Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022. Autrice : Monika Espinasse
Tu ne me trouves pas un peu grosse ? C’est surtout le ventre qui me gêne quand je me regarde dans le miroir ! Tu crois que je dois faire un régime ? Faire une cure de légumes ? Peut-être supprimer le pain ? Ou alors faire un peu de sport, de la gym pour perdre un peu de poids ? C’est que j’aime manger, moi, ça me ferait mal de devoir me surveiller…J’aime bien les légumes, mais je ne suis pas prête à sacrifier le reste. Le petit déjeuner, café, thé, tartines beurrées et la valse des confitures maison ou alors un cake, une part de panettone, ça, c’est mon départ de journée ! Après je me raisonne, je me rationne, mais quand vient le tour des desserts, je succombe…un mille-feuille, craquant dehors, crémeux en dedans et un toit de sucre glace à fondre de plaisir…ou alors une mousse au chocolat douce-amère, aux senteurs de cannelle ou orange…ou encore une glace, une composition de glaces, un banana split ou un mont-blanc, banane ou châtaigne, chocolat ou vanille, mais surtout ! surtout ! un dôme de crème au-dessus de la glace, un nuage léger et tendre, de la crème Chantilly fouettée énergiquement, aérée savamment, dressée avec élégance, décorée avec art de volutes et de perles de sucre, voire arrosée d’un filet de liqueur délicieuse…je ne sais pas dire non, je fléchis, je plie, je cède, je dévore, je savoure, je salive, je me régale, je déguste sans honte, avec passion…c’est bien après que je regrette quand je vois les dégâts sur la balance…
Alors c’est soupe de légumes ou poireaux vinaigrette, pamplemousse ou eau citronnée, un petit filet de poulet et trois cuillerées de riz, yaourt ou compote de pomme, tout est limité, mesuré, choisi sur une liste restreinte à peu de chose, c’est privation, punition après les écarts goulus…
La ligne s’affine, le ventre s’assagit, promet la minceur, et les tentations reviennent…les anniversaires aux gâteaux à étages, les sorties au restaurant – oh, le divin soufflé glacé au grand Marnier, les mariages et leur tour de profiteroles, les recettes douceurs, les compositions tendresse, le tout couronné de la blanche Chantilly, comment voulez-vous que je résiste, je suis gourmande, gloutonne, gourmette, j’apprécie, je profite, je jouis… la vie est belle !
Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022. Autrice : Monika Espinasse
Piano
Instrument de musique à clavier, touches et pédales. Instrument de plaisir ou de torture.
Un grand piano à queue couleur acajou occupe un quart de la pièce, encombrant, mangeant l’espace, attirant la poussière. Inévitablement décoré d’un napperon blanc brodé et d’un vase à fleurs posé dessus. Voilà pour les présentations.
Mon premier piano. Mais ça, c’est juste un aspect, ce que tout le monde voit. Moi, je vois les touches blanches et noires, le lourd couvercle levé, la partition calée dessus, les pédales obéissant au pied, et je sens l’âme, j’entends le timbre clair, les accords puissants, je sens mes doigts maîtriser les octaves, les arpèges perlés, les notes qui dansent, je me perds dans les sons… on m’a mise au piano à sept ans et c’était le bonheur. Malgré les leçons arides, malgré les tentations d’évasion, le piano m’a toujours comblée. Accompagnée dans ma vie. J’ai quitté le grand piano à queue que j’ai pu remplacer plus tard par un petit piano droit rouge corail, des regrets pour le son plus petit, moins universel, mais je n’avais ni la place ni les moyens pour un piano de rêve. Il valait mieux revoir les partitions, la technique, les morceaux que j’avais maîtrisés intégrés et c’est ce que j’ai fait. Exercices journaliers, je m’y tenais, tous les jours, à 14h pile, la porte ouverte sur le jardin, personne pour me déranger, me gêner dans le jeu, car je jouais pour moi, pour moi seule. Il n’y avait que les fêtes de Noël de mon enfance qui me demandaient une prestation devant la famille. Comme au concert. Assez bonne maîtrise. Perdue pendant vingt ans. Retrouvée. Et puis reperdue. Beethoven, Schubert, Chopin et d’autres attendaient et mes doigts se perdaient. Ma petite fille a exigé des leçons, non, je veux que avec toi ! nous avons appris la lettre à Elise. Et puis la vie nous a happées à nouveau, éloignées du piano. Au dernier Noël, elle m’a offert une partition, difficile, les nocturnes de Chopin. J’avais perdu jusqu’au solfège. Il faudra tout revoir. Chopin attendra.
Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022. Autrice : Monika Espinasse
Nourriture
Nom féminin, mot de quatre syllabes en comptant le e pourtant muet, mot sans musique, je ressens juste une cadence, un rythme souligné par les roulements des trois r…
Le Petit Robert décline : « ce qui entretient la vie d’un organisme en lui procurant des substances à assimiler »
Eléments essentiels pour la vie, substances pour la subsistance, la survie, la perpétuation de l’espèce, la base de l’alimentation de survie peut être trouvée dans la nature, il suffit de se rappeler les conditions de vie des premiers hommes de l’histoire, cueilleurs, chasseurs, puis éleveurs, agriculteurs.
La nourriture besoin a évolué dans l’histoire, plantes, graines et fruits, ajout de viande crue, puis cuisson dans le feu, confection de pain…avec les siècles, les recettes se sont étoffées, compliquées, les aliments se sont diversifiés, les hommes sont devenus exigeants, gloutons, les menus sont devenus riches, voluptueux, les utilisateurs sont devenus consommateurs, ceux qui avaient les moyens se gâtaient sans gêne – on pense à Marie-Antoinette qui conseillait aux gens de la rue la brioche pour remplacer le pain – le peuple survivait, les riches se gavaient, la nourriture comme classification, aux pauvres le basique, le strict minimum, aux riches les plaisirs et excès.
Mais laissons là l’histoire, revenons à notre nourriture. Nourriture besoin et nourriture plaisir. Car le plaisir peut se trouver aussi dans un plat tout simple, une purée maison peut être une fête, une omelette mousseuse un régal. Pas besoin de champagne et de caviar pour être heureux. Et les recettes se développent, se rajoutent, se passent de famille en famille, de livre de cuisine jusqu’à internet, chacun trouve ses plats et ses ingrédients, le savoir-faire de maison est à nouveau prisé. Les souvenirs d’enfance nous imprègnent, saucisson de la ferme, patates à la poêle, crèmes douces et sucrées. Les voyages nous révèlent de nouveaux plaisirs, des goûts différents, italien, espagnol, mexicain ou thaï, on retrouve tout chez soi. Nourritures terrestres oh combien agréables, nécessaires au plaisir de vivre.
Nourritures terrestres, un thème que André Gide a embrassé, évasion lyrique, réflexion sur la vie, ses besoins et ses joies. Glorification du désir et des instincts ou apologie du dénuement comme il se plaît à le dire dans la préface, en tout cas une profusion de nourriture, un inventaire passionné de ce qui se voit, se regarde, s’entend, s’écoute, se mange, se consomme, tout ce qui peut satisfaire les désirs les plus secrets.
Nourriture à profusion, l’esprit en exige aussi, une fois que la panse est satisfaite. Je lis, tu lis, ils lisent, les livres appartiennent au bien-être, les tableaux de maître procurent une satisfaction intense, la musique nous transporte autant qu’une douceur chocolatée. Des notes égrenées dans l’air, des accords puissants qui remuent jusqu’au fond du cœur.
Des voyages qui nous nourrissent, des rencontres qui nous animent, des paysages qui nous apaisent, chacun ressent ses besoins, cherche ses plaisirs, trouve ses aliments de survie, terrestres, spirituels, à chacun ses émotions, ses saisons, son espoir, son jardin. A chacun la mesure de son bonheur.
Codicille : à revoir en personnalisant (exemples, recettes à développer, déclinaisons…)
Marche ou crève… j’ai bien entendu ? il m’a dit ça ? il a osé me dire cette phrase éculée… j’espère qu’il ne le pense pas quand même… marcher… je voudrais bien, mais avec ma patte abîmée, je suis pas sûre d’y arriver, marcher… ce qui s’appelle marcher… d’un bon pas, un pied devant l’autre sans s’arrêter, un deux un deux et puis en chantant encore…comme des gamins en colonne par deux… un km ça use… enfin, tout ça… eux ça les amuse peut-être, mais moi, je ne peux plus, je n’en peux plus, mais crever ?… qu’est-ce que c’est que cette expression, je ne suis pas un chien… et j’ai encore quelques bons moments à vivre… crève toi-même si tu veux, mais laisse-moi tranquille… marche ou rêve… alors là je marche… tiens ça me rappelle une belle émission d’autrefois à la radio, à France Inter… il y a longtemps, mais je marchais je rêvais je voyageais… pas mal, on enlève un c de crève et la phrase devient belle, faite pour ceux qui ne peuvent plus marcher, coincés par la vie, mais qui ont encore tout dans la tête… si les pieds ne veulent plus, tu peux toujours faire marcher le cerveau, marcher un peu, rêver beaucoup… ça me chatouille… ça me convient… je peux partir où je veux… si j’aime la montagne je grimpe, si j’aime la mer, j’arpente la plage, je nage, je regarde le ciel en faisant la planche… si j’aime les fleurs oui c’est moi ça, je visite un jardin extraordinaire, avec des fleurs extraordinaires, avec des senteurs intenses, avec des couleurs inouïes… je me les invente… marche ou rêve… marcher encore un peu, il faut bien s’entretenir sinon les jambes ne savent plus faire… vacillent… s’écroulent… pfitt… voilà le fauteuil qui arrive qui roule presque seul… et voilà que tu peux juste rêver encore… pas pour moi je veux tout… je veux encore marcher un peu… à mon rythme, je tiendrai le coup… pas comme l’autre avec ses bottes de sept lieues… mais marcher encore un peu quand même… et rêver… rêver beaucoup, rêver loin, rêver haut, rêver ailleurs… oui, rêver d’ailleurs…
Autrice : Monika Espinasse
Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022.
Cours dans les herbes inondées de rosée/ cours vers le matin qui se lève au lointain/ sens la douceur de la brise sur tes joues/ ouvre tes yeux sur le soleil naissant/ ouvre ton cœur aux promesses du jour/ laisse tes pensées partir en balade/ laisse-les errer divaguer se perdre/ tu les retrouveras dans le chant de l’oiseau/ tu les retrouveras dans le murmure du ruisseau/ cours laisse aller, respire, souris !
Cours dans les rues pleines de poussière/ écoute l’orage éclater en grondant/ sens l’odeur de la pluie sur la ville/ sens les gouttes caresser ta peau/ laisse-les tremper tes cheveux, baigner tes yeux/ nettoyage, renaissance, souris à la vie !
Maintenant retrouve tes pensées du matin/ range-les bien dans ton cahier/ fais-en un poème pour retrouver ton élan/ récite-le à qui veut l’entendre/ cours dans ta tête pour rattraper les mots/ cours dans ta tête pour arrêter le temps/ chante et pleure pour te donner du courage/ chante et souris pour recréer la vie !
Autrice : Monika Espinasse
Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022.
Je suis l’aînée de la famille, famille nombreuse, famille cocon, famille amour, famille enfermement. Création de mes parents selon leur désir, leurs aspirations, leurs manques aussi, et ils en étaient fiers. C’était leur œuvre, leur présent, leur avenir. Leur cadeau aux enfants. Rien n’a compté autant que la famille, parents enfants creuset d’apprentissage d’émotion de soumission de rébellion, un cercle bien dessiné, aux limites précises, précisées, aux lois établies, à ne pas renverser… se débrouiller comme on peut pour accepter l’amour, rendre l’affection, prendre de la distance, se rebeller sans blesser, fuir sans abandonner… ne pas perdre le socle d’amour, mais apprendre la liberté de penser soi-même son avenir. Danser sur une chimère, sur un océan, sur du sable, sous les lumières du cristal, des étoiles. Chercher son chemin pas à pas.
Familles, je ne vous hais pas, moi je vous aime, je vous admire… tous ces efforts pour être ensemble, pour rester ensemble, tous ces compromis, ces sacrifices consentis pour un projet aussi vaste, aussi incertain. Et si on y renonçait ? Vivre seule, se suffire à soi-même, avancer à son rythme, sans contrainte, sans attache, avenir ensoleillé, un peu de pluie, un peu de vent, du froid qui fige l’émotion, patatras, on est malheureux, malheureux tout seul… et puis on repart vers le bonheur qu’on se crée, qu’on essaie de tenir à deux mains, fort, est-ce qu’on regrette la famille douillette, est-ce que la solitude pèse parfois ? Entre les liens attaches volontaires ou subis et une liberté arrachée au passé qui étreint, est-il possible de choisir ? Voie toute tracée ? Tradition, conviction ou hasard de la vie ? Hasard bonheur accident malheur on est l’acteur, mais rarement le réalisateur dans le film de sa vie. Faire face, ne pas sombrer, danser sur un volcan avec adresse, avec talent, confiante dans l’avenir qui se dessine.
Autrice : Monika Espinasse
Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022.
Je suis présente, elle est distante. Je suis timide, je n’aime pas déballer ma vie, elle peut dire ce qu’elle veut et comme elle le veut. Je me cache derrière elle pour dire des choses que je ne dirais pas moi-même. J’aime pourtant bien décrire, expliquer, m’impliquer, mais je n’ai pas encore appris à mentir. Quand je dis JE, c’est moi, et personne d’autre. Pas de voile, pas de rideau, pas de maquillage – ou juste un peu, je fais des progrès.
Quand je dis je, et que je veux me cacher, je deviens un homme. C’est un homme qui parle dans l’histoire, qui marche, qui agit ou qui se laisse aller ; je ne suis plus moi.
Quand elle prend la plume, elle me ressemble de prime abord, elle pense comme moi, elle avance comme moi, mais elle n’a de comptes à rendre à personne. Elle peut vivre pleinement ou chichement, elle peut aimer, et même haïr, elle n’est plus moi. Elle crée son histoire, qui est peut-être un peu mon histoire – ou peut-être pas ! Cela ne regarde plus personne. Et le comble de la liberté, c’est le moment où je lui cherche un nom, un prénom qui lui irait, qui sonnerait bien, qui la rentrerait encore plus dans l’histoire pour l’amener plus loin ou ailleurs. Et je la soutiens et je l’aide à avancer. Elle est un peu à moi avant d’être lâchée dans l’arène. Et moi, j’avance avec elle, elle me permet de m’ouvrir un peu plus au monde et d’avoir la force de créer d’autres histoires.
Elle trépigne, elle aimerait déjà être partie. Mais les parents ne sont pas prêts . Ils traînent comme toujours, se bichonnent, vérifient le gaz, ou ont oublié les gants. Elle n’a pas le droit de partir seule. Elle sera encore en retard à la messe comme tous les dimanches. L’église sera pleine, lumière, chants, orgue, prières. Les rangs sont serrés, ses amies l’attendent sur le banc, et elles vont encore se moquer d’elle, quand elle arrivera en retard se faufilant à travers les couloirs bondés pour trouver sa place, pour s’asseoir aussi discrètement que possible parmi la foule. Quand les parents se mettront en route, la messe sera commencée et c’est comme tous les dimanches, en plein sermon, qu’elle avancera . Tout le monde tournera la tête pour voir les retardataires, elle se fera toute petite, les yeux pleins de larmes, elle voudrait rentrer sous terre, ne plus être vue, semblable à une petite souris. Pourquoi est-ce si difficile d’être à l’heure comme tout le monde ?
Dernière étape. Elle est dans le train depuis trop longtemps. Fatiguée. Trois changements entre le Sud de la France et Berlin. Et dire qu’elle avait son billet d’avion en main. Tout était organisé. Elle avait trouvé un vol pas cher, avec une compagnie low cost. Elle se serait bien passée de ce voyage dans ces temps de pandémie où le virus se déplaçait plus vite que les voyageurs. Mais sa mère était souffrante, hospitalisée, et la réclamait. Alors, Christine avait pris son billet. Mais à l’aéroport, une mauvaise surprise l’avait terrassée, il fallait produire un test de moins de 72 heures pour prouver qu’elle n’était pas contaminée. On lui avait pourtant assuré que ce test n’était pas exigé pour le vol ni pour la frontière. Oui, mais il y avait des lois non écrites et la compagnie d’aviation avait refusé son billet. Elle s’en voulait d’avoir mal compris, mais elle n’était pas la seule, il y avait d’autres voyageurs éconduits et tous ensemble, ils avaient cherché un moyen de transport de remplacement. Taxi pour la prochaine gare, billet de train – curieux, dans le train, personne ne demandait le test, il fallait juste le masque comme partout – vingt heures de trajet et d’inquiétude pour sa mère. Maintenant, elle est vannée. Soucis d’argent, problème de repas, de sommeil, il est temps qu’elle arrive.
L’accueil de la ville est glacial, -14°, un mauvais vent souffle dans les rues, elle glisse sur le bitume couvert de verglas, peste, rattrape sa valise et cherche le tram à prendre. En route pour l’hôpital d’abord, embrasser sa mère, récupérer les clefs de l’appartement, puis repos récupérateur. Elle aurait mieux fait de téléphoner avant de se mettre en route, les entrées de l’hôpital sont bien gardées, pas question de rendre visite à sa mère, même avec le masque obligatoire. On se méfie du virus et de ceux qui pourraient l’apporter avec eux. Donc, c’est non pour la visite. Pour l’instant du moins. Et les clefs ? Elle ne va tout de même pas aller à l’hôtel ? Les infirmières sont compréhensives, coup de fil à sa mère, explications, pleurs, embrassades virtuelles, et les clefs arrivent à l’accueil. Elle est épuisée, frigorifiée, déçue et n’aspire qu’à rentrer s’abriter du froid et à se remettre de ses émotions.
Elle retrouve le quartier de son enfance où s’alignent des rangées de barres grises hautes de six étages, architecture typique est-allemande, fonctionnelle à défaut d’être belle. Entre les bâtiments, des petits carrés de verdure, poumons rudimentaires. Elle reprend avec plaisir sa chambre telle qu’elle l’a quittée. Personne n’y touche, sa mère en a fait un sanctuaire. Elle n’a jamais accepté le départ de sa fille si loin d’elle. Elle a bien dû remplir sa vie par d’autres émotions, occupe un emploi dans une bibliothèque, voit des jeunes et des personnes âgées, se voue corps et âme à son travail et écrit des poésies à ses moments perdus. Mais que sa fille fasse sa vie dans un autre pays, revienne de temps en temps seulement pour la voir, cela, elle ne le comprend pas. Ne l’admet pas et lui en veut. Les deux femmes ont des relations difficiles. Mais même si Christine refuse la relation fusionnelle, elle accourt à Berlin dès que sa mère appelle, pour un ennui sévère ou pour une fête.
Elle se souvient avec émotion de Noël il y a un an, la ville était resplendissante. Pleine de lumière. Marchés de Noël sur toutes les places importantes. Devant les églises, les châteaux, les musées. Malgré le froid hivernal, l’ambiance était chaleureuse autour des chalets colorés, animés, odorants, qui formaient de petits villages surprenants. Sur Alexanderplatz, c’était l’étalage de bijoux fantaisie, foulards en soie et cachemire, bibelots et souvenirs… un stand renversant, de la vaisselle en porcelaine, décor à dominance bleu, tasses et mugs à fleurs, à points, à pois, à festons, sous-tasses assorties… une montagne de porcelaine bleu et blanc et au milieu une dame vêtue en bleu, deux nattes blondes dépassant d’un chapeau énorme en fourrure, des gants bleus, une chaîne de perles d’un bleu foncé coulant sur sa poitrine opulente… Christine avait même acheté deux mugs en souvenir. Un peu plus loin, des effluves de chocolat l’avaient fait saliver. Des rangées de têtes de nègre, ou baiser de chocolat, des demi-sphères noires alignées sur les étagères, goût de l’enfance, douceur de la mousse à l’intérieur du chapeau en chocolat, sucre écœurant et addictif. Le « Gendarmenmarkt », le marché aux gendarmes, était installé sur une grande place encadrée au nord et au sud par deux cathédrales réformées, le dôme allemand et le dôme français, jumeaux se faisant face autour de la place. Ce marché était encore plus grand, encore plus animé. Fanfares, chansons, piécettes de théâtre, concours divers, tout retenait les passants. Au centre de la place, de l’artisanat d’art, bois, cuir, laine, brosses, bougies, billes, du vin chaud dans des pots bleu-marine aux dessins colorés, on avait envie de tout acheter. La nuit tombée, des lumières bleues et mauves éclairaient les deux cathédrales. Christine avait été éblouie. Ambiance romantique, à rêver. Envie de monter sur le dôme français pour admirer le panorama. Deux-cent-cinquante-quatre marches couleur brique pour monter dans la tour jusqu’à la balustrade. Elle avait été seule sur l’étroit balcon qui entourait la coupole illuminée. S’appuyant à la balustrade en fer, regardant en bas le grand sapin décoré au milieu du marché, les petits personnages se promenant dans les ruelles comme sur une scène de marionnettiste. Haut dans le ciel, la lune ronde et brillante était montée au-dessus du dôme bleu et planait sur le paysage comme un éclairage de théâtre.
Elle se souvient, elle rêve, secoue la tête. La ville ne ressemble plus à ces souvenirs. Peu d’animation dans les rues froides, les gens se faufilent, masqués de blanc ou de bleu, ne s’arrêtent pas, aucun rassemblement de groupes discourant joyeusement. Les musées fermés, les cinémas clos, plus de restaurants ouverts aux effluves tentants, écoliers, étudiants rentrés à la maison, peu de voitures dans les rues, les gens se confinent, ça s’appelle lock-down, on ferme, on enferme. Elle avait essayé d’appeler des amies d’enfance pour provoquer une rencontre, toutes se sont défilées, peur du virus, peur de la contagion. Et sa mère, toujours à l’hôpital. Christine avait fini par se faire tester pour pouvoir lui rendre visite. Avec toutes les précautions exigées par le personnel médical. Elle ne s’était pas révoltée. Chez elle, c’était pareil. Masque, gel, lavage des mains à tout instant. Des gens hyper-prudents. Des gens insouciants. Des gens déprimés. Des gens rebelles. Elle se demande ce qu’elle fait ici. Elle doit rentrer. Elle va rentrer. Sa mère est bien soignée. Elle a ses amies, ses aides, ses soutiens. Elle n’a pas besoin de sa fille. Et Christine doit reprendre son travail bientôt.
Le billet de retour est acheté, elle repart en train, les avions se font rares. Les adieux sont faits. Larmoyants, comme toujours. Elle a honte, mais elle languit de partir. Reprendre sa vie. Retrouver sa solitude, la maîtrise de ses journées, et son rythme de travail et de loisirs, même si, pour l’instant, tout est plus restreint, coincé, ordonné. Elle part. Ce sera long. Le train la berce, l’endort, le paysage défile. Après la frontière, elle se prépare pour le changement à Strasbourg. Choc épouvantable, cri perçant des freins, grincement des roues, elle est secouée, des gens tombent de leurs sièges. Remue-ménage, inquiétude, personne n’est réellement blessé, mais tout le monde est angoissé. On ne sait rien. La communication est défaillante, en tout cas, cela ne semble pas la priorité du moment. Elle descend les marches au milieu de la foule qui se rend sur le quai, prudemment, et cherche un contrôleur. Enfin le renseignement arrive. Accident grave. Grave comment ? Petit à petit, on apprend. Un désespéré s’est jeté sous le train, ne s’est pas raté. Malheur ! Comment peut-on ? Quelle horreur ! Les gens discutent, compatissent. Et puis… quand est-ce qu’on repart ? La correspondance est assurée ? La vie reprend le dessus, ils veulent arriver chez eux. Le plus vite possible. Christine aussi. Elle est touchée, émue. Mais son changement à Strasbourg est compromis. Pas de chance. Il y aura du retard. Trois heures, quatre heures, on ne sait pas encore. Arrêt à Strasbourg. On s’occupera de vous. Hôtel. Train de correspondance le lendemain. Elle est fatiguée, lasse, sans énergie. Elle ramasse ses bagages, ne pleure pas encore. Ce sera pour ce soir, sous l’édredon. Elle sera à Montpellier demain soir. Secouée par tous les aléas de ce voyage. Lézardée, profondément atteinte par l’accident, mais aussi par tous les incidents, ambiances bizarres, émotions retenues. Par cet éternel pas de chance. Elle n’a plus envie de bouger, elle qui rêvait de voyages… Elle s’est calmée. Elle se reposera. On ne parlera plus de voyages avant longtemps.
Le week-end dernier, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.
Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant)
Il avait un âge certain. C’est ce qu’on dit pour un vieil homme qui a déjà vécu longtemps. Ce n’est plus un certain âge, la vieillesse accuse, trahit, affiche les joies, les chagrins, les erreurs de toute une vie passée. Il avait pourtant encore une peau de bébé quand on l’embrassait, il était tout doux, avait abandonné la moustache de ses trente ans, joues lisses et bien rasées. Le crâne aussi était dégarni depuis longtemps, il n’y avait plus qu’une couronne de cheveux autour de sa tête, un fin duvet blanc qu’il laissait pousser et qui habillait son visage de douceur. De petits yeux enfoncés, mais alertes, aux cils rares, d’un bleu délavé glissant vers un gris de brume. Lunettes fines cerclées d’acier qui donnaient parfois un regard pointu. Une bouche fine, en mouvement, il parlait bien, beaucoup, volontiers, il savait dire les choses, affirmer ce qui étaient pour lui des évidences. Le sourire était timide, tout en retenue pour ne pas dévoiler les trous dans sa dentition, les incisives manquaient depuis quelques années, les soins dentaires n’avaient pas été une préoccupation majeure, il laissait faire. Oreilles bien ourlées, bien formées, mais qui, depuis le temps, avaient besoin d’un appareil pour remplir leur fonction. Peu de rides, on aurait dit que malgré son grand âge, il n’avait guère changé. Les photos d’autrefois montrent un trentenaire glabre, ou parfois orné d’une petite moustache blonde, une calvitie précoce, des lunettes à l’ancienne, massives, un peu sévères, des yeux qui pétillent, des lèvres fines souriantes, en mouvement. Et en regardant des photos d’il y a vingt ans où il sourit au monde, il s’exclame : « Mon Dieu, j’avais déjà la même tête à cette époque ? »
Ton visage est un paysage… ou tout autre chose(avec Hubert Haddad)
Le temps qui passe creuse la terre, érode la montagne, ébouriffe les forêts. Les arbres sur la crête, noirs, ronds ou élancés, seront les boucles désordonnées, chevelure d’ogre, de monstre ou de dieu tonitruant de l’Olympe. La terre grise est sillonnée de rides, des sentes bordées de genêt et de bruyère, poils gris et couleur aux joues. Un pic, une falaise, s’érige au milieu du paysage visage sauvage, éminence grise et rouge dans ce flanc de montagne descendant régulièrement vers un val profond. Ouverture effrayante, déchirure que bordent des lèvres de murets et de clôtures. Trou édenté, sans langue, sans palais, sans fond, rien d’autres que des pierres sculptées par le vent, dents volumineuses, massives, protectrices, dangereuses. Des arbustes tout autour, haies, alignements, pins noirs rampant sous le pic planté au milieu du paysage. Un visage brut, irrégulier, sillonné, fendu, blessé. Blessant celui qui regarde. Même les nuages qui s’amoncellent dans le ciel, font grise mine. Et pourtant, ce matin-là, j’ai découvert les lacs sous la crête, au-dessus de la falaise centrale, deux petits lacs de montagne, clairs, purs, vert émeraude, des sourcils de bruyère, améthyste, et des coquelicots grenat au bord du val noir. Je me souviens que ce jour-là, j’ai aimé le visage de cette montagne solide rayonnante de couleur sous le soleil, aimable, souriante.
Et si maintenant cette image s’estompait, laissant s’évanouir la noirceur de l’ogre, si ce même paysage devenait joyeux avec ses boucles noires, ces joues rouges, son nez droit, sa bouche mangée de barbe soyeuse et ses yeux lumineux, s’il devenait pâtre grec ou gitan fougueux, je reviendrais écrire une autre histoire…
Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages(avec Emmanuel Levinas)
On se voit moins depuis quelque temps. Elle est partie faire sa vie et c’est bien. Mais elle me manque…un tourbillon, une tornade, toujours en mouvement. On n’est pas dans les embrassades, mais j’aimais te caresser avec les yeux. Tes cheveux lisses coiffés en madone comme tant de jeunes filles d’aujourd’hui, à les confondre au premier abord… la couleur blonde de bébé changée en châtain foncé avec le temps… je sens l’odeur de ton shampoing, odeur à donner le tournis, tant tu aimes changer de parfum, coco, pêche, vanille… non, pas vanille, c’est trop mou, trop sucré, ce n’est pas toi… parfois tu relèves tes cheveux en chignon et j’aime cette torsade plantée haut sur la tête… ta mère faisait de même autrefois avec ses cheveux noirs… il met en valeur les courbes de ta tête, cet arrondi vers la nuque, ton cou gracile qui accompagne tes mouvements, tes paroles… car tu parles, beaucoup, volubile, rapide, il faut que je m’accroche pour te suivre, mais j’aime t’écouter, entendre ta voix claire, voir apparaître le sourire qui illumine ton visage et ma journée, ta bouche aux lèvres pleines qui remuent sans cesse, cette bouche joliment ourlée, sans artifices encore, j’aime qu’elle parle, j’aime que tu racontes… tes grands yeux aux paillettes dorées, tu les aimerais bleus, mais ce vert te va si bien, ce n’est pas commun, pas mièvre, un peu chat sauvage, avec des cils noirs, là, tu aides un peu, tu épaissis avec du maquillage, de longs cils courbés, des sourcils bien dessinés en arc régulier qui surmontent les yeux et soulignent ton regard… froncés, circonflexes, en broussailles quand tu es en colère… tes yeux rient, interrogent, pleurent parfois de rage ou de chagrin… il m’arrive d’avoir un pincement au cœur… on ne peut pas aider, juste être là… et ta peau douce, bronzée, avec un reste d’acné qui t’énerve, ça ne partira donc jamais, j’aimerais te consoler, mais ça ne sert à rien, mieux vaut t’aguerrir, et puis tu es si indépendante, un peu sauvage même parfois, ça me fait mal, mais c’est mieux pour toi, pour ce que tu seras, ce que tu feras plus tard… des liens, mais pas des attaches, je n’aimerais pas t’entraver, toi qui vas de l’avant, qui marches d’un pas sûr, dansant, j’attrape tes doigts fins de musicienne, pianiste au gré du temps… tu m’étonneras toujours… ces mains agiles qui ne sont plus accaparées par ton téléphone, cet écran qui ne te quittait jamais il y a encore peu… Tes mains, tes yeux, tes pensées, tournées vers l’avant, loin de moi. C’est douloureux et c’est bien. Je sais que tu me reviendras de temps en temps, le lien est noué, le lien perdurera.
Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification, et à partir de la photo de Patrick Modiano, par Louis Monier,, au début de cette publication.)
Profil de bel homme, je vous imagine grand, élancé. Vos cheveux mi-longs coiffés en arrière découvrent un haut front de penseur. Des yeux profonds, enfoncés, regard songeur, un peu sévère peut-être, ou perdu vers l’intérieur. Sourcils légèrement broussailleux. Nez droit bien présent pointant dans le paysage. Visage glabre, menton volontaire, lèvres serrées. Simplicité de la tenue, chemise à carreaux et veste sombre.
Ce qui me frappe dans votre portrait, c’est votre oreille. Une oreille, puisque l’autre est invisible. Puisque vous vous présentez en profil. Mais cette oreille est très présente, le haut légèrement caché par une partie de votre chevelure lissée, peignée soigneusement vers l’arrière, vers la nuque, une oreille éclairée par la lumière, soleil ou flash, bien mise en évidence. Oreille bien ourlée, au pavillon dessiné, bien ouvert. Un outil majeur pour votre travail d’écrivain, pour saisir les voix qui vous parlent, les voix qui vous disent leur histoire, qui vous accompagnent, vous échappent, vous reviennent, insistent, vous aident à créer. A écrire. J’ai lu nombre de vos récits, j’ai aimé déambuler avec vous dans la ville, écouter les bruits, entendre vos voix. Suivre les mêmes chemins, les méandres de vos pensées sous le front ample, démesuré. Parler avec vous de vos voix, vos projets, vos rêves. Mais parler vous semble difficile, les lèvres minces, collées, ne se desserrent pas facilement. Les mots que vous alignez avec votre plume, se bloquent dans votre gorge, votre poitrine, votre tête. Vous avez tant à dire et vous achoppez dès qu’on vous interroge. Phrases avortées, voix qui s’éteint, qui laisse parler des mains impuissantes de transmettre ce que vous savez si bien exprimer avec votre écriture. J’ai souffert pour vous, la bienveillance des interviewers vous a sauvé. Vous avez réussi à faire vivre vos voix. Et ces voix restent un présent pour nous qui sommes vos lecteurs.
Il franchit le seuil, ferme la porte et s’en va. Il descend vers le village, dans l’ombre de la vallée, longeant la route abandonnée. C’est calme. Plus que calme. C’est désert. Personne dans les rues, personne sur la place. Des silhouettes à travers des vitres, vite cachées par des rideaux. Devant le bar, les tables et les chaises sont alignées, attendant les clients. Un chien traverse la place, craintif, la queue entre les jambes. Un chat noir grimpe sur l’arbre en face de l’église fermée. Le marcheur prend le sentier qui monte vers le plateau, vers le soleil. Cailloux, buissons épineux, plumets d’herbe sèche. Silence. Sur la montée, son pas devient pesant, Une pie s’envole en jacassant. Pas d’autres bruits. Juste la terre ocre, ferme, qui fait résonner ses pas, son souffle qui s’accélère dans l’effort. Forêt de châtaigniers, puis de pins. Lacet après lacet, il gagne le plateau. La lumière. L’espace. Pas une âme en vue. La steppe, les herbes qui ondulent sous le vent. Au loin, un hameau. Il continue son chemin tout droit, à travers les prés, sautant les clôtures, évitant un troupeau de moutons sans chien, sans berger. Avance à pas de géant. Se repose au pied d’habitations abandonnées. Tire de son sac quelques fruits secs à grignoter. Il reste un peu d’eau dans sa bouteille, mais il faudrait trouver une source ou une maison accueillante. Il suit toujours le chemin qui descend vers un village. Là aussi, les portes et les volets sont fermés, pas de café, pas de pain, le village semble inhabité. Mais la fontaine coule. Il se sauve, reprend le sentier qui remonte sur une montagne couverte de forêts, épicéas, hêtres, sapins, bouleaux. Des odeurs de sapins de Noël et de terre humide. Des traces de cerfs, de lapins, des pépiements d’oiseaux. Au sommet, une vue fantastique. Des chaînes de collines et d’arêtes, des vallées encaissées, des pentes violettes de bruyère. A l’horizon, le ciel bleu tombe dans la mer blanche de soleil. La mer. Il ira vers la mer. Liberté, espace. Le sentier redescend vers l’obscurité. Il se sent seul. C’est bien ce qu’il désirait. Mais cette solitude ressemble à un brouillard. Dense. A couper au couteau. A traverser en aveugle. Il aime mieux les hauteurs. Il remonte vers les crêtes qui défilent. En contrebas, la rivière qui enroule ses lacets dans des gorges sauvages. La rivière qui part vers la mer en accueillant sources et torrents. La rivière qui scintille sous le soleil.
Le chemin sent bon la garrigue, les odeurs acres de thym et de genièvre, de buissons de lavande et de romarin. Il grignote quelques brins d’herbes, il a faim. Au loin, en bordure du chemin une ferme. Il approche, appelle, se penche pour frapper à la porte qui s’ouvre brusquement encadrant une silhouette. Un fusil pointé sur lui. Cheveux gris, châle de lainage sur une blouse grise, la femme le regarde sévèrement. Qu’est-ce qu’il veut ? d’où il vient ? Méfiante, solitaire. Il bafouille, surpris, effrayé, il s’attendait à un refus, peut-être, mais pas à cette manière forte sur un sentier de randonneur. Finalement, elle l’invite à entrer, vous avez faim, ça se voit, je peux vous faire une omelette, j’ai les œufs de mes poules, un peu de pain, ça ira ? Faut pas faire attention au fusil, ici on est loin de tout, il faut être prêt ! Il mange en silence, sauce les œufs avec le reste de pain. Il apprécie. Pour la nuit, il y a un coin chaud près des moutons, si ça vous dit ? Il incline la tête, fait signe que oui, ça lui dit. Demain matin, si vous partez tôt, vous n’avez qu’à tirer le portail….
Il se lève avec les moutons, prend son sac, ferme le portail avec soin. Elle est devant la porte à l’attendre, un petit café avant de prendre la route ? Il se remet dans le chemin, reconnaissant. Bientôt, ses pas légers s’enfilent, réguliers, comme on enfile des perles sur un collier, un pas devant l’autre, un pas après l’autre, le corps s’est mis en automatique, l’esprit vagabonde. Il est parti pour se vider la tête, pour laver le cerveau, rien de son ancienne vie, tirer un trait, avoir des yeux neufs, trouver un sens… Une camionnette passe, le boulanger porte le pain à la ferme, une fois par semaine, elle le lui a dit, il pense à son air sévère et à sa générosité naturelle, une lumière dans son périple solitaire. La route descend vers l’abbaye et le cloître paisible qu’il avait envie de voir, pèlerin plus que touriste, mais il appréhende l’affluence. Le bourg est en contrebas, coule entre les falaises comme un serpent, comme une rivière, il avance avec prudence, ici aussi, tout semble fermé, les maisons, les magasins, pas de café, pas de pain, pas de cartes postales ni de souvenirs, pas de bruit, c’est lugubre, menaçant, le cloître est vide, comme abandonné, ni paix ni sérénité, il est inquiet, ne comprend pas, le monde ne semble pas tourner rond. La beauté de l’église romane ne le réconforte pas, il fuit, s’engage vers le Sud, par le pont du diable, par les vignes et les oliviers, il descend dans la plaine des vignerons, il marche, il fatigue, il se désole, la nature est pourtant accueillante, soignée, les raisins gonflent, les olives mûrissent, mais rien ne trahit une présence humaine. Tout est comme paralysé. Sauf lui qui marche. Marche encore. Marche jusqu’au point d’horizon, là où le ciel rejoint la mer, jusqu’au port, voir les bateaux balancer sur les vagues. Les bateaux. Monter sur l’un d’eux. Traverser la grande étendue pour la rive d’en face. Toujours le Sud. Mais les bateaux aussi sont immobiles, ils épousent les vagues, mais ils n’avancent pas… Alors il repart, plus loin, plus bas, vivant de cueillette dans les vignes, dans les jardins, dans la nature sauvage, pas après pas, village après village, saute une frontière, le pays est large, la terre est grande, il a encore des sentiers à parcourir, cherchant à comprendre cette paralysie, cette disparition, ce grand vide… et pourquoi lui, pourquoi cette fermière, pourquoi les animaux… il est en colère, il est en détresse, ce n’est pas cette solitude-là qu’il désirait, cette condamnation d’un monde auquel il est lié malgré ses déceptions et sa révolte. Il traîne son désespoir jusqu’au prochain sommet, un promontoire couronné d’une petite chapelle, se pose sous la croix, sort l’harmonica de sa poche, cet harmonica qui l’accompagne partout, qui le réconforte dans sa tristesse. Le caresse, souffle et en tire une mélodie lancinante pour réveiller ce grand vide, pour anéantir ce néant.
Auteur : Monika Espinasse
Ce texte répondait à l’une des suggestions d’écriture de l’atelier de novembre 2020. MS