Ce morceau de papier froissé est un intrus du présent. Car, à midi, c’est grillades. Une éclaircie entre deux averses. On ne va pas se priver d’un déjeuner champêtre. Je me charge d’allumer le feu. J’aime bien, le feu est mon ami depuis toujours, je sais ne pas l’étouffer en voulant le maîtriser. J’aime la façon dont il dévore les châteaux de bois en faisant danser les flammes, comme il remodèle les salles de bal sans jamais parvenir à éteindre la fougue des danseurs. Petite, bouche ouverte, je passais des heures devant la grande cheminée du Gers à me raconter les histoires que murmurait le feu pendant que pestaient les adultes à qui je gênais le passage vers l’armoire à apéritifs. J’empile tout sur les restes de charbon humide, journal, cagette, fagot de laurier, bûches d’un vieux cerisier et puis je retourne à la cabane de jardin en quête d’étincelle. A travers le fatras de l’hiver pas encore remisé, je trouve une boîte d’allumettes. Les circonstances défavorables ne m’auront pas. Soupir d’aise. Une affaire rondement menée, les choses vont aller bon train, les braises seront prêtes en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire : je n’en finis plus de me flagorner. Dans la boîte, deux allumettes au pauvre bout effrité. Elles ont tenu le temps qu’elles ont pu mais les miracles se font rares. Je déchante illico, la boîte finit dans le petit bois. Dans un vieux pot, un briquet… l’honneur est sauf, je vais pouvoir allumer un beau brasier et faire fi des petites voix qui m’agacent, qui me susurrent que les filles ne savent pas, que c’est voué à l’échec, il faut que je me dépêche si je veux leur montrer à tous. Ces « tous » qui ont disparu depuis belle lurette. Restent ces voix dans ma tête, ce combat intime qui me vaut souvent des regards interloqués de mes proches. Ils n’ont que l’image, pas le son. Les sous-titres, encore moins. En attendant, j’ai beau cajoler la pierre et faire monter la pression avec mon pouce, pas le moindre souffle de vie pour mettre le feu aux poudres. Je n’arrive pas non plus à lui faire allumer le réchaud à gaz de secours, l’étincelle est bien trop timide. En désespoir de cause, j’attrape un morceau de papier sec, le tortille, le range dans mon sac et fonce, rageuse, à la maison bien décidée à y trouver de quoi faire, sans avoir besoin de l’aide de personne, un feu d’enfer. Des heures plus tard, les côtelettes rongées, le feu finissant de fumer paresseusement sous l’impulsion perverse d’une vieille branche de romarin souffreteuse qui le pousse à cracher ses poumons avant de s’endormir, je retrouve le bout de papier froissé. J’ai complètement oublié de l’utiliser : les allumettes de la ménagère parfaite dénichée sous mon toit ont parfaitement fait l’affaire. Seule s’est éteinte, provisoirement sans doute, mon envie d’en découdre.
Le porte-clés est en métal argenté, il représente 3 petits singes accolés, le premier se cache la bouche, le deuxième se cache les yeux, le troisième se bouche les oreilles. Je pense que cette image est connue. J’ai déjà vu ces singes en statuette de bois, posés sur une télévision, il y a longtemps chez je ne sais plus qui. Je ne crois pas que c’étaient des gens engagés ou qui réfléchissaient particulièrement. J’ai le sentiment que l’objet avait simplement une fonction décorative mais je ne sais pas pourquoi je ressens cela. Ce porte-clés, je l’ai trouvé dans une boîte à babioles, chez mon beau-père quand on a vidé la maison pour la vendre. Il en avait plein des babioles, Jean, des collections, des boîtes à trucs tout mélangés, cachées partout, même sous la baignoire avec des pièces en argent dedans, la caverne d’Ali-Baba, des amoncellements de tout qui allaient bien avec sa maison biscornue et ensevelie sous les couches de poussière et les années passées à ne plus vouloir se retourner. J’ai toujours été fascinée par l’image de ces petits singes, je les ai exhumés de leur boîte et me les suis appropriés sans rien demander. Ils me revenaient de fait comme un rappel de ce que je ne veux surtout pas être, de ce que je me suis appliquée à ne surtout jamais devenir même si ce n’est pas facile, même s’il a fallu renverser les murs, même si parfois, me prends comme une envie pressante de me reposer de cette mission-là.
Je regarde.
J’écoute.
Je dis.
La pommade magique est juste un tube jaunâtre avec du gel qui sent le citron à l’intérieur. Ça sert à tout, c’est écrit dessus : COMPLEXES. Il y a des mélanges en tout genre, des élixirs floraux et des minéraux, des pierres précieuses en poudre aussi, c’est inscrit en tout petit. C’est pratique, ça guérit tous les bobos, ceux de ma fille, qui ne supporte pas la moindre égratignure sur sa peau de pêche, ceux de sa mère, surtout, qui ne supporte pas l’idée qu’elle puisse s’abîmer, se faire piquer, brûler par le soleil, avoir trop peur, être choquée ou malheureuse. L’ingrédient principal est à base de prunelle d’œil de mère. Avec cette pommade, je déjoue le destin, je ne prends aucun risque. Je m’encanaille même, parée contre tout. Comme un talisman, je la tripote souvent au fond de mon sac, prête à dégainer au moindre outrage. Elle m’aide à partir en vadrouille sans crainte, en vacances, plusieurs nuits sans risquer une catastrophe. Pas de danger que le remède soit pire que le mal, cette pommade est NA-TU-RELLE et a même le pouvoir de préserver mes illusions.
Depuis la disparition de sa femme, tout allait de travers. Il n’ouvrait plus les volets, vivait dans la pénombre, sortait le moins possible et en catimini lorsque le garde-manger était vide et qu’il fallait le remplir à nouveau. Les autres, dehors, le regardaient par en-dessous, comme si son deuil était une maladie à laquelle ils ne voulaient pas se frotter. Ils se persuadaient en détournant les yeux qu’ils respectaient une sorte de trêve à l’issue de laquelle Hubert reprendrait pied dans la vie ordinaire à l’endroit même où il l’avait désertée le jour du drame.
Lui ne semblait se rendre compte de rien. Il se perdait, la plupart du temps, engoncé dans une réflexion profonde et immobile, qui agissait comme un coussin d’air et mettait entre lui et le monde une distance salutaire.
Ce jour-là était jour de ravitaillement et Hubert se préparait mentalement à franchir le seuil de sa maison.
« Aujourd’hui, je dois sortir, il faut que je finisse d’installer les étagères, je dois passer au magasin de bricolage, celui où la vendeuse a un air si pincé que je dois me contraindre à prendre l’air ravagé pour ne pas lui éclater de rire au nez et la forcer à regarder ailleurs. Tout le monde me paraît tellement idiot, depuis quelque temps… comme si j’avais du temps à perdre en bavardages stériles le long du chemin. J’ai tellement de choses à faire encore, avant la nuit : poser les étagères, ramoner le poêle, lessiver les linos, cirer le parquet de la petite chambre du fond. Décidément, il ne faut pas que je traîne. Hâtons-nous pour rentrer plus vite ! Il y a la baignoire aussi, à récurer de fond en comble. »
Hubert envisagea un instant de prendre sa blanche et rutilante voiture dont le moteur ne tournait plus que rarement mais se ravisa très vite : trop de manœuvres hasardeuses pour la sortir du garage. Il ne s’en sentait pas le courage. Il partit donc à pied, d’un bon pas malgré ses yeux vagues. Il pénétra dans la quincaillerie du village et, sans saluer personne, se rua sur la caisse de visserie en promotion au fond du rayon de gauche. Il farfouilla un moment avant de dégotter ce qu’il cherchait, visiblement trop absorbé par ses sombres pensées pour se concentrer sur l’instant présent.
« Oh, il y a même une chignole, quelle chance, je n’aurais pas besoin de courir en ville samedi prochain. Un sacré gain de temps ! Voyons voir, ai-je bien tout le nécessaire ? Mais oui… je passe à la boucherie et je rentre. »
Hubert s’étira douloureusement, réprimant un soupir las. Il n’était pas étonnant que ses anciennes connaissances aient du mal à l’aborder, le quinquagénaire avenant et doux s’était métamorphosé en une sorte de grande tige rigide qui ne souriait plus jamais et semblait lutter en permanence pour conserver son équilibre face au vent, le poids du fardeau qu’il portait menaçant de le faire vaciller à tout instant. Depuis ce jour maudit où Clara n’était pas rentrée de son cours de boxe, il y un mois, il n’était plus lui-même. Était-ce l’incertitude qui le rongeait de ne pas savoir ce qui était arrivé à sa femme si pleine de vie et d’énergie ? Les gendarmes avaient retrouvé sa voiture près du fleuve, une portière grande ouverte mais les recherches avaient tourné court. Hubert ne parvenait à trouver aucune explication rationnelle à la situation. L’hypothèse avancée du suicide ou de la fugue amoureuse défiait toute logique pour quiconque connaissait Clara comme lui la connaissait. Il s’était résigné, imaginait un enlèvement, une agression, il soupçonnait qu’il ne la reverrait pas vivante. Et d’ailleurs, lui-même ne vivait plus beaucoup…
Ses pas le menèrent jusqu’à la boucherie : il y acheta un grand sachet de déchets et d’os de bœuf. Le boucher le salua dignement et en rajouta un peu pour faire bon poids, il subodorait que le temps des vaches maigres n’était pas près de se terminer de sitôt pour le pauvre Hubert. Il n’avait pas de chien. Si sa bourgeoise n’avait pas toujours eu les yeux qui traînaient partout, il aurait même glissé une entrecôte dans le paquet, le brave homme.
Ses emplettes terminées, Hubert reprit enfin le chemin de sa demeure. La lourde porte en chêne se referma sur lui dans un grincement malsain.
« Je m’attelle à la tâche et puis je m’ouvre une bonne bouteille de rouge. Il me reste un côte du Rhône de 69 à la cave si mes souvenirs sont bons. Si je ne le bois pas aujourd’hui, je ne trouverai plus de meilleure occasion. Ne me regarde pas comme ça, Clara, je mérite bien une petite pause avec la vie trépidante que je mène depuis un mois. Si tu crois que c’est facile, de penser à tout, de vérifier sans arrêt que le scénario est plausible, que je ne commets pas d’erreur. Grâce au ciel, ce soir, tout sera terminé. Ne roule pas ces yeux terrifiés et n’essaie pas de protester, tu sais bien que je t’ai coupé la langue il y a trois jours. Qu’est-ce que ça peut saigner, une langue, dis donc, la salle de bains est dans un état ! Ne t’inquiète pas, ma chérie, toi aussi tu auras droit à un bon petit plat ce soir, je suis passé à la boucherie. Le repas du condamné… Je t’aiderai un peu. C’est pas facile de manger proprement avec des moignons, j’en ai conscience, on est pas des bêtes tout de même, un peu de dignité… Arrête, je te dis, tu t’épuises pour rien, tu es laide à te traîner et à te tortiller comme ça sur le sol. C’est trop tard. Il fallait y penser avant, tes jambes sont au garage, coupées en petits morceaux, elles attendent le reste pour partir à la déchetterie. Une aubaine, ces travaux de rénovation dans la maison. Allons Clara, sois bonne joueuse, tu sais bien qu’entre nous, cela ne pouvait plus durer… Les humiliations, les menaces, le mépris, les coups même, depuis que tu pratiquais un sport de combat. Tu sais ce que l’on dit ? Tant va la cruche à l’eau…, quoi ? Que signifient ces borborygmes ? Un dernier baiser ? Ferme les yeux et tends la lèvre, je te pardonne, meurs en paix. Sois sage pendant que je vais chercher la scie sauteuse. »
Jusqu’entre chien et loup, Hubert s’activa. De l’extérieur, on percevait le bruit des outils qui travaillaient sans relâche, cherchant à consoler l’homme esseulé par une surabondance d’activités qui le mènerait peut-être enfin, à un oubli réparateur.
Je crie de peur dans la cuisine, ça me déborde, on va mourir, c’est sûr, galop des adultes en provenance du jardin, ils ouvrent la porte, paralysée je suis, la flamme de la bougie lèche le vieux bahut, ça noircit ; le toboggan vert passé, herbe fanée sur socle orange délavé, cochon pendu, souffle coupé, le vieux noyer, la balançoire, il ne faut pas jouer à la mort, gronde grand-mère ; dispute sous la table, ma cousine boude, encore une marchande qui a mal tourné, c’est toujours moi qui sais mieux, ça l’énerve, je suis plus petite, je ne me trompe pas dans les additions, pas de faute quand je copie le nom des choses à vendre sur les bouts de papier, elle chante bien, elle, elle m’apprend les chansons à la mode au fond du jardin, gravement ; l’odeur de la corne des pieds de ma grand-mère, le soir elle les pose sur un tout petit tabouret de bois, ils sont tout gonflés, elle dit mes bégonias me font mal en se massant, en grimaçant, parfois, elle les met dans le poêle avec le pain qui décongèle, ça sent le mazout ; son frère, en bas ; tous les matins il va chercher le journal sur sa mobylette, orange aussi, je le vois de dos, avec son casque chevauchant, on dirait que c’est lui qui l’oblige à se tenir droite ; pour les tranches de jambon, il faut attendre, faire la queue dans la boucherie chevaline parce que ça donne des forces, le cheval, c’est rouge et c’est du muscle, il faut dire bonjour au monsieur avec son crayon sur l’oreille, il connaît bien grand-mère et sa dignité de veuve offensée, il me donne des bonbons, dire merci d’une voix sucrée, on rentre à pied ; le magasin de motoculture, le fleuriste en kiosque, mon ancienne école maternelle dans le quartier où vit grand-mère, il y avait un âne, un jardin, des lapins et des tortues ; j’avais obligé Cathy La Peste à montrer sa culotte aux garçons, elle m’avait mordue sous l’œil, voulait être amoureuse du même que moi, ça ne le gênait pas d’en avoir deux à bécoter à la récré, ça picotait sous mon œil, ça bleuissait, j’avais honte pour la culotte, les garçons l’avait obligée à la baisser, je savais que c’était à cause de moi ; des poissons aussi, dans un grand aquarium du hall avec un fond bleu nuit profonde et étoilée, ce petit rouquin assis en tailleur à côté, habillé comme un adulte en miniature, on avait parlé de la fin du monde, j’avais perdu pied, entrevu ce grand vide, retour de la peur, peur qu’il ait raison, pris le temps de vérifier ensuite auprès de ma mère (on ne parle pas de la mort avec mon père non plus), il avait effectivement raison puis appris à vivre avec.
« C’est une question complexe et qui mérite réflexion. Quel art sous-tend mon art ? Est-ce vraiment un art que cette maladie qui me pousse à coucher des mots sur du papier ? Quels en sont les symptômes, où est le déclencheur, par quel besoin furieux les mots surgissent-ils avant de s’épancher dans cette logorrhée silencieuse et puissante à laquelle je ne puis rien ? J’ai longtemps retourné, et avec acuité, ce curieux phénomène, ce problème épineux. J’ai cherché des indices et bien analysé, usé pour tout cela de techniques éprouvées par les plus grands chercheurs, par toutes sortes de sciences, les dures et les molles, les sales et les propres, les vérifiables, les intuitives, les qualitatives, les quantitatives, avec des procédés plus ou moins brevetés, des observations participantes dont j’étais l’unique sujet, à la fois éprouvant durant que je m’épiais, des entretiens dirigés avec une implacable discipline, par des questions fermées sur un échantillon de mes pensées les plus intimes triées sur le volet. Mille fois, j’ai tourné, retourné, cherchant sans relâche un protocole sûr, la source inébranlable d’où coulait limpide et libérée mon inspiration. Tout ça, sans résultat. Je suis un voyeur contemplatif. Quand je croise un tableau, je me glisse dedans. Sans bruit, en catimini, j’en aspire la moelle et ce qu’il y a à prendre. Devant une photo, la matière m’emporte et je fais tout de suite partie de son histoire. Je vais au cinéma et je suis par morceaux, un petit bout de tous. Je ne suis plus qu’un œil, je n’ai pas de contours. Le moindre ballet, cirque ou spectacle de rue, n’importe quel diseur de textes ou de bonne aventure, de chanteur chevrotant d’émotions contenues, même le pire des mimes, me rend à ce moment prisonnier de ce que je vois par ses yeux. Je dois vous l’avouer : je suis un être dépendant, ingurgiteur de bribes, digérées et humides de leur passage en moi et qui forment ensuite des mots en ribambelle, des enchevêtrements d’histoires, des aglutinements incongrus de bras et de jambes. Je suis plein d’addictions, mes tuyaux invisibles s’accrochent grassement dès qu’ils flairent substance, dès qu’ils sentent chaleur. Ils s’agitent et ils plongent sans plus de retenue, de façon bien goulue et ils se gavent, ils se repaissent. Alors quel autre art peut bien m’inspirer, lequel entre tous ouvre cette lucarne et ce besoin pressant ? Je ne saurais le dire. A travers tout ce temps consacré à chercher, le seul point commun que j’ai pu repérer, le plus petit possible de tous les dénominateurs communs et le plus encombrant, peut-être, c’est l’être humain. La vie des autres. L’art de vivre, c’est celui-là qui emporte tout et qui agite en moi tous ces mots. C’est l’éternelle question du spectacle des autres et de ma place à moi dans le théâtre du monde. Comment je fais corps avec cette foule anonyme et si particulière dans laquelle je me baigne, dans laquelle je me vautre sans éprouver la moindre petite once de honte, où je vais piocher des réponses à des questions que je ne savais pas me poser, des exemples, des directions des stratégies, des manières de finir, des constructions à l’infini, de basses émotions, de grandes envolées, du plus beau que le monde, du beaucoup plus tragique, du tellement meilleur que n’importe quelle œuvre figée sur son support, immuable et rigide. L’art vivant, l’art des vivants, qui me fait croire un instant que moi aussi, je le suis… »
Un morceau de papier glacé rectangulaire mais un peu défraîchi. Une photo posée dessus à la manière d’un polaroïd. Ceinte de blanc fuselé et marges fines sur trois des côtés : gauche, haut, droite. Par-dessous, vertigineuse, une grande marge tombe. Abrupte. Un espace blanc à griffonner peut-être, si l’on a le goût du farfelu, plutôt que d’écrire derrière une adresse, quelques mots légers de vacances ou ceux plus définitifs d’une lettre de rupture. Au-dessus du vide, l’image entre dans un carré parfait. Il y a là trois fruits tavelés, d’un orange chaud, deux au premier plan posés tout contre un autre plus lisse, qui dépasse largement afin d’assurer leur assise. Aucune régularité dans leurs traits : des creux, des bosses, des rainures qui aboutissent toutes vers la queue desséchée, la brindille cassante qui, auparavant, les rattachait à l’arbre. Les deux fruits devant évoquent, l’un sur l’autre, une gueule de lion assoupi, apaisé et repu, qui câline sa proie. Ce sont des coings peut-être ou du cédrat trop mûr, leur peau a l’air épaisse comme celle de vieux éléphants qui ne craindraient plus rien. Ils sont posés à même un lino gris figurant du marbre veiné de lignes noires et toutes enchevêtrées. Des trois fruits, un seul n’a pas de queue, quoi que. Comme ils n’apparaissent qu’à demi, peut-être que ce fruit-là dérobe à nos regards l’appendice jumeau de ses deux congénères.
Parfois, le mercredi, aux longues heures d’ennui, elle ouvrait un tiroir du long buffet massif. Sur la toile cirée surchargée de motifs, elle déversait le contenu. Des photos, pêle-mêle, qui s’agglutinaient et ne demandaient qu’à être découvertes. Ma grand-mère en saisissait une poignée au hasard et commentait des gens et des lieux poussiéreux tout de noir et de blanc. Ça et là quelques images tronquées, méthodiquement découpées, des têtes scrupuleusement déchiquetées au doigt, toujours les mêmes, annihilées, effacées. Sa belle-mère ne l’aimait pas. Elle le faisait savoir. Je ne me demandais pas pourquoi elle conservait tant de preuves de cette haine tenace. Je me souviens de cette image au milieu du fatras. Un homme fier, avec ses compagnons. Un petit homme aux yeux clairs et perçants, chapeau colonial, culottes courtes et chemisette à galons militaires, gros godillots et chaussettes sans pli. Un sourire éclatant. Dans sa main droite, un long fusil. La gauche est posée sur sa hanche. Ses amis le regardent, ils sont tous plein de joie, de fougue et de vie. « Celui qui tient le fusil, c’est ton arrière-grand-père. », me disait ma grand-mère. Son pied gauche est posé sur la tête d’un homme étendu devant lui. Il est noir peut-être, ou bien seulement basané. Sa tête est nue ou peut-être recouverte d’un chèche. Ce qui est sûr, c’est qu’il est mort. Je me souviens avoir compris qu’il s’agissait d’un tableau de chasse. Une scène victorieuse à la fin d’une longue et éprouvante traque. Je saisissais l’intention du cliché, qui célébrait une si belle prise. Longtemps, j’ai substitué à la vérité de ce pauvre corps sans vie, celle d’un lion sauvage, d’un léopard rapide ou d’un fauve indomptable.
Clichés d’autrefois d’Elie Plantier (1898-1995), photographe en Vallée Française- Retour de chasse, Lozère
Scènes de ménage
« Comment, ma chère, encore cette lubie loufoque ! Vous n’allez pas, j’espère, vous équiper de la sorte pour le dîner du Colonel ?
Mais enfin, Charles-Edmond, voilà le dernier cri ! Tout Paris raffole de mes colifichets, il n’y a donc que vous pour penser que je suis ridicule ? Remettez-vous mon brave, mettez-vous à la page ! Les franges sur mon front sont du plus bel effet.
Mais êtes-vous bien sûre de passer par la porte avec ce long tuyau qui part de votre nuque ?
Cessez d’être grossier et allez donc ouvrir, on sonne, sans doute la calèche qui va nous emporter.
Espérons qu’elle soit assez haute ou nous n’irons pas loin ! … Qui est-ce ?
Monsieur, c’est l’équarisseur. On m’a ordonné de porter devant votre demeure, de quoi faire un manteau.
Et bien entrez, entrez, Madame a sûrement commandé au fourreur quelque vison d’Afrique hors de prix mais tellement plus sophistiqué !
C’est que, Monsieur, je n’ose ! Ma charge est bien trop lourde et souillerait sans doute vos beaux tapis persans.
Qu’est-ce encore que cette folie ? (ouvrant la porte en grand) : Ah ! quelle est donc cette horreur ? Odette, venez voir ! Et vous, restez dehors ! On n’a pas idée de venir chez les gens muni de tels cadavres !
Que se passe-t-il Charles-Edmond ? Vous allez finir par nous mettre en retard ! Et bien quoi, payez donc le monsieur pour la course ! (à l’autre) : Grand merci, mon brave, posez donc ça sur les dalles, je m’en soucierai lorsque nous serons de retour de cet affreux dîner.
Est-ce que vous allez m’expliquer ce que font ces dépouilles dans notre salon ? Avez-vous perdu la raison ?
Ce que vous pouvez être rabat-joie, tout de même. Vous voyez bien ce que c’est, non ?
Des cochons morts, si je ne m’abuse ! Excusez-moi, mais je ne comprends toujours pas pour quelle raison vous demandez à des écorcheurs de venir déverser de la viande faisandée sur mon marbre d’Italie ! Je suis désolé de ne pas partager votre enthousiasme mais je vous rappelle que c’est précisément ce soir que le Colonel doit me promouvoir au rang de chef cuisinier du mess des Officiers de Réserve du 4ème régiment des Spahis marocains et qu’il nous attend dans moins de dix minutes ! Je n’ai donc pas le temps, si c’était votre intention, de tanner des peaux de sanglier pour que vous puissiez agrémenter votre tenue déjà, si je peux m’exprimer ainsi, largement assez originale pour une occasion somme toute plutôt banale…
Oh, la, la ! Vous et vos spaghettis !
SPAHIS ! Je ne vous permets pas d’insulter ce corps valeureux !
Moins valeureux que le mien, qui supporte vos saillies grossières, pressée comme un citron par notre vie commune ! Que je suis donc malheureuse ! (à l’équarisseur qui sort à reculons) Emportez-moi, Monsieur, vers des cieux moins austères, vers l’aventure et le grand air, vers…
Mille pardons, m’dame, mais je ne vais que jusqu’à la Villette, un repas de travail avec des garçons bouchers, je doute que cela soit bien convenable…
(se roulant dans le sang des cochons qui coule sur le sol) : Et comme ça, c’est mieux ? Je vous en supplie, emmenez-moi ! Tout plutôt que cette vie vide de sens ! Moi, je voulais voyager, voir l’Afrique et ses grands fauves, goûter aux fruits exquis du péché exotique, je n’ai pas vécu ce que j’aurais dû coincée avec ce soldat de pacotille, ce gardien de la paix, tout juste bon à verbaliser des piétineurs de pelouse au Square !
Enfin Odette, vous n’êtes pas juste ! (murmurant soudain) Vous savez bien que ma blessure…
Votre blessure, ah, parlons-en de votre blessure ! Cet appendice jauni qui pendouille et dont dépend ma vie entière, qui flotte entre nous et suspend tout plaisir. J’en ai assez de votre blessure, une amputation eût mieux valu !
Odette, c’est trop ! Je ne supporterai pas une minute de plus que vous m’humiliassiez devant ce rustaud ! Vos chaleurs vous égarent ! Je prends la porte et me rendrai seul à ce dîner d’intronisation, ne vous en déplaise ! Adieu et reprenez vos esprits ! (il sort et claque la porte derrière lui)
Ah ! Mon chéri ! (se jetant dans les bras grands ouverts de l’équarisseur), enfin seuls, la soirée est à nous ! Nous l’avons encore bien eu ! Venez vite à moi ! Tout ce sang sur mon corps m’a échauffé l’esprit !
Tout doux, ma belle, tout doux ! J’ai la nuit pour vous dévorer, je compte bien partir repu de votre vaste demeure. Plus un mot, c’est moi qui commande, étendez-vous là, sur la fourrure encore palpitante de mes beaux sangliers que je vous contemple offerte…
Comme il vous plaira, Robert, je serai sage comme une image… Que diriez-vous, pour la prochaine fois, de vous grimer en vieux ramoneur ? »
Stéphanie Rieu
La proposition en 3 étapes était la suivante : à partir d’une carte postale tirée au hasard à chaque étape, décrire la première carte comme on le ferait pour un aveugle ; choisir dans la 2e un élément rappelant un souvenir ; et ajoutant la troisième aux précédentes, tisser un fil entre ces cartes pour inventer une fiction. Parmi les suggestions d’écriture, l’utilisation de la cataphore, celle du « il y a » ou encore la description à la Perec, pour la première. L’appui de Charles Juliet pour l’écriture du souvenir, et enfin la recherche de sa propre voix pour ce qu’il en est de la fiction. Marlen Sauvage
Elle est plongée dans son livre. Immobile. Concentrée. Partie ailleurs, sur des rives que l’on connaît bien pour les avoir arpentées des milliers de fois au même âge. Ses petits yeux noisette trépignent et attrapent au vol toute la lumière. Inconsciente qu’elle est du fait qu’on la regarde, elle n’est jamais plus belle ni plus vivante que dans ces instants suspendus, dans cet arrêt du temps qui court, dans cet abandon, quand elle laisse sa peau dériver pendant qu’elle est ailleurs sur un fil inconnu et intime. Inaccessible. On la contemple en catimini, le moindre tressaillement pourrait lui mettre la puce à l’oreille et c’en serait fini de la grâce. On fait bien attention de respirer petit, on cache même l’éclat de nos yeux qui pourrait nous trahir et rompre son voyage. Mais on n’en perd pas une miette, on l’aspire en entier dans notre amour de mère, on lui vole l’image pour l’épingler, joli papillon, dans notre boîte à nous des souvenirs précieux. Comme par miracle, l’angoisse de la perdre fait pour l’instant silence.
Eclosion
On marche vers le jardin d’un pas presque martial. C’est là qu’est le répit de l’époque inconnue qu’il nous faut traverser sans balise. On n’attend pas grand-chose de cette promenade imposée, geste sanitaire, collectif, rituel mécanique auquel il faut bien souscrire sous peine de devenir chèvre. On a d’immenses envies d’arpenter la nature, la nature réelle sans chemins tout tracés, une de ces envies qui n’émerge que lorsqu’il est évident qu’on sera privé de sa concrétisation immédiate. Le reste du temps, cela n’a aucune importance d’arpenter la forêt trop souvent. Aucune valeur si l’accès en est libre. Alors on marche droit vers le jardin en pestant de ce minuscule imposé et encore bien content d’en avoir un, de jardin ! On pense à tous les autres qui n’ont pas cette chance et nos pas se rétrécissent d’autant, par compassion, on essaie de ne pas être trop joyeux, de ne pas regarder ni sentir outre mesure l’émergence de ce printemps insolent qui nous pète à la gueule. Garder la mine triste en inspectant les lieux, faire le tour des arbres, des bourgeons et des fleurs, admirer par en-dessous les asperges qui pointent virilement sans se soucier de l’atmosphère générale. Et progressivement s’ouvrir au souffle de l’air qui balaie nos cheveux, à cette senteur qui monte de la terre chaude, entendre les pépiements étonnés des oiseaux, gratter un peu pour dégager les fragiles pousses de houblon que le soleil titille, finir affalée dans une herbe odorante au milieu des jachères prometteuses, glaner ça et là un peu de pissenlit, d’oseille et de doucette et avec trois fois rien pouvoir faire bombance. Se laisser traverser d’une fugace lumière. Se dire que rien n’est perdu.
Stéphanie Rieu
Ma proposition d’écriture : Dans l’idée de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de Philippe Delerm et sur ce mode du petit rien qui éclaire la vie, je vous propose d’écrire un plaisir minuscule. En ces temps de confinement, vous avez dû prêter attention à bien des détails du quotidien, que ce soit du côté du corps, des sensations, de la nature, de la vie à deux, des enfants… L’enjeu est d’écrire ces petits moments de plaisir avec légèreté ! MS
Si j’avais un blog et que ce texte prenait la forme d’une chronique journalière, j’aurais pu l’intituler : « Journal d’une con pas trop fine », ou alors : « J’ai testé pour vous ! ». C’eût été l’occasion délicieuse de me livrer à maintes expériences et de vous en faire partager la primeur. Hélas, trois fois hélas, ce texte n’est qu’un texte. Dommage. Encore une belle idée qui fera long feu. Malgré ce manque de ténacité qui m’empêche de me tenir à la discipline rigoureuse et quotidienne qu’implique la tenue d’un journal, vous me savez plutôt versée dans l’autobiographie et c’est pourquoi, je me décide à vous faire part de l’expérience édifiante que je viens de vivre. Car, effectivement, mes amies, j’ai testé pour vous le fameux gommage au marc de café et huile de noix de coco dont une de mes proches m’avait un jour confié la recette dans le creux de l’oreille. Voilà déjà plusieurs jours que je mettais religieusement de côté la poudre noire de nos petits déjeuners. En cette période de confinement, c’est l’occasion de s’essayer à réaliser des choses que l’on n’aurait jamais osé faire en temps normal. L’occasion que se rappelle à nous, les femmes, notre essence profonde, l’occasion de prendre soin de nous d’une autre manière. L’occasion aussi de rappeler au cercle des intimes que nous ne sommes pas simplement cette personne qu’on appelle maman à tout bout de champ ou chérie, où t’as rangé mes lunettes, j’arrive plus à remettre la main dessus. Un moment rien qu’à soi qu’il faut négocier dur. Mais là, c’était vendredi soir, il avait fait un temps magnifique toute la journée et j’ai annoncé solennellement à la cantonade : « Ce soir, je fais mon gommage ! ». J’ai fait fi des réflexions vexées de ma fille qui m’a aussitôt hurlé : « Ouais, c’est ça, tu vas faire ta belle et pourquoi j’ai JAMAIS le droit d’être une femme, moi ? » et j’ai vivement claqué la porte de la salle de bains au nez de mon conjoint qui essayait par tous les moyens de ne pas rater l’instant où mon corps serait oint de particules de café odorantes et qui me criait à travers la porte : « Combien de temps, t’as dit pour faire cuire les asperges, déjà, je me rappelle plus, dis, c’est combien déjà ??? ».
Enfin seule, je me suis livré à la petite préparation simple qui consiste à faire fondre au bain-marie l’huile de noix de coco et à y incorporer délicatement le marc de café. Une fois n’est pas coutume, j’ai décidé de m’installer dans la baignoire plutôt que sous la douche afin de profiter plus voluptueusement de cette sensation inédite et tellement vantée par mon amie. Après m’être scrupuleusement récurée en suivant bien les recommandations du ministre de la Santé, mon autorisation posée sur le rebord en faïence, j’ai délicatement pioché une petite pincée du mélange que j’ai appliquée sur ma peau en effectuant de petits mouvements circulaires du poignet, guettant l’extase qui ne manquerait pas de m’emporter subitement dans un volcan odorant de fragrances subtiles. En réalité, ma peau a commencé à me démanger furieusement, les petits grains de café agissant comme le côté vert de l’éponge qui nous sert à gratter les gamelles. J’ai quand même persévéré, me rappelant ce que ma mère n’avait cessé de me seriner durant toute mon enfance et que jamais, au grand jamais, je ne m’aventurerai à répéter à ma fille, à savoir « Faut souffrir, pour être belle ! ». Puis je me suis dit que la baignoire allait être coton à ravoir avec tout ce gras et ce café même si comme me le répétait mon conjoint à travers la porte d’un ton encourageant : « Il paraît que le marc de café, c’est super pour déboucher la tuyauterie ! ». Ce à quoi je me suis abstenue de rétorquer pour ne pas gâcher ce pur moment de détente, que jusqu’à preuve du contraire, l’écoulement de la baignoire n’était pas encore bouché. Il a fini par redescendre pour surveiller la cuisson des asperges pendant que je m’échinais à rincer mon corps à grand renfort d’eau bouillante que je voyais glisser en jolies perles mordorées sur tout ce gras de coco sans réussir à l’emporter. Et c’est là qu’est arrivée cette image récurrente, objet de ce texte et de la proposition d’écriture de mardi dernier. Cette image qui me fuyait jusque là, à tel point que je m’étais presque résignée à ne rien écrire pour cette fois. C’est étrange, l’écriture, comme ça vient toujours vous chercher dans les moments où on ne l’attend plus ! Alors que je me décidai à me mettre debout pour essayer d’optimiser l’écoulement du café et du gras vers le sol, je me suis rendue compte que mes pieds n’adhéraient pas très bien sur le revêtement de la baignoire et là, toutes sortes d’images m’ont traversé l’esprit. Je me suis vue glissant et me cassant une jambe alors que le week-end avait si bien commencé. C’est toujours quand je décide de me détendre que les catastrophes arrivent. J’ai essayé précautionneusement de poser mon pied mais rien à faire, l’imminence des dégâts continuait de tourner en boucle dans ma tête avec de plus en plus de détails et de précisions : j’allais rester coincée des heures dans cette baignoire, ma jambe formant un angle bizarre et pas du tout seyant, à hurler pour qu’on vienne me secourir mais personne ne m’entendrait bien sûr, pourquoi avait-il fallu que l’on achète une maison aussi grande, d’abord ? En bas, ils devaient être en train de s’activer aux menus besognes des débuts de soirées et il allait s’écouler pas mal de temps avant qu’on ne remarque mon absence… plus j’essayais d’inciter mon pied à rester stable et plus je voyais la quasi-impossibilité de réussir la manœuvre sans heurts. Alors sont revenues toutes ces images qui m’assaillent à tout instant, tous les possibles drames qui s’imaginent dans un coin de mon esprit en continu, même dans la placidité d’un quotidien banal, toute cette fabrique de peur qui tourne en boucle en temps normal sans la moindre raison. Je me suis précipitée hors de la salle de bains pour m’atteler à l’écriture puisque l’heure était venue. C’est ainsi que ce texte est né. Quant au reste, le résultat de mon gommage, quelques petits conseils avisés : s’il vous prend l’envie d’essayer, campez-vous bien les deux pieds dans la douche : ce n’est guère le moment de se casser le col du fémur. Et puis si vous voulez un conseil : n’essayez pas. On m’avait dit que je serai toute douce et bien je suis juste grasse. Mes doigts glissent dangereusement sur le clavier et j’espère que je ne vais pas passer le dîner à tenter de récupérer mes couverts sous la table, ce qui risque de nuire à la bonne ambiance de ce début de soirée. J’espère aussi que tout ce marc de café ne va pas m’empêcher de dormir moi qui suis si sensible à toute sollicitation de mes nerfs. Car dans ce cas, c’est certain, les images ne manqueront pas de revenir m’assaillir. Je dégage en outre, une odeur de noix de coco qui n’est pas sans me rappeler les petits sapins caoutchouteux que mon père laissait pendre au rétroviseur intérieur de la voiture quand j’étais petite, rehaussée d’une touche légère de vieux percolateur qu’on aurait oublié au fond d’une brasserie parisienne désaffectée. Je sens la migraine qui monte. Il est temps que je retourne dans le monde des vivants.
Stéphanie Rieu
La proposition consistait à puiser parmi le flot de plaisirs minuscules (sur le mode de La première gorgée de bière, de Philippe Delerm) que l’on avait forcément découverts durant cette période de confinement et d’écrire avec légèreté un de ces petits riens qui éclairent la vie…
Ils attendent. Dans le silence opaque, ils attendent. La pluie qui tombe en gouttes fines et acérée lacère les visages tendus. La porte du commissariat est close, les pavés gris glissants sous leurs semelles qui se balancent au rythme des ankyloses. Au centre, un homme. Mal rasé, buriné. Des yeux injectés de sang sortent de son visage émacié. Ses mains tremblent. Il allume une cigarette. Près de lui, une femme frêle aux cernes noires et aux yeux délavés. Dans la poussette entre les deux, une gamine dort les poings serrés. Sur le boulevard, on entend le ronflement continu d’une circulation aveugle. Quelques pigeons faméliques se jettent sur des miettes illusoires. Loin quelque part, la cloche sombre de l’écrasante cathédrale sonne deux coups définitifs. Dans un soupir, la petite foule lève la tête puis la rabaisse. Des mains se tendent vers le couple figé puis s’en retournent se coller à des jambes de pantalons trempés, au tissu spongieux d’imperméables inutiles. Lentement, la porte du poste de police pivote et la petite foule se resserre sur la passerelle étroite et branlante qui relie le trottoir à l’entrée. L’homme vient d’inhaler la dernière bouffée de fumée, elle lui ressort par les narines, nuage sans forme aussitôt dispersé – il faut qu’ils y aillent ensemble chuchote-t-on, mais non un après l’autre c’est plus sûr ils ne peuvent pas en embarquer un tout seul ils n’ont pas le droit de séparer les familles c’est illégal et qu’est-ce qu’on fait s’ils les arrêtent on n’est pas assez nombreux c’est toi qui vas avec lui moi j’irai avec elle s’ils les retiennent on se couche par terre on appelle les journalistes on fait du bruit c’est l’heure faut qu’ils y aillent sinon ce sera pire – la foule se fend et l’homme s’avance, un autre le suit de près, rempart lourd et massif. Ils poussent la porte et s’engouffrent. L’obscurité des lieux leur mange le regard. Derrière le guichet, le policier de service glisse le registre vers eux. Sa matraque est posée à côté. Les yeux de l’homme glissent du livre à l’arme et puis de l’arme au livre – vous signez là nom prénom la date et l’heure – les yeux de l’homme encore qui se relèvent vers celui-là qui l’accompagne et hésitent – on va pas y passer la nuit y’en a encore beaucoup comme ça dehors ? Peuvent pas venir tous ensemble, non ? – lentement, l’homme saisit le stylo, griffonne quelques signes maladroits. Le policier plante ses yeux dans ceux de l’homme qui vacille, à reculons quitte l’endroit, cherche à tâtons la poignée dans son dos, l’abaisse brusquement et sort en trébuchant.
[Atelier en Cévennes, les textes (2)]
Rappel de la proposition Il s’agissait de construire des personnages à partir de situations, d’actions, de description des lieux, sans que l’on sache grand-chose des personnages ni de leurs intentions. Pas de monologue intérieur, par exemple, pas de « tentation psychologique ou explicative »1. L’auteur convoqué est Cormac McCarthy, L’obscurité du dehors. MS
1- Une proposition issue d’un vieux bouquin que j’utilisais au début de ma pratique d’animatrice, très bien fichu, Atelier d’écriture : mode d’emploi, d’Odile Pimet (1999).
Fille à fil qui vacille sous les applaudissements des aveugles.
VACILLER
Ne jamais savoir si, lorsqu’on se penche, c’est pour éviter l’obstacle ou par manque de courage. Avoir peur de perdre la sûreté de son pas, de savoir que l’abîme existe pour de vrai.
ABIME
Plus j’avance mieux je sais ce qui m’abîme et m’entraîne dans le gouffre que je dessine et que j’habille de mes frayeurs contenues.
GOUFFRE
Le gouffre de Padirac où j’ai plongé, petite, toujours plus profondes les vacances en famille. C’est à lui que je dois de ne jamais savoir écrire le mot gaufre, de m’y reprendre à deux fois et chaque fois le même étonnement.
FAMILLE
Fil à la patte de l’existence qui nous empêche d’être baudruche.
BAUDRUCHE
Ce n’est pas le roi des Belges mais c’est quand même gonflé.
GONFLE
C’est l’épaisseur qui me submerge, une bouée quand je m’enfonce et un bélier lorsque je cogne dans la bêtise qui emprisonne.
SUBMERGER
Sur les berges de la Seine, j’imagine, insubmersibles, les peines de cœur tragiques jetées aux flots par mauvais temps.
PEINE DE CŒUR
C’était hier et c’est si loin. Bat-il encore un peu, le bougre ?
LOIN
Regarde loin devant, oublie tes pieds, avance si tu ne veux pas tomber. Fixe un point devant toi et avance. Ne regarde pas en bas, avance mais avance donc !
AVANCER
Continuer quand même avec la sensation du vide sous nos pas. Oublier le vertige et le fil qui s’agite, se dire qu’il est moelleux d’atterrir tout en bas, funambule léger de sa propre existence.
FUNAMBULE
J’avance sur mon fil, les aveugles applaudissent mais en dedans de moi, je sens que je vacille.
Stéphanie Rieu
Un texte écrit en atelier à partir d’une proposition que j’ai intitulée « D’un mot à l’autre », inspirée d’un texte de Anna Jouy, publié sur sa page Facebook le 5 avril (à lire ci-dessous). Marlen Sauvage
poète
– se demande si 58 kilos ce n’est pas trop pour le plaisir et le goût éthéré des choses
choses
-un mot que j’aime bien, comme s’il soutenait tous les indéfinis de trottoir et que cela m’exemptait de chercher à monter et à les assembler
assembler
-peut-être mais trop souvent, il faut ensuite en découdre, un fil sous la peau et puis le trou suivant… encore.
découdre
-c’est un poing dans l’espace, je ne frôle que le vide, la fuite, et je ne les bats même pas.
frôler
-caresse inaboutie qui tient entre ses dents, son chapeau. toutou sage et formaté. la peur est une amante sans la moindre idée de mon désir
chapeau
-toujours le porter sur le côté responsable. la vie se vit avec un rebord large, comme un anneau de Saturne. mais que des manèges et des tournées de veste
anneau
-je le retiens celui-là, pour toutes les conneries qui passent au travers du feu et n’en sortent même pas roussies
conneries
-fortes, âcres, sentant leurs reflets fauves, oppression de pores et remugles de caniveau où je navigue- paraît que je suis folle-, c’est l’essentiel à dire. je n’en doute pas. ça suinte.
doute
-pourtant. tout est fuites sans corde de rappel. les choses n’ont pas de prix, ne valent pas certes le temps de disparaître. elles vont dans le silence, silence de ce qui est mort.
silence
-pour en finir. on y voit la liberté de vivre, selon soi. à l’autre bout, il n’y a personne – parait-