épouse. « Il bouge depuis ce matin, cette séance de photographie et puis ce repas… je crois que tout cela l’a fatigué… m’a fatiguée… et je suis confuse de ne pas être… enfin, je préfèrerais ne pas m’éterniser ici, si cela ne vous ennuie pas, bien sûr. » Elle termina sa remarque en hochant la tête, comme pour appuyer sa demande. Il s’amusait de sa confusion, se perdant dans la limpidité de ses yeux verts, ah ! décidément, cette cousine lui plaisait, il ne désespérait pas de lui plaire un jour. Elle fixait un point au-dessus de Germain, attendant sa réponse. « Je comprends, j’ai abusé de votre état sans aucun doute. Je vous raccompagne. J’ai à faire. Je vous retrouverai plus tard. » Elle poussa un soupir de soulagement discret, tandis qu’il s’était levé pour lui donner le bras. Et monta dans la voiture à cheval sans un regard pour lui.

Marlen Sauvage

Marie, deuxième épouse de Germain

Archive.reinhard-krause.de

J’ai la nausée, c’est que je suis si droite sur cette chaise raide. Mon Dieu, qu’on en finisse avec cette séance de photographie. Quelle idée ! Germain n’a bien que ça en tête, des frivolités ! Laisser son image à la postérité. Est-ce qu’on verra mon ventre rond de trois mois ? Non, personne ne le verra, ma jupe est ample, personne ne le remarquera. Est-ce que je ne suis pas trop maigre pour le bébé ? Pourvu que je le garde ou il recommencera. Pourvu que je ne meure pas en couches comme Jeanne. Faut plus que j’y pense. Mon Dieu faites que mon mari me laisse tranquille maintenant ! Qu’il cesse de m’importuner à toute heure du jour et de la nuit. Tout à l’heure encore… Avec ce bébé dans le ventre, il faut encore qu’il vienne nous déranger. Je hais sa peau velue, son bas-ventre qui se colle à mes cuisses. Dire que j’ai eu si peur de rester vieille fille, fiancée et veuve sans avoir connu un homme. Pauvre Léonard ! Mort ce jour de juin, déjà dix-huit mois ! Et sa bouche qui écrase la mienne et m’empêche de respirer. Je ne peux plus. Quand j’appelle maman, il entre dans une rage folle. Il dit que je l’insulte, mais non. A vingt-trois ans – il hurle – on n’appelle plus sa mère. Peut-être, et bien moi je l’appelle. C’est que j’ai tellement peur de lui. J’ai peur de ses yeux noirs qui me détaillent quand je passe près de lui, de sa main grasse qui s’abat sur le bas de mon dos et qui me tâte à travers les jupons. Il dit que ma croupe l’inspire, quelle honte, je ne suis pas une vache ou une jument. Dire que je le trouvais bel homme, le cousin. Je serais morte de honte s’il ne m’avait pas demandée en mariage pourtant. Mon Dieu, si tôt après la mort de Jeanne… Paix à son âme, quatre mois. Les gens compteront-ils ? Oui, ils compteront, on compte toujours dans les campagnes. Pourvu qu’il arrive à terme. Je le dirai venu avant l’heure. Qui le croira ? J’espère qu’il sera petit, fragile, tout petit. Est-ce que j’ai péché mon Dieu ? Il me tournait autour, comment je pouvais deviner qu’il profiterait de moi pendant son deuil ? Oh ! mon Dieu, pardonnez-moi si j’ai péché ! Comment résister à sa force ? Il m’a prise comme une bête, en grognant comme un porc. En me répétant qu’il me voulait pour femme, depuis la mort de Jeanne, qu’il n’avait eu d’yeux que pour moi depuis sa disparition. Il m’injuriait d’avoir encore des pensées pour Léonard. Et moi, confiante, qui lui ai raconté notre rencontre et qui ai tellement pleuré sous son regard. Je suis grosse de lui, mais au moins il m’a mariée. J’aimerais Gladwys comme ma fille, je l’aime déjà, j’aimerai aussi son enfant. Il n’y est pour rien. Mais lui, non, jamais, mon Dieu, pardonnez-moi.

Marlen Sauvage

Germain, veuf de Jeanne

J’aurais peut-être dû la porter la chemise à plastron, pour l’occasion… Enfin, j’y penserai la prochaine fois, pour la photo de baptême du petit. Ah ! sacrée Marie. Il se doute de rien l’autre abruti derrière son drap noir. Il t’en fait des minauderies avec son appareil photographique, j’espère que tu ne lui souris pas. Moi je sais que ton ventre est rond sous ta jupe. Il peut toujours te regarder. C’est un fils que tu me donneras, j’en suis certain. Il me ressemblera, fier comme moi. Il héritera de mes domaines, de mes terres, il sera PRO-PRI-E-TAIRE. Et la gamine, qu’est-ce que j’en ferai de la gamine ? Je la placerai dans une ferme comme sa sœur. Les Argand, tiens, il faudra que je leur en parle. Quel âge a leur fils, le Mathieu ? Une douzaine d’années ? C’est bien ça, pour Gladwys. Un bon parti, les Argand, 40 vaches, 40 hectares de terres, la petite, elle se fera la main chez eux. Elle apprendra à traire les bêtes, à nourrir les cochons, à fabriquer les fromages. Ça sera une bonne petite fermière. Elle mariera le Mathieu et lui fera une ribambelle de gosses. Ah ! Ah ! Et toi la Marie, tu m’en feras d’autres, hein ? Que tu le veuilles ou non ! Avec tes airs de pas y toucher, tu te laisseras bien encore engrosser hein ? T’apprendras à aimer comme dirait l’autre. En attendant, j’irai voir Léonore, elle crache pas d’ssus. Et puis la petite Claire avec ses grands yeux bleus et sa jolie bouche en cœur. Elle me les donnera ses seize ans ! Ma Clairette, tu fais partie de mon domaine, toi aussi, que tu le veuilles ou non, c’est moi le maître, je te prendrai quand je le déciderai, dans le foin si ça me chante, dans la grange là-haut, quand personne ne pourra nous entendre, et tu pourras gueuler toi aussi après ta mère, comme la Marie. Et toi ma femme, tu m’en feras un beau de p’tit gars, bien costaud. Et t’avise pas de faire comme la Jeanne, qui est morte en accouchant de cette fichue gamine.

Marlen Sauvage

Jeanne, épouse de Germain

Marlen Sauvage, collection personnelle [au dos : Atelier Chéri Rousseau, 12, rue Boissy d’Anglas, Paris. Téléphone Elysée 02-03]

Elle avait hérité de son arrière-grand-mère maternelle des albums photo de famille, entassés jusqu’à sa visite dans le grenier comme de vulgaires revues abandonnées à la poussière, au milieu des boîtes à chapeau, des réticules et des coupons de tissu. Un héritage lourd de secrets tant les non-dits auréolaient certains personnages. Gladwys, quatre-vingt-six ans, était la dernière d’une famille de douze enfants quasiment tous morts à cette heure, dont trois en bas âge, sauf Albert, quatre-vingt-douze ans qui vivait dans une maison de retraite en dehors de la ville et n’avait plus toute sa tête.
Elle avait fini par glaner tellement d’informations sur ses ancêtres, les lieux où ils avaient vécu, les amours tissés entre les uns et les autres, les déceptions, les enfants morts-nés, les veillées aux noix et les réunions de fermiers pendant les moissons, qu’elle avait consigné tout cela soigneusement et commencé d’établir une généalogie.
Un personnage l’attirait tout particulièrement, une femme prénommée Jeanne, née en 1850, épouse de Germain. N’était-ce pas elle sur cette photo, près de Germain, justement ? Une photo qui n’appartenait à aucun album, retrouvée dans une boîte en métal qui en contenait plusieurs, « déclassées », lui disait son intuition. Couleur sépia, sur un support cartonné, aux bords recourbés vers l’intérieur, comme si le temps voulait finir par en cacher les figurants. Ils étaient trois là, devant l’objectif. Lui, le torse bombé, la main droite légèrement posée sur le dossier du fauteuil sur lequel sa femme était assise. Le costume sombre, la veste ouverte sur une chemise blanche et un gilet d’où sortait la chaîne d’une montre à gousset. La main gauche, ou plutôt le poing collé à la hanche dans une attitude de propriétaire. Ses guêtres blanches rehaussaient le vernis des souliers ; il portait la moustache lisse aux pointes dressées vers le haut, un sourire à peine esquissé révélait sa fatuité. C’était bien Germain, elle le reconnaissait pour l’avoir vu souvent sur d’autres photos, plus tard, plus vieux, mais toujours aussi imbu de lui-même. Quel âge pouvait-il bien avoir alors ? La trentaine ? L’enfant debout près de sa mère n’avait guère que trois ans. Dressée de toute sa hauteur, bien d’aplomb dans ses bottines à lacets, la petite fille se tenait légèrement de profil, comme hésitant entre l’impérieuse nécessité de regarder devant elle et l’envie irrépressible de se cacher dans les bras de sa mère. Blondinette aux yeux foncés, elle était la note de tendresse de cette photo si évidemment posée. Elle ne souriait pas, la lèvre inférieure dépassant la lèvre supérieure en une moue qu’on nommait ici la « bob ». La petite faisait la bob… Et on devinait que juste après la photo, elle avait éclaté en sanglots. Sa robe à jupons froufroutait sur ses bottines, elle touchait de la main droite la ceinture de tissu satiné, dans une attitude faussement naturelle, abandonnant sa main gauche dans les mains de sa mère, une femme engoncée dans une robe stricte, sombre, longue, d’où dépassait juste la pointe de deux souliers luisants. Le corsage laissait deviner une poitrine menue, une chaîne ornait le jabot de dentelle en un double rang de maillons ajourés. Un collier de chien enserrait son cou gracile, ponctué d’un camée ovale. Ses cheveux relevés laissaient échapper des boucles soyeuses d’un côté du cou. Son visage paraissait translucide, elle ne souriait pas, les lèvres minces refermées sur une tristesse tout entière contenue là. Quelqu’un lui avait effacé les yeux.

Marlen Sauvage

Giulia

Photo : Marlen Sauvage

Giulia. Prononcer Djoulia. En France, tout le monde disait Julia, et elle avait fini par abandonner l’idée d’entendre prononcer son prénom correctement. A son arrivée à Paris, Giulia avait vingt ans, l’âge encore de toutes les espérances. Et le rêve de Giulia, c’était de tenir un café. Elle avait quitté son Italie natale, contrainte et forcée par sa mère, la Pia, qui n’avait aucune estime pour cette fille trapue, musclée, au visage fermé. La Pia avait ordonné à Giulia d’aller retrouver sa sœur aînée, Clara, à Paris, alors qu’elle venait d’accoucher de sa troisième fille. 

E mierda, encore une fille, pensait Giulia, quand elle avait appris la naissance. Instinctivement, elle préférait les garçons. Oh ! pas pour les “imbecillités”, non, pour ça, elle était plutôt du genre sainte nitouche. A vingt ans, le seul garçon qui l’avait jamais touchée s’appelait Domenico, et il était mort. Paix à son âme. Il avait déposé un baiser léger comme un battement d’ailes sur ses lèvres de gamine de quinze ans. Elle s’était essuyée dans son mouchoir immaculé arborant une mine de dégoût devant Domenico. Mais quand il lui avait tourné le dos, elle avait sorti le mouchoir, l’avait entrouvert et déposé un baiser à l’endroit où l’autre se cachait. Domenico avait dix-neuf ans, il venait de temps en temps à la ferme aider le frère de Giulia à chaque saison : il taillait les oliviers en hiver, la vigne à l’automne, aidait à la cueillette des abricots, des prunes, des pêches et vendangeait en août. Il déambulait sur sa moto Bugati, on l’entendait de loin et ce jour-là, ne trouvant pas Paolo, il avait entrepris de taquiner Giulia. Farouche, elle s’était soustraite à ses regards, mais il l’avait poursuivie dans les vignes, jusqu’à la rattraper. Elle tortillait son tablier dans ses doigts, soutenant son beau regard noir et c’est là qu’il avait brusquement avancé son cou, puis sa tête et sa bouche et recouvert ses lèvres d’un baiser furtif et léger. Comme lui. Il avait couru dans les vignes, enfourché sa moto et de loin, lui avait envoyé un autre baiser. En cette journée de mai 1948, Giulia se souvenait encore de Domenico. Depuis, aucun autre homme n’avait connu ses faveurs. Domenico était mort un jour de juin l’année suivant les vendanges de baisers, et Giulia avait versé autant de larmes que son corps en contenait, autant que toutes les sources d’un plateau battu par les pluies. Et puis un matin, tout s’était tari et Giulia gardait désormais les yeux secs en toute circonstance.

Ce 9 mai 1948, elle n’éprouvait aucune envie de pleurer. Elle était furieuse. Furieuse d’avoir quitté son beau village perché dans la montagne, entouré de vergers, de tuiles orange aux toits crevant l’air bleuté, pour aboutir dans cet enfer de voitures et d’immeubles. Sa mère lui avait affirmé que Clara habitait la campagne. Et bien pour la campagne, elle repasserait sa mère. Porco dio, ruminait-elle en jetant un œil à droite puis à gauche à la recherche de la stature de son beau-frère Claudio. Enfin, elle le vit, il cria de loin son prénom et elle eut honte, elle qui ne supportait pas de se faire remarquer, et lui parlait fort, avec les bras et les mains, tout en la rejoignant. Cramponnée derrière Claudio qui se faufilait en mobylette dans les rues de Paris, comprimant entre elle et lui sa petite valise en bois, elle eut tout le temps d’admirer les petits troquets avec leurs tables installées au soleil de mai. Trente kilomètres, lui avait dit Claudio, entre Paris et leur village. Elle pestait intérieurement contre sa mère qui avait anéanti son rêve d’enfant : reprendre le café des Locatelli à Lavis. Depuis qu’elle avait huit ans, elle y avait travaillé, ramassant les mégots, balayant, lavant les carreaux avant de rejoindre l’école. Elle était déjà méticuleuse, récurait dans les coins, mettait un point d’honneur à ce que tout brille. A l’âge de dix ans, elle s’était occupée des verres, à la demande de la patronne. Elle les essuyait minutieusement dans le torchon rêche, avant de les suspendre à l’envers dans les encoches de bois. Quand elle en avait terminé, elle admirait son travail, le nez en l’air, et Madame Locatelli la ramenait brutalement à la réalité. Il restait à laver par terre avant de filer à l’école. Elle avait tellement travaillé, pendant si longtemps, dix ans, qu’elle avait envisagé la suite des événements ainsi : les Locatelli vieilliraient, ils lui demanderaient un jour de tenir le café, elle leur laisserait leur logement et n’occuperait que la petite chambre à l’étage, sous les toits, elle leur remettrait le revenu du café et des extras, les petits repas qu’il fallait parfois confectionner pour les ouvriers le midi, et elle leur demanderait seulement de quoi se nourrir et s’habiller. Point final. Chaque mois, la mère Locatelli lui remettait une pièce pour ses services, elle la déposait dans une anfractuosité du muret le long du chemin du retour à la maison. De temps en temps, quand elle en avait le temps, elle tirait le petit sac de tissu qu’elle avait elle-même cousu dans deux vieux mouchoirs, et elle comptait son trésor. Un jour, il fallut enlever une pierre du mur pour cacher un deuxième sac de pièces. Elle puisait parfois dans son pécule pour s’acheter un magazine qu’elle planquait sous son matelas avant de le jeter dans le poêle. Puis sa mère l’avait surprise trifouillant dans sa cachette, elle avait subtilisé tout son argent et l’avait distribué le soir à table à ses frères pour qu’ils s’achètent du tabac. Giulia avait crié mais elle avait reçu une torgnole. A dix-huit ans, vous rendez-vous compte. Alors elle avait quitté la cuisine pour rejoindre la chambre qu’elle partageait avec deux autres sœurs et on ne l’avait plus revue aux repas. Sa mère se contrefichait qu’elle mange ou pas. Giulia mangeait les fruits du verger en été, les raisins de la vigne à l’automne, du pain qu’elle fauchait la nuit pendant que tout le monde dormait. Elle avait appris à dompter sa faim. A vingt ans, elle était mince comme un fil, et un peu plus agréable à regarder. Mais elle savait travailler, et de cela elle était fière au-delà de tout.

Quand sa sœur s’était mariée avec un gars du pays, elle l’avait enviée au début. Enfin une qui quittait la maison pour fonder son propre foyer. Mais quand Claudio avait parlé d’aller vivre en France ou en Belgique, Giulia avait décrété qu’elle n’épouserait personne s’il fallait ensuite dépendre de son mari comme elle de ses parents. Non merci.

(à suivre, peut-être)

Marlen Sauvage