Un bout de fiction

Des notes retrouvées à même le blog, car les carnets ne me suffisent pas, il faut croire. Puisqu’il y a un « elle », il s’agit d’une fiction, mais laquelle ?

© Marlen Sauvage 2014 – Sur un marché, à Tunis.

C’est au fond pour toi toujours que j’écris… pour cette part de toi que parfois la vie me laisse entrevoir et qu’une acuité éphémère m’oblige à cerner… écrire… circonscrire… dans la conscience que l’essentiel se brisera sur les mots, que l’effondrement me guette, et que de cet effondrement naîtra une parole lucide… c’est cela… écrire comme on se cherche, dans une quête qu’aucun creuset ne contient, ne peut contenir, parce que la faille s’annonce et que cette quête est peut-être celle-ci, celle de la faille… une écriture de circonstance, qui ne peut qu’être intrinsèquement contenue dans l’expérience du bonheur vulnérable ou de la souffrance, quand la réalité s’évanouit et que dans l’évanouissement revient la conscience de soi… une écriture comme une contrainte obsessionnelle à laquelle se soumettre parce qu’elle m’oblige…

Elle alterne le rouge et le noir, une ligne sur deux. D’abord, elle ne cherche pas à dire, les mots se suffisent à eux-mêmes, une succession de mots, elle pense « sans queue ni tête ». C’est la plume qui l’intéresse, l’encre et la plume. Quoi écrire dans ce geste ancien où la plume gratte le papier, dessine des lettres gavées de liquide rouge puis noir, éclabousse les marges en une pluie de gouttes minuscules, fanfaronne et crisse sur les défauts du papier ? Apprivoiser l’outil… Surgit une phrase, une longue déclaration qui court sur les pages carrées. A qui écrit-elle, à lui ou à elle-même ? Ecrire parce qu’elle a des chances d’être lue ? Espérer qu’il jette un œil sur ce carnet, qu’un mot l’aimantera, qu’il saura lire entre les couleurs, dans la transparence du noir et du rouge, dans cette série de mots étrangers avant d’être écrits ? Parler d’elle sans en parler et laisser le trop-plein dans le papier buvard – bavard – pour qu’il se soûle de mots et d’encre ?

 

Voyage, voyage…

© Marlen Sauvage 2015 – Dans la médina de Tunis.

Une corbeille au pied du bureau. Un cylindre de métal habillé d’étiquettes. Istanbul. Marrakech. Tunis. Amman. Celle-ci, écornée, cache à demi un paysage asséché. Un désert de traces ondulant sur l’ocre rouge, jaune par endroits. On dirait qu’un coucher de soleil a planté ses ors sur cette mer de quartz. Voyage… Dans un sillon tu retrouves le souvenir d’un séjour dans le Wadi Rum et te voilà un chèche immaculé recouvrant ton crâne, escaladant une falaise de grès jusqu’à l’entrée d’une grotte naturelle, secouée dans le pick-up qui te ramène au camp, le visage mangé de sable. Voyage… Un tremblement mélancolique t’effleure puis t’emporte… le mouvement oscillant de la cabane sur le dos du chameau qui te conduit jusqu’à la tente en peau de bête égayée de tissus colorés… Te voilà arrivée dans un espace lunaire, ponctué d’herbes jaunes, sous un soleil accablant. Enveloppée par les youyous de danseuses qui surgissent autour de toi… Des coups de fusil claquent, la mariée n’arrive pas, les tasses de thé circulent, les coussins de soie bleue parsèment le sol habillé de kilims… Les rires et la fête. Ailleurs, le polissage du corps par les mains des femmes penchées sur toi dans la chaleur humide du hammam… Les dessins au henné brun sur tes mains et tes pieds… Les jeunes filles qui t’assaillent en bredouillant ta langue, leurs sourires satisfaits quand tu les félicites. Les robes brodées de bijoux. Les dragées multicolores noyées parmi les amandes et les perles de sucre satiné dans de grands couffins. Les morceaux d’omelette qu’on glisse dans ta main… Voyage… Tu ne t’arrêtes pas là. Ta mémoire hésite et se perd entre souvenir, rêve et désir. Où t’emmènera-t-elle ? Au Sri Lanka tu erres dans les plantations de thé, les temples, les sanctuaires, jusqu’au lagon de Negombo ; à Sigiriya, les ruines d’un palais royal te racontent les enjeux de pouvoir, les complicités factices, la cruauté des hommes. Durant toute la montée des marches, une petite fille t’accompagne, elle lève les yeux vers toi et se colle à ton corps au moment de passer entre les pattes du lion sculptées dans la roche. Encore un détour dans le passé de tes envies, et tu roules sur les pistes sénégalaises, te poses après Diowguel à quelques mètres de la rivière, longes des rizières, salues les paysans. Voyage… A la pensée du Japon, les images ourlent ta bouche, éclaboussent ta voix, tu voudrais partager les rêves de Myôe, la cérémonie du thé avec Kawabata, admirer à l’automne encore le damier des érables rouges et des ginkgo biloba. Ta mémoire hésite encore et se perd… Quel paysage alors ? Quelle promesse, déjà ?

MS

Une autre voix

Photo : Marlen Sauvage

Ça l’appelait à la nuit tombante, à toutes les saisons, par tous les temps. Ça surgissait du néant, basculant ses entrailles, les torturant. Ça se promenait dans son corps et remontait dans sa trachée, l’étouffant, l’asphyxiant, cherchant une issue et elle ouvrait grand la bouche d’où ne sortait aucun son. L’été, elle s’asseyait de longues heures sur les escaliers de pierre, fermait les yeux, attentive au moindre bruit. Après le cri-cri des grillons, le son strident des sauterelles, le croassement des rainettes au bord du bassin, après le gazouillis des mésanges au cœur du janiperus, le hululement du chat-huant qui hantait les châtaigniers, elle surprenait son appel au cœur de la nuit. Ça ne ressemblait à rien de connu, rien d’identifié, ça prenait possession de son crâne, elle aurait pu situer sa présence. Elle occupait l’espace par sa substance et sa couleur. Blanche, laiteuse, cotonneuse. Flottante telle un nuage, à l’intérieur d’elle-même qui ne pouvait s’y soustraire. Ces soirs-là, elle avait rendez-vous avec la voix.

MS

Générique&Expansion. Avec Claude Simon

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Dans l’immense réfectoire, les dalles de pierre grise jumelles à l’origine se sont parées d’une identité spécifique au cours du temps, les pas leur ayant infligé de doux enfoncements, abrasant le granit, en patinant la croûte grenue, et l’on ne sait à quoi attribuer les auréoles de rouille ici et là, pareilles aux anneaux d’une chaîne déposée au sol, oubliée pendant des lustres. Des fissures superficielles où s’accumule la poussière strient les longs pavés (mais c’est une boue qui jointoie les pierres là où l’eau a suinté des plafonds abîmés, tout contre les murs) quand d’autres se crevassent de lésions ulcéreuses, à se demander quelles charges les ont altérées ; et aux nids-de-poule qui marquent le seuil de la pièce, face à la cheminée, si des carrioles lourdes de bois ne les ont pas blessées pendant leurs traversées. Une dalle, près de l’âtre, porte sur sa longueur l’empreinte de lignes gravées, parallèles, légèrement recourbées en fin de parcours, d’où semble surgir la pointe d’une épée qui entaillerait le drapé de granit.

Son mal de tête s’estompe, heureusement ; il a dû s’allonger après le repas de midi, une heure à remâcher la honte de la veille, à regarder le plafond immense et si haut, troué de taches brunes, pour finalement s’assoupir dans le brouhaha des bavardages. Aussitôt réveillé, il lui a fallu repriser une chaussette pendant le bref temps de vacance avant son tour de garde. Il dépose l’œuf en bois jaune, dur, strié de veines claires, l’aiguille et la bobine de fil marron dans la boîte de biscuits Brun, jaune et noire, que lui a donné sa mère, et remet le tout dans sa valise posée à même les dalles de granit. Hier soir, après la fête entre soldats, après le vin rouge et le cognac, il a buté dans le creux de la pierre, tête la première sur son casque près de sa paillasse, et selon les dires de ses camarades, il est devenu comme fou, parlait de tuer tous les Boches, ils étaient quatre pour le tenir, et après des compresses froides et du café salé, dans le désordre encore de ses pensées, il se souvient avoir eu peur de la prison. Au contraire, ses supérieurs ont salué la vigueur de ses dix-huit ans et calmé ses craintes. Alors qu’il lace ses bottines, son regard croise un papillon à la livrée noire et orange, parsemée de taches blanches, habitant du lierre grimpant sur l’aile du château de la Guette où la compagnie est cantonnée. L’insecte, une Vanesse vulcain, gît dans une petite dépression que ses ailes occupent toute, les courbes orangées de sa robe rappelant – mais avec éclat – les auréoles rouilles qui parsèment les dalles à cet endroit de la salle.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ecrit pour l’atelier Hiver 2017 de François Bon. Présentation et sommaire du cycle Vers un écrire-film ici

 

Enquête avec Modiano #04

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J’ai retourné les tiroirs à la recherche de ta voix, retrouvé des dizaines de cassettes, des dizaines d’entretiens. Tu n’y étais pas. BMC, les lettres sonnent, je les entends encore. Pourquoi ce souvenir ?

Dans une boîte rigide jaune pâle, un fouillis de photos. Elles sont là par centaines. Leur format – 7,5 cm x 10 cm – et leur forme dentelée disent leur date : années 50. C’est B. qui m’a remis la boîte. Je suis dépositaire d’une partie de ton passé.

Au verso, “14 juillet 1950 à Taza”. Ton écriture, ta main. Le médaillon rond imprimé à l’encre bleu marine précise “Atelier artisanal photographique, 4e RTM. En avant avec joie.” Au recto, tu marches en tête d’un régiment de tirailleurs marocains, à l’habit pareil au tien, mais à la ceinture large et au turban, ils tiennent le licol de jeunes chevaux. Ton regard a croisé l’objectif, c’est le regard de ta mère, ton visage n’a jamais été aussi maigre sous ton képi clair. Tu as vingt-quatre ans. Tu as déjà souffert.

Une autre boîte, tes lettres en vrac, pliées dans des enveloppes bleues. Distance mentale. Ouvrir. Dans le désordre d’abord.

A Montsoult, une après-midi de février, tu avais consenti à répondre à quelques-unes de mes questions. C’est là que je t’avais enregistré. Tu parlais clair. BMC. Je me souviens de ces initiales, de cet acronyme. Vingt ans ont passé. Ce matin dans la fraîcheur matinale de la maison, j’ignore ce que je cherche vraiment. Assise au sol, je m’entoure de ce que j’ai déjà rassemblé : trois boîtes en carton noir avec les papiers les plus récents conservés dans ton bureau ; la petite caisse haute en mélaminé jaune pâle ne conserve plus que les photos non classées, inclassables ; plusieurs enveloppes au format A5 et A3 où j’ai rassemblé des photos par thèmes ; un biographème ; tes états de service.

Tes états de service : mon fil rouge. J’y reviens toujours. Je classe lettres et photos au mieux de ce que me raconte la double page dactylographiée, je questionne autour de moi les deux femmes qui aujourd’hui peuvent encore me répondre.

Cette autre photo, je ne l’ai pas choisie, j’ai pris celle qui venait au bout des doigts dans l’enveloppe kraft intitulée « Armée : portraits ». C’est un autre monde qui dort dans la boîte noire sur l’étagère de mon bureau. Je t’ai cherché sur la photo. Tu n’y étais pas. Tu étais derrière l’objectif. J’ai vu avec tes yeux.

Ça se passe dans un pré. L’herbe haute s’est inclinée sous le poids de ceux qui l’ont foulée. Au premier plan, un homme à plat ventre, torse nu, en caleçon. Puis un homme blond à lunettes s’adresse à une jolie jeune femme allongée, légèrement relevée sur ses coudes. Elle entrouvre la bouche, des cheveux châtain dégringolent sur ses épaules, elle dévoile des bras fins. A l’arrière-plan, deux hommes discutent, l’un porte un ballon sous le bras. A droite de la jeune femme, assez proche d’elle, couchée sur une couverture, une femme légèrement vêtue s’est assoupie. Plus loin, assise dans l’herbe, une autre leur tourne le dos.

J’ai perdu la cassette, celle où tu parlais du BMC, je t’avais demandé « c’est-à-dire ? », tu avais répondu « bordel militaire de campagne », en pinçant légèrement les lèvres avec dans le regard la fausse évidence de ta réponse.

 

Texte : Marlen Sauvage
Photo : Eugène Cliche

Ecrit pour l’atelier Hiver 2017 de François Bon. Présentation et sommaire du cycle Vers un écrire-film ici

 

 

 

Comment j’ai fait #03

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C’était comme un morceau de vie à avaler qui m’empêchait d’être depuis des années, ça traversait le temps et le quotidien, collé à moi toujours, invisible mais omniprésent, ça se cachait dans les moments les plus insipides ou les plus mouvementés, ces creux et ces bosses de toute vie, dans ce qui s’installe et qui pourrait ronronner, dans l’aspiration à être intensément soi à travers un métier, des amours, des passions, ça se tenait dans mon regard porté sur les autres, ça me tirait en arrière parfois, jamais ça ne me donnait des ailes, c’était comme s’il avait fallu que je lui accorde toute mon attention et je ne le faisais pas donc ça se tenait dans l’ombre, prêt à se manifester, c’était lié à la parole, à une reconnaissance par la parole, de moi à moi, ça obstruait ma vie, et pour avancer il aurait fallu raconter ce qu’il y avait eu là, me le raconter à moi, oser le prendre de face et le regarder. Le disséquer. L’écrire. J’avais posé des mots sur cet instant éclair où quatre vies basculent, au hasard de carnets, de bouts de papier, en espérant peut-être que cela suffirait, qu’un jour tout serait dit, par bribes, comme un puzzle qui se reconnaîtrait lui-même, comme si une instance au-dessus de moi accepterait ces morceaux de confidences, mais ma vie ne suivait pas le mouvement non plus, j’errais de vie en vie, de ville en ville, je croyais construire et je détruisais au fur et à mesure, sans parvenir à m’arrêter sur moi, sur qui j’étais cet été-là, pouvais-je regarder cette jeune femme enfin, peut-être, sans trembler, sans culpabilité non plus ? Pouvais-je plonger dans le passé ? J’avais toujours répondu non à la question qui se pressait dans mon cerveau, et il avait fallu cet égarement dans la douleur, une fois encore parce que la vie vous ressert les plus mauvais plats, pour que ça se découpe clairement sur le plafond où je perdais mon regard, ça s’est écrit en moi – la fin des vacances, le départ pour la maison familiale, l’achat d’un matelas pour le lit du bébé, le volant dans mes mains, les pleurs de la plus jeune, la route ensoleillée, la dispute des jours d’avant – ça a pulsé de quelque part et j’ai dû prendre un crayon pour l’écrire, pour écrire autre chose que tout cela, avec une rapidité extraordinaire, sans rature, d’un jet de huit pages, et je l’ai intitulé C’était l’été, et quand j’ai mis un point final, j’ai pu le relire, le relire encore, le corriger parce que j’avais occulté encore des éléments autour de cet instant de malheur, de cet été 80, le mien.

Texte et collage : Marlen Sauvage

Ecrit pour l’atelier Hiver 2017 de François Bon. Présentation et sommaire du cycle Vers un écrire-film ici

J’ai trois souvenirs de films, #02

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#Montségur #1965
La petite femme pleure et je pleure avec elle. Ce jeudi, je pleure dans la grande salle carrelée, aux rideaux fermés, où dans notre village le « patronage » conduit les enfants chaque jour de repos hebdomadaire. La petite femme ressemble à un clown triste sur le grand écran blanc. Elle suit sur une route poussiéreuse cet homme étrange, briseur de chaînes, qui m’effraie tant. Et la musique du film, cet air que chante la petite femme, est si triste… Autour de moi, les enfants balancent leurs jambes, nous sommes tous perchés sur les tables en Formica blanc. Derrière nous, la caméra fait assez de bruit pour couvrir mes reniflements. La Vache qui Rit que l’on nous sert au goûter ne me fait pas rire aujourd’hui, je tourne la tête autour de moi et ne vois aucun regard rougi par les larmes. J’ai honte. Je retiens le prénom de la petite femme, Gelsomina, et je fredonne sa chanson pour moi, mais j’ai déjà oublié le titre du film.


#Paris #1966
Paris, un jour de fête pour moi. J’accompagne mon oncle au cinéma. Il s’y rend trois fois par semaine, il dit que c’est son hobby, je répète ce mot, hobby, cette fois-ci, il m’emmène, j’ai neuf ans. Nous prenons le métro jusqu’à la capitale, je n’ai jamais pris le métro, avec sa femme, ils habitent Villeneuve-saint-Georges. Le trajet me paraît interminable. Mais c’est la fête. Je vais au cinéma. Il y a foule dans les rues, ce doit être un samedi. Quel cinéma ? Je ne sais plus. L’ai-je jamais su ? Mais le film, oui, c’est Le voleur de bicyclette. La salle est immense, toute en gradins, en fauteuils rouges, impressionnante. Le film en noir et blanc m’ennuie un peu. Je n’en retiens que l’enthousiasme de mon oncle et la dernière image du petit garçon, la main dans la main de son père.

#Valréas #1968
Un film de guerre drôle. Un air que l’on siffle, à onze ans, quand les petites filles ne doivent pas siffler. Tea for two. Et des rires fous dans le pensionnat en se remémorant quelques scènes du film – De Funès piquant sa perruque et sursautant à chaque fois – et des répliques. « De moi vous osez vous fouter ? » « Bouvet à l’appareil. Il ment, c’est pas moi ! » « I risque on the deux tableaux. » De la salle de cinéma, aucun souvenir. Une salle de petite ville de province. Juste une impression d’images trop proches, je devais être près de l’écran, de couleurs successivement vertes, rouges, bleues, et d’avions qui m’avaient fait craindre un film de guerre violent. Mais on m’avait promis le rire. Mes premiers rires au cinéma.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ecrit pour l’atelier Hiver 2017 de François Bon. Présentation et sommaire du cycle Vers un écrire-film ici

vers un écrire-film, #01 | Détresse

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Trois personnages avancent péniblement. On les suit de trois quart, un peu au-dessus d’eux, en plongée. Seuls deux d’entre eux nous intéressent. L’homme au milieu et la femme à sa gauche.

Travelling circulaire depuis la première image.

Derrière les trois personnages, un village du désert, la poussière du désert, quelques hommes enturbannés, quelques chameaux, un fond de palmiers verts dans une tonalité jaune.

De chaque côté de l’homme, les deux personnages l’aident à mettre un pied devant l’autre. On souffre avec cet homme malade. A la gauche de l’homme, la femme aux cheveux châtain, courts et bouclés, grimace dans l’effort qu’elle fait pour soutenir l’homme. Travelling avant. Elle passe son bras droit sous la cuisse gauche de l’homme, l’accompagne pour qu’il avance, lui parle, crie presque, la voix chargée de détresse. C’est son mari qu’elle soutient. On voudrait l’aider, on ne le peut pas. Sur ses traits, dans sa voix, la peur de ce qui est en train d’arriver. La caméra tourne toujours autour du couple. Il lui répond d’une voix sourde, sans plus de force. Il est grand pourtant. Il pèse sur le cou de sa femme. Travelling arrière. On voit le couple de face, on est face à leur douleur.

Le mari s’effondre, les deux le soulèvent. Il murmure « J’ai de la fièvre ? » Sa femme l’exhorte à se tenir debout. C’est leur couple qu’elle tente de relever. On s’éloigne d’eux. Elle ne le relèvera pas.

Texte : Marlen Sauvage

Texte écrit pour l’atelier Hiver 2017 de François Bon. Présentation et sommaire du cycle Vers un écrire-film ici

Ateliers de campagne (9)

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Septembre rejoue sa rentrée chaque année pour elle aussi qui anime des ateliers d’écriture. Elle aime se présenter comme une « animatrice de campagne », comme il y avait dans son enfance des « médecins de campagne ». Elle a fouiné dans les magasins pour acheter des cahiers aux couleurs gaies. Elle en donnera un à chaque détenu qui participera à ses séances d’écriture. Le directeur de la maison d’arrêt a changé, il l’a écoutée avec attention. Elle ne veut pas « faire de l’occupationnel »… Il a entendu son credo, sa passion pour la parole des autres, il lui donne carte blanche. Il n’enverra personne assister aux ateliers en dehors des détenus. Elle ne livrera aucun texte.  A la porte d’entrée, elle doit se hisser sur la pointe des pieds pour atteindre l’interphone et décliner son identité. Elle recommence quelques minutes plus tard. On l’oublie. Non. Des gendarmes doivent sortir avec des prévenus, on lui demande de patienter encore. Enfin la porte s’ouvre, elle s’écarte, cinq jeunes hommes encadrés par des forces de l’ordre  passent devant elle les yeux baissés. Elle entre dans la cour entourée de hauts murs, grimpe l’escalier devant elle, enferme son sac à main dans une consigne extérieure, attend de nouveau l’ouverture de la porte, et passe sous le portique de détection. Le fonctionnaire lui sourit, il la connaît, elle vient depuis plusieurs mois. Elle récupère son sac à dos, laisse son passeport, et une troisième porte s’ouvre vers les bureaux administratifs. Chaque semaine elle fait le tour des agents, donne le bonjour au directeur et son adjoint, s’attarde parfois pour un petit café, prend la liste des participants au bureau du SPIP chez le greffier. Et c’est parti… Il y a foule ce matin. Deux « anciens » déjà là avant les vacances d’été, cinq nouveaux… Après les présentations où elle précise qu’elle ne veut rien savoir des raisons de leur enfermement, elle discute avec eux de leurs passions, la lecture souvent est mentionnée, l’écriture parfois.  Elle glisse la première proposition d’écriture comme une gourmandise à laquelle tout le monde a droit. Ça marche ! M’dame, je fais plein de fautes d’orthographe ! Et moi j’écris comme je parle, en phonétique… J’ai pas écrit d’puis l’école ! Tout va bien. Les rassurer. Sourire. L’un d’entre eux sort une cigarette et un briquet. Ah non ! C’est pas prévu au programme, En ouvrant la fenêtre, M’dame s’il vous plaît, je fumerai juste deux taffes, Non, ce sera la porte pour vous et moi, une heure et demie sans fumer, ça doit être possible, je suis certaine que c’est possible, Mais l’inspiration ne vient pas, C’est vrai, parfois qu’une cigarette ou un petit verre facilitent les choses, mais là malheureusement, nous sommes contraints de faire sans…  Il abdique, j’aurai essayé, ajoute-t-il en souriant.  A la lecture, certains trébuchent, des voix s’éteignent, elle décèle dans chaque fragment ce qui en fait l’unicité, et celui qui ne voulait pas lire lui tend son cahier. M’dame, vous êtes prof de français ? Eh non… Elle lit comme une déception dans leur regard interrogateur. La porte s’ouvre brutalement sur un surveillant grincheux qui fait remarquer que le temps est passé de cinq minutes. Elle s’excuse, salue chacun d’une poignée de main, et s’éloigne vers les portes de fer, cadenassées, qui se succèdent jusqu’à la sortie. Dehors, dès qu’elle a passé l’immense portail métallique, elle inspire profondément, regarde le ciel blanc, et chemine vers sa voiture garée dans la ruelle en contrebas. Tête vide, corps pressuré.

Je n’avais pas le souvenir de ce texte, retrouvé dans mes papiers. Ce devait être sans doute le premier de la série de mes Ateliers de campagne ! Il me fait dire que la prison et ses détenus m’ont happée plus que tout autre endroit ou public…

Texte et photo : Marlen Sauvage

(à suivre)
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Quand j’étais enfant il existait une série télévisée intitulée Médecin de campagne… Le médecin était une femme et la campagne alors ressemblait à celle où je vivais dans la Drôme. Depuis que je sillonne les Cévennes pour animer ici et là des ateliers d’écriture, je ressasse l’idée d’écrire une série de souvenirs « arrangés » (à ranger…) autour de ces allées et venues. Je précise que la temporalité n’est pas la bonne, c’est tout, et les prénoms bien sûr s’ils apparaissent, sont modifiés… Le contenu, lui, est mon vécu, il a seulement valeur de témoignage, rien d’autre. 

Marlen Sauvage