Une vie en éclats (en cours, surtout…)

© Marlen Sauvage, Collection personnelle. Tout à gauche, mon père…

Tout arrivera. J’ai délaissé il y a des mois ce livre – qui lui-même attend une suite (une fin ?) depuis des années – ce récit de dix années concernant mon père, intitulé Une vie en éclats. Le prétexte à cet arrêt soudain fut qu’une photo support de l’écriture de l’année 1949 manquait à l’appel. Plus de photo, plus d’écriture. Je m’interroge toujours sur les raisons des « lapins » que je pose à mes textes en cours, à mes personnages, à mes lecteurs peut-être. La réponse est malheureusement souvent la même ! Il y a beaucoup de peurs là-dessous, mais laissons là les peurs, il y a aussi de la paresse, et puis l’attrait de l’autour de l’écriture – la lecture, évidemment, la photo, le cinéma, les arts en général –, et tout ce qui fait la vie. Ce qui me fait dire que je n’aurais jamais pu être l’écrivaine rêvée de mes douze ans ! Cette année comme la précédente a été consacrée, vraiment, à une association locale (Contes et rencontres) qui organise depuis plus de trente ans un festival de mi-novembre à mi-décembre. Depuis le mois de février dernier, les réunions se sont succédé, les aléas liés à la programmation se sont enchaînés, et enfin le festival a eu lieu comme convenu, comme toujours, et j’ai compris les raisons de mon investissement dans cet événement. Fuir l’écriture ! Mais j’exagère : en travaillant les portraits d’hommes de la généalogie de mon père jusqu’à la onzième génération, j’ai écrit, j’ai même osé publier ce livre.

Je reviens donc à ce brouillon en attente sur mon blog et retrouve mes notes jetées à même la page en juin 2021… Comme chaque fin d’année, je prends des résolutions, et celle-ci d’écrire au moins dans mon « journal du livre en cours », ce qui me permettra de continuer l’histoire d’une vie de 1944 à 1954 (pour l’instant). Retour dix-huit mois en arrière donc.

« J’ai lu ce livre de Raphaëlle Branche, professeure d’histoire contemporaine, intitulé Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, publié aux éditions de La Découverte, en 2020. Je l’ai acheté. Acheté aussi de la même auteure, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, paru chez Gallimard en 2001, publié chez folio en 2016. Je n’oublie pas que ma question première en entamant l’écriture de ce récit de vie concerne aussi la guerre d’Algérie. Je m’étais procuré en 1999, l’année de la mort de mon père, Les traumatismes psychiques de guerre, paru aux éditions Odile Jacob. Toujours pas lu. Et j’ai vu récemment ce film bouleversant de René Vautier, Avoir vingt ans dans les Aures. »

Que dire ? J’ai accumulé durant des années des ouvrages traitant de cette période de l’histoire, la guerre d’Algérie. En ai lu beaucoup. En arrêtant mon écriture à l’année 1954, je reculerai devant ce que je voulais affronter ! L’effroi de constater le même mouvement… Il est vrai que la correspondance sur laquelle je m’appuie cesse quasiment en 1954… Bref. Il y aura une suite. A ces réflexions. A cette Vie en éclats.

MS

Une vie en éclats (24)

Sur l’écriteau de la photo de groupe, on peut lire Les lions de la 6e Compagnie (de) Rabat. Tu es un jeune lion alors ! Le troisième en partant de la gauche, au premier rang. Tu auras 21 ans dans deux mois… Nous sommes en 1947, tu es arrivé à El Hajeb au corps du 2e bataillon du 8e régiment de zouaves. Et tu es en effet affecté à la 6e compagnie. (Ouf !) Je ne connaissais pas ces photos de toi en tenue de parade (en noir) et chéchia. Je reviens donc en arrière, toute cette histoire avance à rebours si je peux dire ! Ces photos, conservées par la petite sœur de mon père me parviennent alors que j’en étais restée à la dissolution de ce régiment en janvier 1949…

MS

Une vie en éclats (23) 1949

Je poursuis la collecte d’informations à partir des sources à ma disposition : tes états de service de l’armée, tes courriers, tes photos, les réponses des unes et des autres à mes questions… Je n’ai pas arrêté la forme de ce récit. Je me contente de mettre en place les éléments de manière chronologique. Contactée par le président de L’amicale du 8e zouaves, je lui ai confié quelques photos et données te concernant ; j’avais puisé aussi dans le blog de cette amicale, tout à fait au hasard de mes recherches sur internet, des précisions sur ton bataillon au Maroc. Et ce monsieur me confirme la dissolution du 8e régiment de zouaves le 31 janvier 1949*.

Tu es donc affecté provisoirement au 1er régiment de tirailleurs marocains (RTM) dès le 1er février. Provisoirement car tu n’es pas un militaire de carrière à proprement parler. Enfin, il me semble que c’est la raison pour laquelle on te retrouve ici et là. Tu t’es engagé, tu te rengages au cours des 18 années qui suivront ton incorporation en 1944, à dix-huit ans… Parmi le peu de souvenirs échangés concernant ta présence au Maroc, j’ai retenu que tu classais ce pays parmi les plus beaux que tu avais connus, avec la Thaïlande. Peu de temps avant ta mort, nous t’avions envoyé un « beau livre » sur le Maroc où nous projetions de vous emmener toi et maman. Il est arrivé après ton décès, alors que nous passions quelques jours dans la famille. Du Maroc aussi, la recette de couscous que tu m’as détaillée sur deux pages recto-verso d’un bloc Rhodia (à ta mort, nous avons trouvé des cartons de fournitures de bureau, tu accumulais les stylos, les blocs, les crayons, le papier carbone, mon Dieu, que tout ce passé semble lointain !).

Parmi tes courriers de l’année 1949, une suite de lettre, sur un papier à en tête du 1er bataillon de marche du 4e tirailleurs marocains. Tu y parles de « radio et de phono », de musique classique, « celle de Wagner, Berlioz, Beethoven et Strauss ce qui nous changera un peu les idées… » Tu ajoutes « alors ! la vie est belle ». Toujours ton côté positif ! J’ai regardé ces dernières semaines le documentaire de Patrick Rotman et Bertrand Tavernier, La Guerre sans nom, réalisé à partir d’entretiens menés auprès d’appelés de la guerre d’Algérie. On y raconte qu’en dehors des opérations, c’était l’ennui qui prédominait… les parties de cartes, l’écoute de musique (classique ou non) remplissait les vides de l’existence. J’imagine que la vie de soldats, appelés ou militaires d’active, quelque soit le lieu ou l’époque, connaît les mêmes affres, les mêmes remèdes.

Tu évoques une permission « de longue durée », où tu viendras manger le « gras de bœuf » chez Coucou et son mari. Je comprends qu’il s’agit de la fin d’une longue lettre à ta mère, tu la termines à 4 h du matin, il fait très chaud, dis-tu, en ajoutant en PS que tu n’as pas eu ta « section de partisans. Je suis toujours à la CB ». Abscons pour moi… Jusqu’à cette précision du président de l’amicale mentionnée plus haut, la CCB était la compagnie de commandement. Mais je ne sais qui est Coucou…

MS

Une vie en éclats (22) – Cinq du Tonkin

J’essaie tant bien que mal depuis des mois de dresser un portrait de toi à travers Une vie en éclats, quand je trouve hier soir cette photo de toi parmi des camarades… C’était un 16 mai 1951… il y a tout juste 70 ans.
Ce 17 mai, nous aurions fêté tes 95 ans.

©Marlen Sauvage, archives personnelles.

Comme tu avais le sens de la formule, tu avais écrit au dos de cette photo où tu avances d’un pas décidé – tu es le deuxième à droite, l’homme au képi blanc – tu avais écrit, donc, « Cinq du Tonkin. Rue Catinat à Saïgon le 16 mai 1951 ».

Il y a si longtemps que tu nous as quittés. Je suis triste encore de ne pas t’avoir dit adieu.

©Marlen Sauvage, archives personnelles.

MS

Une vie en éclats (21) 1947

©Marlen Sauvage, archives personnelles.

Retrouvé dans une autre boîte deux photos de toi, datées de 1947 et annotées de ta main. Sur celle-ci, tu as écrit « Sur le Ville d’Oran« , le 20 mars 47. Je recherche dans tes états de service d’où tu venais alors et où tu te rendais… Tu as passé la frontière germano-française le 8 mars 1947. En effet, toute cette année 1946 s’est déroulée pour toi en Allemagne, à Marburg, probablement… Tu embarques à Marseille sur le Ville d’Oran le 19 mars pour débarquer à Oran le lendemain. Le paquebot reliait alors les deux villes en 25 heures. Sur cette photo, tu n’es pas loin d’arriver donc… Et tu as l’air bien pensif.

J’ai déjà parlé de l’année 1947… et de cette photo de toi, sans calot, sur le pont d’un bateau… que je ne retrouve plus aujourd’hui.

La deuxième photo, ci-dessous, mentionne « à Tlemcen, le 23 mars 47 », alors qu’entretemps, tu es arrivé à Oujda (Maroc) le 21 mars pour intégrer ensuite le corps du 2/8e zouaves à El Hajeb (Maroc) le 24. Arrêt à Tlemcen (Algérie) donc, au nord-ouest de ce pays, où il me semble te voir attendre de l’autre côté d’une voie ferrée… mais je me méfie de ma vue et de mes interprétations ! La fumée qui se dégage pourrait aussi bien être celle d’une usine que celle d’un train… En tout cas, tu es à 76 km à l’est de Oujda, cela me paraît vraisemblable…

J’ai contacté l’association des Anciens de Meknès et du Maroc, après avoir fait une recherche sur le net concernant le 2/8e de zouaves où une info postée sur un forum apparaissait tronquée. Voilà ce qui m’a été transmis :

Mon père,commandant à l’époque commandait le 2/8è zouave de 46 à 47.Ce bataillon était totalement autonome et mon père s’est accroché plus d’une fois avec le commandant du régiment qui en réalité ne commandait que le 1er bataillon lequel dépendait de la région de meknès alors que le bataillon de mon père avait été remis sur pied par DE LATTRE;

Je suis passé à el hajeb lors de notre voyage à Meknès et j’ai reconnu la maison que nous habitions en bordure de la falaise.je n’ai pas connu la piscine, construite après notre départ d’El, Hajeb en 08/1947.

Je ne me souviens d’aucune et d’aucun copain, mais les noms que tu annonces « me chantent ». Et j’aimerai les retrouver pour évoquer cette période dont j’ai la nostalgie.

Après El Hajeb nous avons habité TIZNIT, 1 an, et ensuite Paris, mon père ayant été reçu à l’école de guerre.

Je ne sais pas qui signe ce message… Je poursuis mes recherches.

©Marlen Sauvage, archives personnelles.
Tlemcen, dans les années 1930, ©commons-wikimedia.org

MS

NB : La raison de cette histoire se trouve ici

Une vie en éclats (20) 1946, une suite.

Rien ne permet d’identifier la date ni le lieu de ces photos… tu es tout jeune encore, je ne sais ce qui te vaut un bras dans le plâtre… Je les ai classées dans une enveloppe qui contient d’autres portraits de toi.

Et si tu étais alors en Allemagne ? C’est à cela que je pense en scrutant les deux photos de toi accidenté, en pyjama semble-t-il, comme tes compagnons… J’apprends par Jo, la petite sœur que tu n’oubliais jamais dans tes courriers, que tu as été hospitalisé en 1946, justement. En témoigne une lettre à elle adressée, de Donaueschingen – je ne peux lire le mois – mais tu parles du printemps qui approche… En-tête, ton nom précédé de « Caporal » Hôpital 402 – Service Médecine – SP 76 616 BPM 79. Je peux donc avec certitude mentionner 1946 au dos de ces 2 photos. A Donaueschingen, la caserne militaire accueillait le 110e régiment d’infanterie qui la quitte en 1974 « après 70 ans de présence française en Allemagne » dit un reportage retrouvé sur le net. En 1946, tu appartenais au 71e régiment d’infanterie selon les documents de l’armée.

Dans la lettre à Jo, tu espères une prochaine permission après ton séjour à l’hôpital. Une troisième photo de toi te montre le bras dans le plâtre…

Marlen Sauvage

Une vie en éclats (19)

Marlen Sauvage, archives personnelles. A droite, sur la photo, en tenue de zouave, donc au Maroc…

Au 1er décembre 1948, tu te trouves à Ouezzane (Maroc) depuis le 17 novembre. « Ouezzane est une petite ville qui peut compter environ trente mille habitants dont une centaine de Français, expliques-tu, comme vous voyez c’est peu. C’est un peu plus agréable que El Hajeb, mais bien moins sain. C’est la région du paludisme… » Tu  n’as jamais souffert de cette maladie… autant que je sache. A 200 m d’altitude au lieu de 1300, il fait aussi beaucoup plus chaud. 

Ici, tu occupes un poste de vaguemestre, « bien différent cependant de celui de El Hajeb où il était un peu moins compliqué, mais je m’en sors bien quand même. » Tu m’avais parlé de ce premier travail de facteur finalement, où tu assurais le service postal de toute la garnison, dans un camp immense précisais-tu en énumérant les services à desservir : Génie, Subsistances, Economat, Transmissions etc. Tout à pied ! soit 15 à 20 kilomètres. 

Une de tes sœurs travaille à l’émaillage (Jacqueline)… On comprend que dans le précédent courrier que tu as reçu de tes parents, ta mère n’avait pas écrit… Tu insistes « et maman, je pense quelle va bien aussi, je serais très content si elle pouvait mettre un petit mot dans votre prochaine lettre. »… En fait dans cette lettre, tu t’adresses à ton père : « j’ai pris connaissance de l’annonce que tu m’as fait parvenir et qui semble intéressante pour toi puisque tu es quand même spécialisé dans plusieurs branches et qu’on demande un outilleur » [voir « Une vie en éclats » (18)]. Il semble que ton père te faisait confiance pour le renseigner, voire l’aider éventuellement, ce que tu ne peux faire de là où tu te trouves, puisqu’il s’agit d’une annonce à Strasbourg, précises-tu encore… En revanche, ce père ne laissait pas de place à ta mère dans une lettre que tu devais pourtant attendre… Je me demande si ton père ne te jalousait pas, sachant la place que tu occupais dans le cœur de ta mère, ou plutôt s’il ne jalousait pas ta mère.

Et je me demande bien, regardant cette photo, comment peut bien tenir ce calot…

MS

NB : La raison de cette histoire se trouve ici

Une vie en éclats (18)

Marlen Sauvage, archives personnelles. Quelque part au Maroc…

J’ai bien sûr classé il y a longtemps les lettres qui me sont parvenues, de 1944 à 1953… Pour 44, alors que tu pars t’engager le 15 octobre, j’ai retrouvé 7 lettres ; 12 pour 1945 ; 2 pour 1947 ; 4 pour 1948 ; 11 pour 1951 ; 4 pour 1952 et 7 pour 1953… Parmi ces lettres, celle qui suit, sans enveloppe et qui t’est adressée le 28 novembre 1948. Depuis 10 jours exactement, votre bataillon s’est déplacé à Ouezzane, au nord-ouest du Maroc.

« Cher E,

Nous nous empressons de répondre à ta lettre que nous avons reçue ce matin en même temps que ton colis intact ce qui nous a fait plaisir. Cela changera un peu l’ordinaire, nous sommes allés à B. dimanche voir M. et A. qui a été blessé au doigt en nettoyant son métier ce qui nécessite un arrêt de travail de 3 semaines à 1 mois. Nous avons trouvé leur petite N. changée c’est une belle grosse fille et bien sage. M. a repris son travail depuis lundi dernier à part la blessure d’A. tout va bien. Nous avons eu la visite d’Alphonsine et de Paulette hier. Elles te donnent bien le bonjour ainsi que grand-père et grand-mère qui sont venus nous voir par ici la situation est toujours sans grand changement. Les grèves qui se terminent d’autres qui recommencent mais tout se passe dans le calme. Nous sommes contents de ta photo qui nous fait penser qu’il fait meilleur là-bas qu’au C. car nous avons déjà endossé la tenue d’hiver depuis longtemps. (…) que tu seras changé quand tu recevras notre lettre, tu nous dis que le temps te semble un peu long bien sûr mais 8 mois ce sera encore vite passé. »

Cette lettre qui est un brouillon me semble être de la main de mon grand-père. Je connais l’écriture de ma grand-mère, ce n’est pas celle-ci, et elle écrivait à « son fils ». Ce qui me surprend, c’est ce que je lis plus bas, écrit au crayon de bois
« Maroc import Société
recherche pour création objet et transformation tôle fine 4 contremaîtres dont un outilleur écrire avec curri vitae Higlor-Maroc (?) 75 allée Roberleare Strasbourg »

et à l’encre violette (comme la lettre)
« suite à votre annonce parue dans Ce soir du 17 courant… »
J’ignore si mon grand-père a eu l’idée de partir à Strasbourg pour travailler… Il était ajusteur-fraiseur.

MS

NB : La raison de cette histoire se trouve ici

Une vie en éclats (17)

El Hajeb, région Fès-Mekhnes, Maroc, source Wikipédia.

De nouveau une enveloppe beige, sans timbre, oblitérée EL-HAJEB MAROC, 18 h 6-8 1948. Toujours dans le coin gauche les coordonnées de l’expéditeur. Identiques aux précédentes. Mais l’adresse a changé ainsi que les destinataires car tu l’envoies à tes deux parents, de nouveau réunis… Le papier à en-tête du 2/8e régiment de ZOUAVES porte un logo figurant une tête d’animal au-dessus d’une croix de Lorraine, un Z un 8, et comme une lune renversée. Tu réagis au dernier courrier de ta mère concernant une lettre à laquelle tu n’aurais pas répondu. Ton propre ton est amer car le reproche est injuste… C’est toi qui es resté sans nouvelles « depuis 2 mois 1/2 environ, pour préciser depuis le 18 mai. »  Ah ! Ça on pouvait te faire confiance, tu avais dû noter la date, compter les jours, et te morfondre car bien qu’heureux d’être loin, tu souffrais d’être oublié… La lettre est longue où perce la colère… Des histoires de famille, de couple plus exactement, dont tu te mêles car il s’agit de tes parents et que tu les sens se liguer contre toi.Tes mots sont cinglants, tant vis-à-vis de ta mère que de ton père, tu les enjoins à quitter la ville où ils résident comme ils disent le souhaiter « car c’est encore nous qui recevrons tous les éclats des cancans que les gens (…). aiment tant ». Quant à ton père, malgré ses défaillances tu l’assures de ton affection  « et j’espère que cela seul compte pour vous ». A ces parents qui voyaient jusqu’ici un enfant, tu fais comprendre de ne voir « plus en lui un gosse, mais un homme et un soldat ». Et tu te poses comme un adulte face à un couple d’adultes, les exhortant à profiter encore de la beauté de la vie, quand ils ont « gâché toute [leur] jeunesse en même temps que celle de [leurs] enfants ».
Quelle lettre ! Que mon père, à 22 ans, dans ces années-là, ait pu parler ainsi à ses deux parents, me surprend encore. Et puis, à la réflexion, elle livre déjà quelques-unes de ses valeurs : franchise, intégrité, fermeté, courage, respect… Je me souviens de cet homme qui ne mâchait pas ses mots, qui préférait les explications directes, voire douloureuses plutôt que les attitudes fuyantes. Je l’ai entendu raconter comment dans l’armée il avait « fait du trou » pour avoir refusé d’obéir à un ordre qu’il jugeait stupide (je crois qu’il s’agissait d’ôter sa deuxième chaussure pour montrer qu’il s’était bien lavé les deux pieds… est-ce qu’un tel ordre est possible ?) Une autre fois parce qu’il avait défendu un de « ses » hommes à coups de poing et qu’un sous-officier ne pouvait pas se permettre un tel dérapage. Et ce que m’apprend Brigitte, c’est qu’en Algérie pour avoir refusé d’infliger la « gégène », il avait été emprisonné un mois. Un refus. Deux refus. Et puis, il avait obéi aux ordres… Pouvait-on refuser deux fois d’obtempérer ? Etait-il déjà sous-officier ?
Je retourne à la lettre du 4 août 1948. Ce qui se dessine ici, c’est la paranoïa dans laquelle il tombera plus tard dans sa vie. Je la lis dans ce souci de donner des détails, de retourner les questions, tout cela parce qu’il ne supportait pas l’injustice de tels reproches alors qu’il était si attentionné pour sa mère et ses sœurs. Il était foncièrement juste. Quand j’étais gamine, il m’encourageait à faire la différence entre « justesse » et « justice ». Ce que j’entrevois ici aussi, c’est son désarroi devant le conflit familial, son rêve d’harmonie, son désir de paix – lui qui avait choisi la guerre – et cette croyance bercée d’illusions que son père, un homme violent et paranoïaque, pouvait changer.

MS

NB : La raison d’être de cette histoire se trouve ici

Une vie en éclats (16)

Marlen Sauvage, archives personnelles, Papa, à gauche sur la photo, en 1943.

Je me perds dans les dates, reviens à cet « Etat signalétique et des services » qui retrace ton parcours… Je viens de voir passer à vive allure deux ans et demi de ta vie. Il me manque trop de lettres… Sur quoi m’appuyer pour combler les vides temporels ? Et puis, il suffit de la trace de ta main au verso d’images jaunies pour me ré-engouffrer dans le passé à ta recherche. Immanquablement, je ferai demi-tour dans ces années déjà visitées. Une photo te montre devant un monument aux morts, les noms sont à consonance anglosaxonne, tu es en civil, où te trouves-tu ? Toi et l’ami à tes côtés avez un ruban noir au revers de votre veston. De qui portez-vous le deuil ? Un coup de fil à Jo et j’apprends que tu es au Cateau, dans l’espace du cimetière réservé aux Anglais près duquel ton ami André Grumiaux vient d’être enterré. Nous sommes en 1943. Tu as 17 ans. A tes côtés, Edmond Fontaine. J’imagine aujourd’hui que cette mort aussi t’a convaincu de t’engager…
Mes recherches m’ont menée jusqu’en 1947, en Afrique du Nord, où tu as intégré le 8e régiment de zouaves… Sur les clichés, tu portes un pantalon quelque peu bouffant, des guêtres blanches, un calot qui ressemble fort à une chéchia… Deux ans auparavant, tu ne jurais que par l’Allemagne, où tu espérais… quoi d’ailleurs ? Venger ton ami… Ailleurs, sur le pont d’un bateau, le regard au-delà de l’horizon, que vois-tu que je ne peux déchiffrer sur la photo minuscule ? Tu sembles si loin, perdu dans tes pensées… de quelle traversée s’agit-il, quelle terre quittes-tu, pour y revenir ou non ? Tu n’étais alors qu’un soldat en mission et en uniforme, ni un mari, ni un père, un homme jeune encore, vingt-et-un ans, et dans ta tête, sous ton front plissé, quelles pensées, quels regrets, quelles décisions, quelles espérances ? J’erre en vain parmi les images, en quête de ta personnalité, ta singularité, la trace de toi en moi, et tu ne peux rien pour moi dans ce pli-là de ta vie, car nous étions si loin l’un de l’autre, un je inexistant – le mien –, le tien, inconnu de moi. Pourrais-je alors si ce n’est t’emprunter ton je, t’imaginer en il, lui, le père avant le père, le jeune homme ?

MS