Tout est sous contrôle, Stéphanie Rieu

Photo © Marlen Sauvage 2013 – Arles, Rencontres internationales de la photo (ne me souviens plus de l’artiste auteur de ces magnifiques objets ! Mes excuses !)

Depuis la disparition de sa femme, tout allait de travers. Il n’ouvrait plus les volets, vivait dans la pénombre, sortait le moins possible et en catimini lorsque le garde-manger était vide et qu’il fallait le remplir à nouveau. Les autres, dehors, le regardaient par en-dessous, comme si son deuil était une maladie à laquelle ils ne voulaient pas se frotter. Ils se persuadaient en détournant les yeux qu’ils respectaient une sorte de trêve à l’issue de laquelle Hubert reprendrait pied dans la vie ordinaire à l’endroit même où il l’avait désertée le jour du drame.

Lui ne semblait se rendre compte de rien. Il se perdait, la plupart du temps, engoncé dans une réflexion profonde et immobile, qui agissait comme un coussin d’air et mettait entre lui et le monde une distance salutaire.

Ce jour-là était jour de ravitaillement et Hubert se préparait mentalement à franchir le seuil de sa maison.

« Aujourd’hui, je dois sortir, il faut que je finisse d’installer les étagères, je dois passer au magasin de bricolage, celui où la vendeuse a un air si pincé que je dois me contraindre à prendre l’air ravagé pour ne pas lui éclater de rire au nez et la forcer à regarder ailleurs. Tout le monde me paraît tellement idiot, depuis quelque temps… comme si j’avais du temps à perdre en bavardages stériles le long du chemin. J’ai tellement de choses à faire encore, avant la nuit : poser les étagères, ramoner le poêle, lessiver les linos, cirer le parquet de la petite chambre du fond. Décidément, il ne faut pas que je traîne. Hâtons-nous pour rentrer plus vite ! Il y a la baignoire aussi, à récurer de fond en comble. »

Hubert envisagea un instant de prendre sa blanche et rutilante voiture dont le moteur ne tournait plus que rarement mais se ravisa très vite : trop de manœuvres hasardeuses pour la sortir du garage. Il ne s’en sentait pas le courage. Il partit donc à pied, d’un bon pas malgré ses yeux vagues. Il pénétra dans la quincaillerie du village et, sans saluer personne, se rua sur la caisse de visserie en promotion au fond du rayon de gauche. Il farfouilla un moment avant de dégotter ce qu’il cherchait, visiblement trop absorbé par ses sombres pensées pour se concentrer sur l’instant présent.

« Oh, il y a même une chignole, quelle chance, je n’aurais pas besoin de courir en ville samedi prochain. Un sacré gain de temps ! Voyons voir, ai-je bien tout le nécessaire ? Mais oui… je passe à la boucherie et je rentre. »

Hubert s’étira douloureusement, réprimant un soupir las. Il n’était pas étonnant que ses anciennes connaissances aient du mal à l’aborder, le quinquagénaire avenant et doux s’était métamorphosé en une sorte de grande tige rigide qui ne souriait plus jamais et semblait lutter en permanence pour conserver son équilibre face au vent, le poids du fardeau qu’il portait menaçant de le faire vaciller à tout instant.  Depuis ce jour maudit où Clara n’était pas rentrée de son cours de boxe, il y un mois, il n’était plus lui-même. Était-ce l’incertitude qui le rongeait de ne pas savoir ce qui était arrivé à sa femme si pleine de vie et d’énergie ? Les gendarmes avaient retrouvé sa voiture près du fleuve, une portière grande ouverte mais les recherches avaient tourné court. Hubert ne parvenait à trouver aucune explication rationnelle à la situation. L’hypothèse avancée du suicide ou de la fugue amoureuse défiait toute logique pour quiconque connaissait Clara comme lui la connaissait. Il s’était résigné, imaginait un enlèvement, une agression, il soupçonnait qu’il ne la reverrait pas vivante. Et d’ailleurs, lui-même ne vivait plus beaucoup…

Ses pas le menèrent jusqu’à la boucherie : il y acheta un grand sachet de déchets et d’os de bœuf. Le boucher le salua dignement et en rajouta un peu pour faire bon poids, il subodorait que le temps des vaches maigres n’était pas près de se terminer de sitôt pour le pauvre Hubert. Il n’avait pas de chien. Si sa bourgeoise n’avait pas toujours eu les yeux qui traînaient partout, il aurait même glissé une entrecôte dans le paquet, le brave homme.

Ses emplettes terminées, Hubert reprit enfin le chemin de sa demeure. La lourde porte en chêne se referma sur lui dans un grincement malsain.

« Je m’attelle à la tâche et puis je m’ouvre une bonne bouteille de rouge. Il me reste un côte du Rhône de 69 à la cave si mes souvenirs sont bons. Si je ne le bois pas aujourd’hui, je ne trouverai plus de meilleure occasion. Ne me regarde pas comme ça, Clara, je mérite bien une petite pause avec la vie trépidante que je mène depuis un mois. Si tu crois que c’est facile, de penser à tout, de vérifier sans arrêt que le scénario est plausible, que je ne commets pas d’erreur. Grâce au ciel, ce soir, tout sera terminé. Ne roule pas ces yeux terrifiés et n’essaie pas de protester, tu sais bien que je t’ai coupé la langue il y a trois jours. Qu’est-ce que ça peut saigner, une langue, dis donc, la salle de bains est dans un état ! Ne t’inquiète pas, ma chérie, toi aussi tu auras droit à un bon petit plat ce soir, je suis passé à la boucherie. Le repas du condamné… Je t’aiderai un peu. C’est pas facile de manger proprement avec des moignons, j’en ai conscience, on est pas des bêtes tout de même, un peu de dignité… Arrête, je te dis, tu t’épuises pour rien, tu es laide à te traîner et à te tortiller comme ça sur le sol. C’est trop tard. Il fallait y penser avant, tes jambes sont au garage, coupées en petits morceaux, elles attendent le reste pour partir à la déchetterie. Une aubaine, ces travaux de rénovation dans la maison. Allons Clara, sois bonne joueuse, tu sais bien qu’entre nous, cela ne pouvait plus durer… Les humiliations, les menaces, le mépris, les coups même, depuis que tu pratiquais un sport de combat. Tu sais ce que l’on dit ? Tant va la cruche à l’eau…, quoi ? Que signifient ces borborygmes ?  Un dernier baiser ? Ferme les yeux et tends la lèvre, je te pardonne, meurs en paix. Sois sage pendant que je vais chercher la scie sauteuse. »

Jusqu’entre chien et loup, Hubert s’activa. De l’extérieur, on percevait le bruit des outils qui travaillaient sans relâche, cherchant à consoler l’homme esseulé par une surabondance d’activités qui le mènerait peut-être enfin, à un oubli réparateur.

Autrice : Stéphanie Rieu

A toi de croire à mes paroles…

Photo : Marlen Sauvage

Tu me voulais contraire à ce qui est enfoui ; du côté de la légèreté, de la subtilité, de l’éphémère, aussi disais-tu, l’éphémère garant de la sincérité, arguant de ces instants fugaces où l’essentiel peut s’avouer quand on sait qu’aucun lendemain ne nous exposera aux conséquences de nos aveux, mais aujourd’hui, regarde d’où je te parle… Que tu considères la terre où l’on m’a déposé ou le cosmos auquel tu me crois réunifié, c’est bien l’éternité maintenant qui leste mes paroles. Le fugitif relégué où toute fuite serait une gageure que l’on s’en tienne à la glaise qui colle à mes os ou à l’univers dont je renonce à trouver la sortie. A toi par conséquent de croire à mes paroles ou de mettre en doute cette authenticité qui t’est si chère, compte tenu des circonstances. Depuis mon ermitage, je contemple les vivants de ce monde, observe leurs bassesses, leur goût du drame et de la stigmatisation, leur nécessaire ostracisme… oh ! je n’ai pas échappé à cela, je te rassure, j’ai contribué de mon écot ravageur, alors que jeune et arrogant… c’est à la vieillesse – et à la mort aujourd’hui sans doute – que je dois d’avoir gagné en sagesse, après m’être cassé les dents, après avoir bâti des cathédrales dédiées à la confiance, à la confidence, à la spontanéité, à la force des mots, au prix de la bêtise souvent. Je n’accuse donc pas. Je suis du bon côté, par la force des choses. Et d’ici, je peux voir – l’avantage du lieu –, dessous les mesquineries, combien de peurs, de regrets, de discours flamboyants en guise de justification… autant de marche à reculons au tréfonds de soi, malgré les grandes gesticulations, pour finir par tourner la tête en tous sens à la recherche d’une approbation. Sais-tu qui repose désormais au fond de la terre, sais-tu qui était Cippe, l’as-tu cerné enfin ? Tu l’esquives, tu le bouscules, tu ne peux plus jouer des coudes avec moi, à moins de me rejoindre, et nous entamerons une discussion peut-être, et peut-être n’auras-tu pas le dernier mot, comme ici tandis que tu frappes ton clavier en m’écoutant monologuer. Tu me voyais aérien, pas gisant pas orant pas priant écrivais-tu, pas transi. Je suis tout cela à la fois aujourd’hui. Retourné à l’êtreté dont nous sommes tous sortis en pleine inconscience de ce qui nous arriverait en ce « bas-monde »… Et gisant aérien tant l’esprit se moque bien du corps pourrissant, retourné à la terre. Transi je le suis devant la monstruosité du monde, content de l’avoir quitté, mais inquiet de votre devenir, à vous qui finirez pas massacrer l’idéal qui traîne encore dans quelques poings levés, quelques slogans, quelques banderoles.

Codicille : Ce que m’a finalement raconté Cippe, ce personnage sorti des noms trouvés au hasard de la proposition n° 6, je n’en ai pas tout compris, je l’ai stoppé en pleines confidences il y a des semaines, et j’ai eu tellement de mal à retrouver sa voix.

Marlen Sauvage

En réponse à la 14 e proposition d’écriture de François Bon, été 2020… J’ai oublié son titre…

Pendant le sommeil

Photo : Marlen Sauvage

Je tressaute il dort et ne s’en rend pas compte seule elle près de lui sursaute à chacun de mes bondissements je suis la jambe droite celle qui ne s’est pas remise de la fracture du bassin mes tendons tendus comme fils de funambule se relâchent la nuit et je gigote à tout-va même sous sa main apaisante

nos doigts se réchauffent entre eux dans cette position croisée où il nous a placées en haut de son torse sous les phalanges les veines saillent longues et velues nous n’attendons qu’un effleurage le frôlement d’une autre peau d’une autre main peut-être ne sentira-t-il rien puisqu’il dort maintenant nous attendons

seule une caresse dans nos friselis noirs encore blancs surtout grêlerait notre terre d’accueil de pointes hérissées comme l’air frais quand il envahit la chambre vers cinq heures du matin

je reste obstinément fermée lorsqu’il tente de s’endormir et je m’entrouvre aussitôt que le sommeil le prend exhalant son souffle profond mes lèvres fines frémissent si peu si peu de chair me borde si peu de chair pour exprimer ma sensualité pourtant comme j’aime les baisers doux longs et humides qui me parcourent parfois

nous ne captons plus rien d’autre que les battements de son cœur son sang dans les veines et ce souffle si particulier obstruées la nuit venue par un bouchon de cire tenues éloignées du vrombissement des moustiques des rires lointains de touristes campant dans la montagne proche de l’aboiement du chien de la ferme voisine

j’ai déposé chacune de mes vertèbres harassées sur le moelleux du matelas depuis les coccygiennes jusqu’aux cervicales et mes côtes s’étalent et l’on n’espère rien de ma moelle spinale sinon qu’elle repose son long corps gris 

Codicille : un personnage qui dort, oui, c’est banal mais j’ai imaginé ce que quelques parties d’un corps abîmé pouvaient ressentir et nous dire si on les écoutait…

Marlen Sauvage

En réponse à la proposition n°12 de François Bon, « Journal du corps », été 2020.

Un matin comme un autre

Le fait que la douleur traverse encore mon corps abîmé par le seul fait que mon cerveau souffre ; le fait que dehors crépite la pluie en tachant les carreaux ; le fait que je ne parle à personne de ce qui s’immisce dans ma solitude, de ce qui me surplombe ; le fait que je ne supporte plus ces boules de cire dans mes oreilles et que je les ôte dès les premières lueurs du jour ; le fait que j’ai le sentiment d’avoir gâché tant de vies par le seul fait de mon égoïsme ; le fait qu’au loin la chienne tenue en laisse ne puisse plus venir me saluer, comme une brimade supplémentaire et que je prends ses aboiements pour un bonjour ; le fait que j’aurais voulu qu’elle m’offre son dernier souffle omettant le fait que l’on ne peut courir après des enfants blessés et tenir une main, voyez je mets en œuvre toute ma lucidité matinale ; le fait que des touristes s’accostent au carrefour et que j’entends leurs rires ; le fait que d’autres ont partagé la plénitude du silence de sa mort ; le fait que l’on dépose le pain en ce moment-même sur le seuil de ma fenêtre ; le fait que la mort soit un ultime au revoir à ce monde ; le fait que je déploie ma main droite sur le bord du lit pour tenter de me lever sans dommage ; le fait que je n’ai dit ni au revoir ni adieu à aucun d’entre eux ; le fait que la douleur vrille ma jambe à peine le pied au sol ; le fait que j’aurais eu besoin de leur sérénité devant la mort pour affronter le reste de ma vie ; le fait que la porte de ma chambre reste entrouverte laissant le jour perler ; le fait que je suis resté avec mes questions, mes regrets, ma culpabilité ; le fait que personne aujourd’hui ne me prépare le café ; le fait que les absents ont toujours tort ; le fait que la cafetière gémisse au rythme de mes pensées à moins que je ne lui prête ma souffrance ; le fait que le pardon ne regarde finalement que moi, je veux dire qu’il suffirait de me pardonner ; le fait que se baisser pour saisir une tasse fait de moi un vieillard avant l’âge ; le fait que je cogite perpétuellement ajoute à ma fatigue ; le fait que j’ouvre enfin les volets sur la montagne environnante et que cela suffise à installer la paix en moi.

Codicille : partie de mon personnage allongé de la précédente proposition… traversé par un chagrin dont je ne sais que peu de choses, lié à la mort de proches, et alors que j’ignorais le thème de la #13. Conscience d’être allée dans la tête du personnage, et d’engager en quelque sorte un monologue intérieur, ce qui n’était pas demandé, mais voilà…

Marlen Sauvage

(En réponse à la proposition d’écriture n°13 de François Bon, l’été 2020 « le fait que »)

Construire une ville… – Jamais dire jamais

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(la proposition de François Bon : en adieu à Cendrars, depuis son texte programmatique “le roman que je n’ai jamais écrit”, 10 à 15 titres ou résumés en 2 lignes de livres possibles (ou pas) sur la ville dont vous parlez.

Le fantôme du Baron des Adrets (recueil de micro-fictions)
La maison de l’enfance dont il est question ici appartint, dit la légende, au baron des Adrets (XVIe siècle) qui y prenait ses quartiers après ses razzias dans la région. Chaque micro-fiction revisite la légende à travers ses prolongements dans l’imaginaire de la narratrice pour construire celle même de la maison.

La Gentone, une maison, une ville (récit)

La ferme de Marguerite (nouvelle)

L’étoile du sud (fragments poétiques)
Une déambulation nostalgique et poétique dans les villes d’une vie, d’Arzew à Monastir, en passant par Marburg, Coblence, Marrakech, Ouarzazate, Saïgon, Hanoï…

Peur dans la ville (nouvelle)

Monastir, les brisants (fragments poétiques)
Autour du promontoire de la Kahlia, dans le grondement des vagues, on croise le regard d’Isabelle Eberhardt à Monastir qu’elle ne fit que traverser. Quid aujourd’hui de la vieille ville et du port « moderne » de ses Notes de route ? 

Les yeux dans la toile (nouvelle)
Quand l’histoire commence, le peintre vient de disparaître sous les yeux de son public. Après l’effarement, force est de constater que le tableau raconte cette fin.

D’autres clichés d’Irlande pour Monsieur Kahn (récit)

Le masque du requin (roman)

La lecture ou la vie (roman)
Dans une benne à ordures, un étudiant trouve un lot de livres en français parmi lesquels les Confessions de saint Augustin et Les Essais de Montaigne… Il tente de retrouver le propriétaire de ces livres dans un quartier noyauté par les fondamentalistes.

L’oreille de la zaouia (roman)
Dans une zaouia délabrée mais encore habitée, un marabout, mort depuis plus d’un siècle, interpelle les vivants quant à leur existence dépravée. La seule à l’entendre est une petite fille de sept ans, qui vit ici avec sa famille.

Zoufris (fiction)
Un lanceur d’alerte dénonce la corruption dans un pays qui se réclame de la démocratie.  Parcours d’un idéaliste confronté à un système pernicieux et voyou. « Zoufri » qui vient du mot français « ouvrier », signifie aussi « brigand, voyou »…

La mobylette de Nabil (roman)
Les pérégrinations d’une mobylette volée, de Tunis à Gafsa jusqu’aux îles Kerkenna ou un voyage dans l’épaisseur d’un pays et de sa société cosmopolite. Abandonnée là par son dernier « propriétaire », Nabil, parti pour Lampedusa…

La datte et le figuier (roman)
Souvenirs d’une enfance condamnée au nomadisme, parce qu’un père militaire et une mère voyageuse… Et comment on ne se défait pas de cette façon de vivre.

Une valise à la main (anticipation)
Regards croisés de cinq femmes qui furent indépendantes, coachs, cheffe d’entreprise,  étudiantes libres, avant l’islamisation de la Tunisie. 

Un retour en questions (roman)
Rentré dans son pays après cinq ans à l’étranger, un homme ne reconnaît plus rien de son quartier. Le livre est une suite des questions qu’il se pose en partant à la recherche de la librairie, du salon de thé, de la salle de sports, etc. qu’il avait connus avant son départ.

Texte et photos : Marlen Sauvage

Un texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page… et un oloé

marlen-sauvage-maison-coquelicot

D’un mot à l’autre, par Chrystel C.

@marc-guerra-ateliers-du-deluge

Capricieuse

Où l’insatisfaction guette à chaque coin de rue

Rue

rue de son enfance, rumination, rumeur, ruade contre le temps qui passe

Temps

qui blesse sans vergogne, qui ne lâche rien, pas même une poussière de soi

Poussière

voile léger sur mon âme, je souffle et tu t’envoles

Souffle

ton air chaud dans mon cou adoucit mes rancœurs, apaise mes colères

Apaise

comme une main posée sur sa joue jusqu’à ce qu’elle s’endorme

Main

toujours tu valses, tu caresses, tu entoures, tu es la vague sur la mer bleue qui berce

Valsent

les mots, les voix, les rires, les arbres qui se balancent en chœur au fil des heures

Voix

d’hier et d’aujourd’hui, envoûtantes, éclatantes, autant qu’effrayantes, voie rapide, voie sans issue

Effrayante

la noirceur de la nuit, le vide intersidéral du silence, lourdeur des insomnies

Nuit

tu viens parfois trop vite, parfois trop peu, promesse de rêves et d’infinie torpeur

Torpeur

tu as tort d’avoir peur, aie confiance et fais semblant d’y croire, redeviens capricieuse

Capricieuse

où l’insatisfaction guette à chaque coin de rue.

Texte : Chrystel C.
Photo : M. Guerra

Un texte écrit en atelier à partir d’une proposition que j’ai intitulée « D’un mot à l’autre », inspirée d’un texte de Anna Jouy, publié sur sa page Facebook le 5 avril (à lire ci-dessous). Marlen Sauvage

poète

– se demande si 58 kilos ce n’est pas trop pour le plaisir et le goût éthéré des choses

choses

-un mot que j’aime bien, comme s’il soutenait tous les indéfinis de trottoir et que cela m’exemptait de chercher à monter et à les assembler

assembler

-peut-être mais trop souvent, il faut ensuite en découdre, un fil sous la peau et puis le trou suivant… encore.

découdre

-c’est un poing dans l’espace, je ne frôle que le vide, la fuite, et je ne les bats même pas.

frôler

-caresse inaboutie qui tient entre ses dents, son chapeau. toutou sage et formaté. la peur est une amante sans la moindre idée de mon désir

chapeau

-toujours le porter sur le côté responsable. la vie se vit avec un rebord large, comme un anneau de Saturne. mais que des manèges et des tournées de veste

anneau

-je le retiens celui-là, pour toutes les conneries qui passent au travers du feu et n’en sortent même pas roussies

conneries

-fortes, âcres, sentant leurs reflets fauves, oppression de pores et remugles de caniveau où je navigue- paraît que je suis folle-, c’est l’essentiel à dire. je n’en doute pas. ça suinte.

doute

-pourtant. tout est fuites sans corde de rappel. les choses n’ont pas de prix, ne valent pas certes le temps de disparaître. elles vont dans le silence, silence de ce qui est mort.

silence

-pour en finir. on y voit la liberté de vivre, selon soi. à l’autre bout, il n’y a personne – parait-

mais j’en doute

poète

-58 kilos de mots et de gras sur les papiers.

©Anna Jouy

Ateliers de campagne (9)

marlen-sauvage-Cevennes

Septembre rejoue sa rentrée chaque année pour elle aussi qui anime des ateliers d’écriture. Elle aime se présenter comme une « animatrice de campagne », comme il y avait dans son enfance des « médecins de campagne ». Elle a fouiné dans les magasins pour acheter des cahiers aux couleurs gaies. Elle en donnera un à chaque détenu qui participera à ses séances d’écriture. Le directeur de la maison d’arrêt a changé, il l’a écoutée avec attention. Elle ne veut pas « faire de l’occupationnel »… Il a entendu son credo, sa passion pour la parole des autres, il lui donne carte blanche. Il n’enverra personne assister aux ateliers en dehors des détenus. Elle ne livrera aucun texte.  A la porte d’entrée, elle doit se hisser sur la pointe des pieds pour atteindre l’interphone et décliner son identité. Elle recommence quelques minutes plus tard. On l’oublie. Non. Des gendarmes doivent sortir avec des prévenus, on lui demande de patienter encore. Enfin la porte s’ouvre, elle s’écarte, cinq jeunes hommes encadrés par des forces de l’ordre  passent devant elle les yeux baissés. Elle entre dans la cour entourée de hauts murs, grimpe l’escalier devant elle, enferme son sac à main dans une consigne extérieure, attend de nouveau l’ouverture de la porte, et passe sous le portique de détection. Le fonctionnaire lui sourit, il la connaît, elle vient depuis plusieurs mois. Elle récupère son sac à dos, laisse son passeport, et une troisième porte s’ouvre vers les bureaux administratifs. Chaque semaine elle fait le tour des agents, donne le bonjour au directeur et son adjoint, s’attarde parfois pour un petit café, prend la liste des participants au bureau du SPIP chez le greffier. Et c’est parti… Il y a foule ce matin. Deux « anciens » déjà là avant les vacances d’été, cinq nouveaux… Après les présentations où elle précise qu’elle ne veut rien savoir des raisons de leur enfermement, elle discute avec eux de leurs passions, la lecture souvent est mentionnée, l’écriture parfois.  Elle glisse la première proposition d’écriture comme une gourmandise à laquelle tout le monde a droit. Ça marche ! M’dame, je fais plein de fautes d’orthographe ! Et moi j’écris comme je parle, en phonétique… J’ai pas écrit d’puis l’école ! Tout va bien. Les rassurer. Sourire. L’un d’entre eux sort une cigarette et un briquet. Ah non ! C’est pas prévu au programme, En ouvrant la fenêtre, M’dame s’il vous plaît, je fumerai juste deux taffes, Non, ce sera la porte pour vous et moi, une heure et demie sans fumer, ça doit être possible, je suis certaine que c’est possible, Mais l’inspiration ne vient pas, C’est vrai, parfois qu’une cigarette ou un petit verre facilitent les choses, mais là malheureusement, nous sommes contraints de faire sans…  Il abdique, j’aurai essayé, ajoute-t-il en souriant.  A la lecture, certains trébuchent, des voix s’éteignent, elle décèle dans chaque fragment ce qui en fait l’unicité, et celui qui ne voulait pas lire lui tend son cahier. M’dame, vous êtes prof de français ? Eh non… Elle lit comme une déception dans leur regard interrogateur. La porte s’ouvre brutalement sur un surveillant grincheux qui fait remarquer que le temps est passé de cinq minutes. Elle s’excuse, salue chacun d’une poignée de main, et s’éloigne vers les portes de fer, cadenassées, qui se succèdent jusqu’à la sortie. Dehors, dès qu’elle a passé l’immense portail métallique, elle inspire profondément, regarde le ciel blanc, et chemine vers sa voiture garée dans la ruelle en contrebas. Tête vide, corps pressuré.

Je n’avais pas le souvenir de ce texte, retrouvé dans mes papiers. Ce devait être sans doute le premier de la série de mes Ateliers de campagne ! Il me fait dire que la prison et ses détenus m’ont happée plus que tout autre endroit ou public…

Texte et photo : Marlen Sauvage

(à suivre)
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Quand j’étais enfant il existait une série télévisée intitulée Médecin de campagne… Le médecin était une femme et la campagne alors ressemblait à celle où je vivais dans la Drôme. Depuis que je sillonne les Cévennes pour animer ici et là des ateliers d’écriture, je ressasse l’idée d’écrire une série de souvenirs « arrangés » (à ranger…) autour de ces allées et venues. Je précise que la temporalité n’est pas la bonne, c’est tout, et les prénoms bien sûr s’ils apparaissent, sont modifiés… Le contenu, lui, est mon vécu, il a seulement valeur de témoignage, rien d’autre. 

Marlen Sauvage

Ateliers de campagne (2)


Je planifiais mes interventions du mois : à Mende, la fac pour les cours de FLE*, la maison d’arrêt ; à Marvejols, l’école d’éducateurs, le centre de loisirs ; à Rieutort-de-Randon, une école primaire et une maison de retraite. C’était tout pour le nord de la Lozère. Plus au sud maintenant, une maison de retraite à Ispagnac ; à Florac, deux ateliers en soirée ; le projet Bruit de page avec trois classes de primaire (CP et CE1)… Et il fallait caser la visite à Rome, le lieu-dit sur la commune de St-Frézal-de-Ventalon, avec la responsable d’une association locale et un garde du Parc national des Cévennes, en prévision de la balade écriture prévue au printemps… Le médecin du travail venait de me demander de réduire mes déplacements ou de faire en sorte de les regrouper et de dormir sur place le plus possible. Un tête à queue sur nos petites routes l’avait échaudé et il estimait que je prenais trop de risques en roulant été comme hiver à des heures indues… Comme j’accusais une grosse fatigue et une toute petite tension, j’étais prête à en tenir compte, pour un temps donné… [
Le jour où je réalisai que je passais deux ou trois nuits chaque semaine hors de chez moi, j’en déduisis que ce n’était pas vraiment la vie que j’étais venue chercher ici ! Et je ralentis le rythme…]
Il ne fallait pas traîner, plus d’une heure de route m’attendait avant d’arriver à la fac pour rejoindre les étudiants chinois, venus de la province du Guizhou avec laquelle le département entretenait une relation de coopération dans le domaine du tourisme, de l’enseignement supérieur et de la culture. Une dizaine de jeunes, studieux, attentifs, ponctuels, sûrs d’eux, bien que leur français se soit avéré déplorable pour la grande majorité. Leur manque de curiosité pour la région qui les accueillait m’attristait ; depuis leur arrivée en octobre, ils vivaient en groupe dans une maison qu’ils ne quittaient pour ainsi dire jamais spontanément, en dehors des cours qui les emmenaient « sur le terrain », alors qu’ils préparaient une licence de tourisme. Ils achetaient leur nourriture au centre commercial du coin : soupes chinoises, tofu, vermicelle, nouilles de blé, sauce soja, etc. et m’avouaient n’avoir jamais rien mangé de français… Ne parlaient pas une autre langue que la leur. Ne se décidaient pas à entrer dans des petits commerces pour tester leur compréhension… Je ne parvenais pas à savoir si leur frilosité provenait d’une grande timidité ou d’une grande vanité. J’avais décidé d’un cours sur la gastronomie française et rapportais un tas de gourmandises pour le goûter : du nougat de Sault aux biscuits roses de Reims en passant par les nonnettes de Dijon, les galettes bretonnes et les douceurs locales : miel, crème de châtaignes, confitures de fruits rouges, pélardons et pain de seigle à la farine moulue à la meule de pierre… Quelle déception ! Seuls les garçons avaient joué timidement le jeu, picorant deux ou trois biscuits, buvant du jus de fruit, les filles étant toutes trop attentives à leur ligne… Des jeunes filles filiformes, vêtues à la dernière mode de rose et de paillettes… Mais ils étaient tout sourire et m’apprenaient des rudiments de chinois ! Je repartais avec mes échantillons sous le bras. Un jour je les emmènerais dans la ville visiter la cathédrale, se promener dans les rues, entrer dans des boutiques, questionner des passants, et nous prendrions un verre en terrasse, à charge pour eux de commander leur boisson.
Mais ce soir là je dormirais chez un ami, dans la chambre de son fils adolescent, entourée de posters de foot, de guitaristes et de karaté… Toute la nuit, j’eus l’impression de traverser ma vie. Je traversais une sorte de marché, d’espaces peuplés d’objets mais abandonnés temporairement peut-être, avec des interdictions d’aller « au-delà ». Je cheminais dans les rues, en ville, et au milieu de la foule. C’était un rêve de traversée. Un rêve très peuplé. Au-delà d’une réunion d’hommes dans une rue, une sorte d’impasse où des rideaux, des tentures, tombaient, cachaient, quoi ?, tenues par qui ? Sans arrêt je revenais à l’endroit premier, celui où j’étais censée rester, pour qui, pourquoi ? Je revenais chercher quelque chose, et je repartais, et je retraversais les espaces colorés, temporairement abandonnés. Il y avait de l’eau, quelques flaques, parfois, à enjamber, des pièges à éviter, rien de trop grave à vue d’œil, mais je devais me méfier toutefois. Et puis, j’arrivais où je devais arriver, j’étais attendue. Je me réveillais d’un seul coup, étonnée de l’endroit où je me trouvais, ne reconnaissant ni la chambre ni l’appartement. Une bonne odeur de café me remit la tête à l’endroit, G. frappait à la porte, tout doucement.
(à suivre)

*Français langue étrangère.
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Quand j’étais enfant il existait une série télévisée intitulée Médecin de campagne… Le médecin était une femme et la campagne alors ressemblait à celle où je vivais dans la Drôme. Depuis que je sillonne les Cévennes pour animer ici et là des ateliers d’écriture, je ressasse l’idée d’écrire une série de souvenirs arrangés autour de ces allées et venues. Tout sera donc vrai  en grande partie, et faux dans les mêmes proportions.
Texte et photo : Marlen Sauvage
(Photo : Lieu-dit Rome, St-Frézal-de-Ventalon)

Mot doux [Uckas, 51]

les-ateliers-du-deluge13

Ce petit mot dans mon carnet à spirale me remplit toujours d’émotion. Il m’avait été remis par un détenu lors d’un atelier, de la part de Mathéo (son prénom de l’atelier). Je crois ne plus avoir revu le jeune garçon qui prenait la peine de me prévenir de son absence avec cette sincérité touchante. Le manque de sommeil et les nuits étaient un sujet de discussion récurrent. Leurs nuits résonnaient de cauchemars, amplifiés par leur vie en cellule, la promiscuité, les brimades. Dormir était une fuite parfois, dormir était toujours un cauchemar.

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Un temps pour écrire, écrire le temps [Textes]

Les textes ci-dessous ont été écrits lors du stage d’écriture qui réunissait quelques membres du groupe Terre de lecteurs, en octobre, à la maison de Noé.

Dans l’entrebâillement d’une porte

J’attends. L’avion a atterri. Depuis combien de temps ? 1/2h, je crois. Je regarde ma montre. Je ne sais pas. Par où doit-il arriver ? Suis-je à la bonne porte ? Quelle heure est-il ?
Un homme, deux hommes, un petit groupe de personnes avance dans le couloir. Je les vois plus distinctement quand ils passent à hauteur d’une fenêtre. Il n’est pas parmi eux. Quelle heure est-il ? Un homme, des femmes, puis un flot ininterrompu de personnes défilent derrière la fenêtre. Le reconnaîtrai-je ? La fenêtre est loin. Il y a beaucoup de monde. Tous les hommes se ressemblent. Non, le voici. Il est seul, pensif. Je ne le vois qu’un instant. Il est enfin là. Il est enfin revenu. Encore quelques minutes , je pourrai l’embrasser, le serrer dans mes bras, lui dire que je l’aime, qu’il m’a manqué, que je suis heureuse qu’il soit là, que j’ai eu peur, peur de ne plus le revoir, peur qu’il reste prisonnier dans ce pays lointain où je ne pouvais pas aller le chercher, le sauver de la drogue, de l’alcool et des faux-amis.
Mais il est là et je ne lui dis rien.

Aline

Sortie en mer

Notre grand-père campé dans sa barque à fond plat glissait de pieu en pieu sur la vase récoltant des grappes de moules les entassant à ses pieds.
J’avais dix ans, mon frère un de plus. Nous observions notre grand-père depuis la pinasse amarrée au bouchot. Il nous fallait attendre. Que faire ? La plage arrière de la pinasse est bien étroite pour y jouer à deux…
Le temps s’écoulait lentement… trop lentement.
Le bateau se mit à rouler d’un bord sur l’autre. La mer s’agitait avec la marée montante. La porte de la cabine habituellement fermée se mit à battre sous l’effet du roulis.
Il nous était tout à fait interdit de pénétrer dans cet antre où seul grand-père officiait. Une vague ouvrait la porte et la suivante la refermait nous laissant deviner mille trésors de marin. On apercevait à chaque entrebâillement un compas, des boutes, un drapeau et même une corne de brume. Plus tard notre grand père piqua une colère terrible dont nous nous rappelons encore. Nous avions fini par bloquer la porte ouverte et fait l’inventaire de la cabine, étalant tout sur la plage arrière. La curiosité l’avait emporté.

Daniel

Visage

La porte de la chambre s’entrebâille. L’enfant est aux devoirs. Attentif il apprend sa leçon. La lampe éclaire le livre. La pièce est dans une pénombre propice à l’étude. L’enfant n’entend pas la porte s’ouvrir. Seule la tête parait dans l’entrebâillement. L’enfant se tourne, ses yeux rencontrent le visage inconnu. La peur le fige sur place. La lumière blafarde du bureau projette sur cette face un éclairage en contre-plongée. Les traits marqués, hideux sont soulignés par un rictus qui découvre des dents jaunies.
Le père appuie sur l’interrupteur du plafonnier et dit : « On passe à table, tu as fini » ?

Josiane

Elle parle fort. Même de dos sa colère est palpable. Quelques mots grossiers nous parviennent. Le correspondant inconnu en prend pour son grade. Tourné le coin de la maison, la violence s’estompe.
Elle aura le dernier mot, comme toujours et pourra relater cette nième victoire avec force détail sur son habileté. Elle saura nous décrire le connard, le vieux con qui ne l’aura pas eue.
Elle sortira grandie de ce nouveau duel et je rêverai, encore, qu’un jour elle déménage et enfin revienne le calme au coin de la ruelle.

Kat

Bibliothèques du souvenir

Je sèche
Sèche-cheveux électrique, le cordon s’entortille.
Un savon de Marseille
Une bassine en émail.
Un savon de Marseille pour les mains, un pour la vaisselle. Elle ne supporte pas les produits d’entretien, ne tolère que le jus de citron qui détache, l’extrait de lavande qui désinfecte, l’essence de sapin qui parfume.
Des copeaux de savon de Marseille pour le linge. La lessive sent le propre, il faut sentir le propre, le pire serait de sentir comme l’Adrienne, le pipi, le feu de bois et l’écurie. Nous on change de culotte tous les jours et sur le fil à linge, vu le nombre de femmes à la maison on dirait une guirlande de culottes, des drapeaux de prière, des culottes qui sentent bon le savon de Marseille. Pendant que mes copines s’échangent en douce les premiers déodorants, je me récure au savon de Marseille.
Au-dessus de l’étagère, hors de portée des enfants, des boîtes en fer blanc. Une boîte ronde contient du charbon, une cuillère pour la digestion. On rigole en découvrant nos dents noires on crache dans la bassine en émail.
J’adore les petits granulés de l’autre boîte ils sont un peu sucrés, je ne suis pas malade, c’est pour les vers. Enfin, disons, pour les combattre, les tuer, leur tordre le cou. Chez nous, est venu un jour un pauvre garçon qui avait les vers, il pleurait à longueur de temps et mangeait la terre. Il est resté trois mois. Quand il est parti, j’étais bien débarrassée.
Le miel c’était un peu comme le savon, indispensable à la vie, indispensable à la cuisine, à la santé, à la croissance des enfants. Le miel dans le lait, sur les crêpes et le fromage blanc et même sur les genoux quand on avait trop fait les fous et qu’on s’était blessés. « Le miel ça cicatrise »
De toute façon pour le miel on a les abeilles et les abeilles c’est autre chose que les vers.

Babeth

Passé présent

Petit Marseillais, Rouge midi, Humanité clandestine, Jeunes patriotes.
Tracts, coupures de presse, communiqués, appels, plaquettes, manuscrits, lettres, tapuscrits, photos, portraits, photos de presse, films historiques, documentaires, brochures…
Inventorier les vieux documents, les classer, les relire, les montrer aux plus jeunes, les prêter.
Constituer des recueils de pages volantes, de coupures de presse avec l’idée que « ça au moins c’est fait », qu’on peut clore cette histoire, fermer ce pan, passer à autre chose.
Mais non.
Grand-père, oncle, tante, fuite, traque, réseau, prison, torture, résistance.
Grand-mère, courage, souffrance, isolement, retirement, admiration, devoir.
Urgence : les écouter tant qu’il est encore temps. Avant que leur histoire ne devienne fragments immatériels.
Témoignage, devoir de mémoire, vérité, gloire, patriotisme, héro, martyr, idéal, fidélité, liberté.
Tu dis ressassement ? Pire devoir imposé.
Tu crois être libre, tu ne l’es pas.
Estampillé, marqué à jamais. Faut faire honneur. Bien se tenir. Ne pas déraper. Tu es la fille de… la nièce de… la petite fille de…
Votre nom ? Ah ! Comme la rue…
Tu dis répétition ? Pire commémoration.
Musique, discours, drapeaux, vieux médaillés, gerbes… quatre générations présentes… un clan, une tribu.
Bruler les papiers, les journaux, les lettres ?
Supprimer les traces matérielles, nier l’accumulation des preuves, soulager la charge.
Ecrire librement le passé, enfin !

Josiane

Lui : Trousse de cuir fauve des ciseaux à bois minutieusement affûtés
Elle : Ecrin des couverts en argent qu’on exhibait pour les fêtes majeures du calendrier, les grandes occasions
Lui : Valisette vert sombre aux multiples cases gainées assurant l’intégrité du tranchant des gouges
Elle : Bloc compact des couteaux spécialisés ou polyvalents
Lui : Panoplie de compas, réglettes, rapporteurs, équerres, manufacturés ou bricolés par l’homme de l’art
Elle : Dés, coupe fil, mètres-rubans, craies de tailleur avec lesquels « on ne joue pas »
Lui : Innombrables gabarits complexes devant lesquels s’extasiaient ou bâillaient les apprentis
Elle : Moules et cocottes en grès, argile, verre, métal, bois, pour donner forme et cuire les recettes du cahier bleu, calligraphiées ou découpées dans la gazette ou le magazine qu’apportait le facteur
Lui : Tablier d’épaisse toile bleu marine, blouse grise aux grandes poches remplies de crayons, de gommes, de baguettes de toile émeri, salopette dite bleu-de-chauffe
Elle : Tablier de coton à carreaux pour la vaisselle et la cuisine, en dentelle et à volant pour servir les invités
Lui : Boîte de pâte Arma à l’étrange odeur et à l’aspect de crème caramel, gros savon de Marseille, ponces et petites brosses
Elle : Eau de Cologne, savonnettes Donge ou Bébé Cadum qui sentaient le propre, paquet de lessive Azur ou Bonus
Lui : Poste de radio, perché sur une étagère de l’atelier, fidèle compagnon des rendez-vous quotidiens avec les éditorialistes, les chroniqueurs, les humoristes et autres critiques de l’actualité politique et culturelle
Elle : Tourne-disque assurant un confort sonore distrayant lors des fastidieuses séances de repassage et de raccommodage, passeur de mémoire
Lui, Elle, Elle, Lui : Insondable duo au mystérieux dialogue inscrit dans l’espace-temps de l’enfance

Maryvonne

La réalité d’un instant (écrire à partir d’une photo)

– Non arrête ! Ne la jette pas dans les flammes, je vais la ranger avec les papiers de la maison.
– Mais tu plaisantes ou quoi ? Ces gens on ne les connaît même pas, c’est notre maison, depuis le rendez-vous chez le notaire. Les souvenirs, les sourires, les pleurs, les grimaces des autres je m’en contrefiche.
– Désolé, mais je ne peux ni la déchirer, ni la brûler cette photo. C’est idiot mais ce serait un peu comme profaner une tombe. Regarde les tous les trois, ils m’attendrissent. La grande au garde à vous, elle a sept ou huit ans, elle est déjà consciente d’être l’aînée, elle est fière de poser devant l’objectif elle est sérieuse, admirative. C’est sans doute son père qui tient l’appareil. La seconde, tu vois, c’est autre chose, on devine la place délicate qu’elle occupe. C’est difficile d’être au milieu, tantôt tiraillé entre l’un et l’autre, toujours à devoir prouver quelque chose à se hisser sur la pointe des pieds, à rivaliser avec l’un à régresser pour rejoindre l’autre. Regarde, elle a du mal à trouver la bonne posture, elle penche la tête à gauche, voudrait bien avoir la taille de sa sœur, mériter l’exclusivité du regard. Sa robe est un peu trop courte, sa sœur l’a portée avant elle, tout en voulant être plus grande, elle s’accroche à son frère, le petit, le poupon, bien planté dans ses souliers, déjà haut et costaud. Lui il est confiant, un gamin bien portant, bien nourri, les joues remplies, les cuisses replètes, le cheveu lisse. Tu vois ces trois-là, je ne peux pas me résigner à les voir se consumer. Ils ne me sont rien mais je vais tout de même les ranger dans la boîte, entre l’acte de vente et la photo de l’agence. Ils se tiendront la main encore longtemps, ils regarderont dans notre direction. Trois regards qui nous fixent, six gambettes qui ne fléchissent pas, trois bouches muettes qui pourtant nous diront : nous étions heureux ce jour-là, le repas était terminé, nous avions joué avec les cousins, devant le muret papa nous a dit : ne bougez plus. Et le petit oiseau est sorti.

Babeth

Nous n’irons plus au bois, le guignol est fermé.
Ne voguent sur le bassin que nos ombres penchées.
Résonnent à mes oreilles le son du limonaire qui donnait mal au cœur à force de tourner.

Kat

Autobiographies

Longtemps, je me suis demandé ce qui m’avait amené là et qui m’y ramènerait tout au long de ma vie.
Multiples motivations naissant tout à tour dans l’évènement, la rencontre.
Des nuits entières à débattre du monde et de sa marche. Tu m’as appris à l’aborder dans une vision globale. On dit aussi holistique. Monde physique, monde métaphysique. Energie et pensée.
Changer la société ? Evidemment mais grâce à l’Homme, grandi, libéré.
Et je suis là au volant d’une Peugeot bâchée un jeune me guidant vers le dispensaire. Une très jeune fille enceinte en travail depuis trois jours étendue sur le plateau arrière entourée des autres femmes de son mari.
Plaisir d’aider, plaisir de conduire, fierté de faire ça.
Peur de l’accident, peur de la mort du bébé, de cette fille trop jeune pour être mère.
Ne pas revivre cette évacuation où l’enfant est mort sur les genoux du père digne et sans larmes à côté de moi. Puis les cris et les pleurs des femmes.
Les phares font apparaître des trous plus profonds qu’ils ne sont. J’y avance avec mille prudences mais aussi mille impatiences. Arriver ! Qu’elle n’accouche pas en route !
Cette fille encore enfant, mariée loin de sa famille, violence de cette société machiste, femme soumise, femme souriante.

Que de débat en ce fameux Mai partageant l’espoir des féministes.
Les chaos, les chocs sur la piste font souffrir atrocement. J’entends les plaintes et l’angoisse me prend.
Comment aurais-je pu imaginer cette situation, moi le brave boy scout faisant sa B.A de l’autre côté du Sahara ?
Combien de fois ai-je rêvé de rejoindre ses deux rives par la route, je l’ai pourtant franchis des dizaines de fois depuis ce premier séjour mais toujours en vol.
Rêve récurrent : pouvoir voler. Mais pas dans un avion. Non ! Libre. Ne plus ressentir la pesanteur qui nous colle au sol, qui nous amarre au sol.
Et je me suis ancré puisque j’ai pris une ferme.
Longtemps, je me suis demandé…
Misère souriante ou plutôt pauvreté souriante presque heureuse. On dirait « sobriété heureuse » maintenant. N’est-ce pas Pierre ?
Etait-ce de la sobriété ce manque de tout vu par nos yeux ? Pourtant les fêtes, les palabres, joie et dignité et ces funérailles qui fêtent l’ancien. La vie, la mort, tellement acceptées, pas la fatalité, non : l’acceptation.
Longtemps, je me suis demandé…
Moments heureux où l’on ne se demande plus. Où l’on est là parce que l’on doit, parce qu’il le faut, où l’on s’oublie, pas dans la mort, non, mais dans l’être.
Longtemps, je me suis demandé…

Daniel

« Un idiot à vélo » ou « Un idiot à vélo… », je ne sais pas. C’est le commentaire que j’avais écrit dans mon album photos, sous une photo de mon frère, de mon frère « à vélo ». Mais « à vélo » ne posait pas problème.
Maman n’avait pas aimé le commentaire. Elle me l’avait dit. Je crois qu’elle ne m’avait jamais fait de remarques sur ce que j’écrivais dans cet album, je crois qu’elle ne m’en a plus jamais fait.

Une photo de vacances, un après-midi dans un parc où enfants et adultes pouvaient essayer toutes sortes de vélo : des tricycles, des monocycles – plus sportifs –, des tandems… Mon frère avait choisi un vélo-dromadaire : à chaque tour de pédales, la selle montait et descendait ; il avançait par vague.
Je ne sais pas quelle monture j’avais choisie. Mes parents avaient-ils eux aussi testé ces drôles d’engins ? Je ne me rappelle pas non plus. Mais je me souviens du vélo de mon frère, peut-être – non, sûrement – à cause de la photo. Les roues étaient petites, petites par rapport à la taille de mon frère.

« Un idiot à vélo » ou « Un idiot à vélo… » : oui, il me semble que les points de suspension faisaient partie du commentaire. Mais ce n’est pas sur les points de suspension que portait la remarque de maman.

A cette époque… Au fait, en quelle année était-ce ? J’aurais pu le noter. Mon frère semble avoir une douzaine d’années. Il a tout du préadolescent : des jambes, des bras trop longs pour son visage poupin. Même en photo, il a l’air maladroit !
Maladresse et idiotie, faut pas confondre.
Etre et avoir l’air d’être, faut pas confondre non plus.

Maman voulait-elle attirer mon attention sur le pouvoir des mots ? « Au commencement était le verbe… » On connaît la suite… Nommer, c’est créer. Aurais-je rendu mon frère idiot avec ce terrible commentaire : « Un idiot à vélo… » ? Je ne me connaissais pas ce pouvoir-là. En ce temps-là, je ne connaissais rien du pouvoir des mots.
Je ne me souviens pas des mots de maman, je ne me souviens que de leur gravité.

Mon frère a toujours fait des choses qui m’ont paru idiotes et je ne me suis pas gênée pour le lui dire. Mais je ne l’ai jamais traité d’idiot. Je ne l’ai écrit qu’une fois : « Un idiot à vélo… » Je ne l’ai jamais pensé.

« Un idiot à vélo… » Ce commentaire m’amusait. Il ne faisait rire que moi. Il me tourmente aujourd’hui.
Idiot, mon frère ? Lui qui est capable de déduire de connaissances théoriques, des applications pratiques, lui qui lit Lacan, Zizek et tant d’autres penseurs éminents qui me laissent de marbre.
S’il est idiot, que suis-je ? Débile profond ?

Les mots dépassent souvent la pensée. Difficiles à rattraper quand ils sont dits. Sur mon album photos, j’ai passé des heures à effacer « Un idiot » et les points de suspension. Ne reste plus que « à vélo ». Certes commentaire et photo sont redondants mais c’est un moindre mal.
Le commentaire était écrit avec de la peinture blanche. J’ai d’abord essayé d’enlever les mots fâcheux – pour le moins, fâcheux – avec de l’eau mais cela n’a pas suffi. Je vois encore les traces de la lame de rasoir qui a fini par les extirper complètement.

Aujourd’hui mes albums photos sont numériques et en quelques clics, je change les commentaires. Je perds la trace de mes erreurs. Comment pourrai-je vraiment les corriger ?

Il y a plus de cinquante ans que j’ai effacé « Un idiot » et les points de suspension. Je les vois comme au premier jour. Je suis la seule à lire les différentes couches du palimpseste.
Etranges traces du passé !

Et les points de suspension, que voulais-je dire alors ? Les points de suspension ne mettent pas en doute « Un idiot » ; ils ouvrent la voie à des qualificatifs plus dépréciatifs encore. Ils laissent supposer le pire.

J’adore mon frère. Nous nous sommes si souvent engueulés que nous n’avons plus de vrais conflits en réserve. Nous savons maintenant que sur l’essentiel, nous chantons à l’unisson. Confrontés ensemble ou séparément, à la mort d’êtres chers, à la séparation subie, nous avons fait face ensemble, nous nous sommes soutenus l’un l’autre, dans l’économie des mots.

« Un idiot à vélo… » Aujourd’hui, j’évite « les bons mots », sur le dos des autres. Je ne m’autorise que l’autodérision, et encore à dose homéopathique.
« Un idiot à vélo… » Il m’a fallu du temps pour comprendre que je n’avais pas à juger les autres. Même les juges n’y sont pas autorisés. Juger les actes, les actes seulement. Même s’il est difficile d’en rester là. Le glissement est si spontané, si « naturel ».
J’espère être sur le chemin qui permet de passer du monde en noir et blanc de l’enfance (le bien / le mal, les gentils / les méchants, le beau / le laid…) à l’arc en ciel qui représenterait la complexité de l’âme humaine !

« Un idiot à vélo… » : Quelle idiote j’étais !

Aline