Jaune blé, Chrystel Courbassier

© GM

Un champ de blé à perte de vue. Des épis dorés qui plient sous la brise légère. Au milieu de ce champ un espace creux. Au cœur de ce creux, si on approche un peu, on devine deux corps enlacés. Ronan a pris soin de poser sur le sol une couverture dans les tons orangés. Sur les plis du tissu, quelques vêtements jetés çà et là dans la précipitation d’un désir partagé. Les deux corps nus se cherchent, se couvrent de baisers et de caresses. Par moment, on perçoit un petit rire juvénile. Linda balance alors en arrière sa gorge blanche à l’assaut de laquelle repart ardemment le jeune homme. Le temps pour eux s’est arrêté. Là, au milieu de cette végétation flamboyante. Ronan a vingt-deux ans. Il fait le service au café Chez Simon sur la place du village. Linda a seize ans. Elle aide ses parents à la ferme. Ils se sont rencontrés lors du feu de la Saint-Jean, quelques semaines auparavant. Comme chaque après-midi de cet été, elle accompagne son jeune frère, Luce, pêcher au bord du Tibou. Luce a 7 ans, il s’est pris de passion pour la pêche. Son père lui a acheté une épuisette, une petite canne grise télescopique, un seau de couleur jaune et quelques appâts pour débuter. Ombles, sandres, silures, goujons, ablettes…. Luce court après tout ce qui se tortille au fond de l’eau. Il tente de reconnaître les poissons. Parfois, il revient bredouille mais qu’importe, il n’a pas vu le temps passer. Il reviendra demain. Linda le dépose sur la berge du Tibou, elle reste quelques minutes avec lui, à l’observer, puis s’éclipse une paire d’heures avant de revenir le chercher pour rentrer à la maison. Il est l’heure de se séparer. Chacun d’eux se rhabille, vidé et repu, sans un mot. Ils échangent encore un baiser, une étreinte pleine de promesses du lendemain. Puis Linda part d’un côté, Ronan de l’autre traçant chacun quelque infime chemin au milieu de ce champ de ce blé, témoin de leur amour naissant. Ce qu’ils ignorent alors, c’est que cette étreinte sera la dernière. Lorsque Linda atteindra la rive du Tibou, elle ne trouvera plus rien de son jeune frère, que le seau jaune et vide, soulevé par les remous de l’eau en une danse macabre éternelle. Elle criera, s’agitera en tous sens pendant un long moment avant de s’effondrer en pleurs sur les galets. Le petit corps sera repêché quelques kilomètres plus bas le lendemain à l’heure où les blés ploient sous la brise légère. Avant que le soleil rageur ne les noie sous la touffeur estivale.

Autrice : Chrystel Courbassier

« Faut-il travailler moins ?, par Chrystel C.

Pourquoi je travaille et pourquoi CE travail-là ? En bref, à quoi je sers ? Le travail m’aide-t-il à aller mieux ou bien contribue-t-il à me rendre plus malade encore ? Quand je ne travaille pas pendant plusieurs mois, force est de constater que cela me manque, je me sens isolée, inutile, sur la pente de  la « débilisation », et quand je travaille trop, je me retrouve prise dans un tourbillon sans fin, dans un temps qui ne cesse de filer, sans moi, presque sans moi, je sens l’épuisement me guetter à chaque coin du jour, ou de la nuit d’ailleurs, mes jours comme mes nuits se confondant parfois sans transition aucune. Je rêve d’un temps où j’aurai le temps… L’insatisfaction à chaque coin de rue… Comment sortir de cette insatisfaction quotidienne, du doute permanent, de la culpabilité au réservoir inépuisable ? Sans doute les deux pieds devant… Si je cesse de vouloir toujours mieux, c’est que je serai morte. A quoi me sert alors de travailler ? A lutter contre mes démons, à mettre en sommeil ces idées morbides, à garder en suspens mes pensées les plus noires. Oui, mais où placer le curseur entre le travail qui avilit et celui, source de bien-être, qui nous épanouit ? Comment doser cette histoire-là ? Avec quelles épices pour en relever la saveur sans s’arracher la gueule, sans se tordre de douleur ? Avec quels condiments savamment associés, pour obtenir un mélange de couleurs agréable au regard, une odeur qui met en appétit, un goût suffisamment subtil et délicat pour donner envie de poursuivre encore, avec la certitude qu’on ne va pas s’empoisonner, qu’on s’en sortira vivant, que tout se passera bien. Le travail, une petite cuisine interne. 

Texte : Chrystel C.
Ecrit en atelier en 2018, groupe de Florac.

Fragments, Chrystel Courbassier

Sibilla Persica, Guercino, détail. Photo : Marlen Sauvage

Retour à la maison

L’après-midi s’achève, il est l’heure de rentrer. On pose ses papiers justificatifs sur le siège passager à côté du sac à main élimé et on démarre. On ne croise personne sur la route, personne sur les trottoirs, pas de bus scolaire, pas de cris d’enfants, pas de bruit, même pas un gendarme au rond-point ! La route est étrangement morte. Et enfin on arrive. Un dernier virage à droite, en descente, il est là, avec son gilet bleu marine, la capuche sur la tête, un bâton à la main, en chaussettes. Il bondit et s’amuse sur la plate-forme bétonnée autour du muret, de la boîte aux lettres, il attend sa maman, rescapée du travail. Il accourt, fait la fête, nous sourit, nous enserre, nous inonde du récit de ses aventures journalières. Tant de vie nous ravit. Après une morne journée, on apprécie l’accueil, on commence enfin à sourire à son tour, on se sent soudain moins seule. On retrouve des forces pour continuer, pour entamer la soirée dans une autre temporalité, avec une nouvelle énergie.

Nouvelles lointaines

Dès le matin, en jetant un coup d’œil à son portable, on voit qu’elle nous a répondu. On lui a écrit juste hier soir, après des mois, voire des années de silence et elle nous a répondu, tout de suite. On ne pensait plus guère à elle qu’épisodiquement, un texte écrit récemment dans un autre contexte, un brin nostalgique, on savait la relation rompue physiquement, par le temps et par la distance, on savait qu’il n’y avait plus à espérer et puis voilà qu’avec les événements, l’Italie au cœur des actualités, on s’est remis à penser à elle, pour de vrai, pour de bon. Et on a eu envie de lui envoyer ce petit message pour prendre de ses nouvelles. Elle, partie en retraite dans l’Italie des Marches. Elle, qui nous a accompagnée si régulièrement pendant sept ans. Elle nous a répondu aussitôt et pas juste une ligne mais plusieurs, des nouvelles, des encouragements, des propositions. La lire et la relire avec bonheur. Le lien existait donc toujours, latent, affleurant, prêt à ressurgir à l’aune d’un mauvais virus.

Texte : Chrystel Courbassier

Abus de pouvoir, une nouvelle de Chrystel C.

Photo : Marlen Sauvage

Elle roulait pourtant à une allure tout-à-fait respectable dans cette rue qui traversait le village, enfin cette petite ville rurale de quelques deux-mille habitants, sous-préfecture du département tout de même, cet endroit où elle exerçait son activité professionnelle auprès d’enfants et d’adolescents depuis près de huit ans. Elle venait tout juste de quitter son lieu de travail, tardivement, épuisée par une journée de consultations à peine interrompue par un déjeuner frugal avalé en toute hâte entre deux rendez-vous. Sa voiture, seul lieu où finalement elle pouvait prendre quelques minutes, pour consulter ses messages téléphoniques, SMS, mails du jour, météo agricole du lendemain et éventuellement passer un dernier appel rapide, pendant le trajet du retour chez elle où l’attendaient trois bambins survoltés qui ne la lâcheraient plus jusqu’au coucher. Elle roulait plutôt tranquillement dans la rue déjà noire et glacée de novembre, bordée de voitures garées des deux côtés, une fine couche de givre en formation sur les pare-brise ; cette avenue traversant le village pour rejoindre la route nationale qui la conduirait presque tout droit jusqu’à chez elle, là-haut sur le Causse. Aussi, entre la lecture de deux messages électroniques, elle ne l’avait pas vu débouler de la droite, dissimulé derrière un pick-up blanc de chasseur, on les reconnaissait sans peine à la grande cage rouillée fixée à l’arrière, pour les chiens enragés, assoiffés de gibier, enfermés tout l’été dans leur chenil au sol recouvert de monticules de crottes, prêts à bondir. Elle avait juste entendu le PONG, sec et rapide, du corps percutant son pare-chocs avant, glissant lourdement sur la chaussée puis plus rien. Un silence de mort… Coup de frein brutal éjectant son portable quelque part sur le plancher de son véhicule Citroën Picasso. Elle mit quelques secondes à comprendre ce qui venait de se produire. Puis encore quelques autres secondes avant d’envisager un mouvement, une réaction. D’abord, les tremblements tout le long de ses bras, dans son ventre, ses jambes puis sa nuque, ses lèvres enfin. Elle avait déjà heurté un chevreuil non loin d’ici, dans les gorges du Tarn, un soir d’été. L’animal était venu s’encastrer dans le pare-chocs avant de sa voiture, brisant un phare au passage, avant de reprendre une course titubante vers la forêt tandis qu’elle avait continué sa route, étourdie. Là il ne s’agissait pas d’un chevreuil, elle le savait, elle était en plein cœur du bourg et puis il lui semblait bien avoir entraperçu une doudoune noire par-dessus un col roulé rouge vif. C’était un homme, elle en était certaine à présent. Un homme venait d’heurter son véhicule. Elle devait faire quelque chose et vite. Le bonhomme n’était peut-être pas mort, peut-être juste blessé, un filet de sang s’écoulant de sa bouche entrouverte, le long de sa joue mal rasée… Elle devait lui venir en aide absolument, immédiatement, sans traîner. Elle savait faire, aider les gens toute la journée, être à l’écoute, bienveillante, attentive, rassurante, consolatrice, c’était son métier, non ? Tout de même, ce n’était pas la même chose, cela n’avait même rien à voir. Elle n’intervenait jamais dans l’urgence. Elle n’aurait pas pu, trop anxieuse, trop stressée, trop sensible. Elle appuya longuement sur le bouton du frein à main automatique, décrocha sa ceinture de sécurité et ouvrit sa portière, sans couper le contact. Une bouffée de chaleur l’envahit alors même qu’il faisait un froid de canard au dehors. Elle baissa la fermeture éclair de sa veste et mit un pied à terre. Les tremblements reprirent. Elle appréhendait ce qu’elle allait voir. Rien ne bougeait sur le bitume. Autour d’elle, pas un chat. Juste ce silence glacial sous le ronron du moteur qui tournait toujours, après le brouhaha de sa journée passée avec des enfants de tous âges. Enfin, elle s’avança lentement vers l’avant de son automobile, tous phares allumés.

L’individu à la peau mate, les cheveux noirs ondulés autour de son visage émacié, barbe naissante (elle avait raison, il n’était pas rasé de quelques jours), gisait de tout son long sur la chaussée, les bras de chaque côté du corps inerte, jambes entortillées façon posture de yoga pour confirmés. Une cigarette à peine consumée avait volé à plus d’un mètre de la bouche de son propriétaire. Lucille resta les bras ballants devant ce spectacle une paire de minutes avant de s’approcher d’un peu plus près, encore plus près. Elle se baissa vers le visage du type, tendit sa main à plat vers ses paupières closes puis s’arrêta avant de le toucher, son autre main portée à la bouche, le regard effaré. Il n’y avait aucun doute, c’était bien lui ! Le médecin avec lequel elle travaillait depuis plusieurs mois maintenant. Celui qui l’avait fait pleurer un matin, en réunion, à force de lui mettre la pression, de venir appuyer là où ça faisait mal. A la fois sadique et pervers, séducteur et provocateur. Capable de repérer très vite les points faibles de ses collègues de travail, de sexe féminin de préférence. Le mâle dominant de l’équipe, attaché au pouvoir. Il l’avait rejointe ensuite dans son bureau pour discuter mais elle était trop émue et en colère pour placer trois mots à la suite. Elle l’avait envoyé bouler. Une fois passée la crise, une semaine après l’altercation, il était revenu un bouquet de fleurs à la  main, elle avait apprécié le geste. Lucille avait eu une discussion avec lui, un long échange productif et bénéfique au terme duquel il l’avait invitée à boire un verre au café du coin pour se faire pardonner.  Lucille avait envoyé un SMS à son mari prétextant le pot de départ à la retraite d’une collègue orthophoniste pour justifier son retour tardif à la maison dans la nuit. Il n’aurait qu’à réchauffer le reste des lasagnes de la veille accompagnées d’une salade verte pour le dîner puis coucher les enfants sans elle, tout se passerait bien, elle en était certaine. Puis un mojito en entraînant un autre puis encore un autre, la soirée était déjà bien entamée lorsqu’elle avait suivi le docteur K. jusqu’à son hôtel où il lui avait offert un dernier verre et plus encore. Elle n’avait jamais fait cela et mit cet écart de conduite sur le compte de l’alcool. Difficile la semaine suivante de se retrouver sur leur lieu de travail, toute distance professionnelle gardée. Lui, avait fait comme si rien ne s’était passé, cherchant plutôt à l’éviter. Il devait être habitué de ce genre de situation pourtant fort incommodante, avait-elle pensé alors. Elle avait ruminé sa rancœur et puis tout s’était tassé. Il était un bon médecin après tout. Il faisait du bien aux enfants, aux parents, à l’équipe aussi. Il était présent quand on avait besoin de lui. On pouvait compter sur son engagement auprès des familles et son investissement auprès des différents professionnels de l’équipe était réel. Elle finit d’approcher sa main de la tête du gisant, effleurant ses cheveux noirs de jais puis sa joue encore tiède, râpeuse. Elle se rappelait ses baisers fougueux dans le cou, sur sa nuque, ses gestes précis détaillant son corps, faisant vibrer chaque pore de sa peau, ses mots doux, suaves, gorgés de soleil. Elle caressa ses lèvres immobiles, gercées, ternies par le tabac. Il lui sembla sentir un filet d’air chaud sur ses doigts. Puis lui revint cet autre jour, une autre réunion, la remarque cinglante, l’arrogance dans le ton de sa voix, l’humiliation qu’elle avait ressentie jusque dans son bas-ventre. Elle avait dû quitter le travail plus tôt que prévu tellement la douleur lui tordait les entrailles. Son médecin traitant l’avait arrêtée quelques jours, lui prescrivant repos et anxiolytiques. Elle ne s’était saisie ni de l’un ni de l’autre. A partir de ce jour, elle n’avait plus ouvert la bouche en réunion, pétrifiée par la seule présence de cet homme qu’elle ne parvenait malgré tout pas à détester. D’ailleurs, tout le monde paraissait tellement l’apprécier parmi ses collègues de travail. On lui déroulait le tapis rouge quand il arrivait, on l’adulait, on buvait ses paroles comme du petit lait. Personne ne se permettait jamais de le contredire, d’aller à l’encontre de ses décisions. Il y avait toujours une bouteille de bière locale au réfrigérateur pour les cas où il daignerait déjeuner avec nous. Le docteur K. aimait la bière, elle avait pu observer qu’il en consommait plus que de raison d’ailleurs. Elle approcha alors son visage de la bouche du blessé assez près pour humer les effluves d’alcool qui s’en échappaient. Enfin elle se redressa et jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Assez rapide pour confirmer que l’avenue était belle et bien déserte. Les maisons alentours avaient les volets clos. De la fumée s’échappaient de quelques cheminées. Un froid subit la saisit. Elle referma sa veste sans bruit. Sa décision était prise. Il n’y avait plus de temps à perdre. Elle attrapa le bonhomme fermement par les épaules et le traîna non sans peine jusque derrière le pick-up de chasseur, dénouant ses jambes au passage. D’après la forme en zigzag qu’elle avait prise, la droite semblait bien amochée. Le pied, sorti de sa chaussure, paraissait ne tenir qu’à un fil, pendouillant comme un pénis en perdition. Lucille remonta ensuite dans l’habitacle surchauffé de sa Citroën et referma la portière doucement, sans la claquer, pour ne pas se faire remarquer. Elle récupéra son mobile qui avait glissé sous le siège passager, envoya un rapide texto à son mari afin de le prévenir de son arrivée prochaine et appuya légèrement sur l’accélérateur. Elle roula lentement jusqu’à la sortie du village, jeta à nouveau un bref coup d’œil dans son rétroviseur, rien à signaler, et prit de la vitesse une fois sur la route nationale, entonnant la chanson Sweet Dreams, selon Marylin Manson, « … Some of them want to use you… Some of them want to get used by you… Some of them want to abuse you… Some of them want to be abused… »

Auteur : Chrystel Courbassier 

Nota : Cette nouvelle n’a pas été écrite en atelier, mais nous a été envoyée par Chrystel « pour nous divertir », précisait-elle. Bon divertissement, donc ! MS

Eden Lake

Photo : ©Justin Heendrickxen-Cloutier – Lac Kempt, Québec, 2019.

Un texte d’atelier de Chrystel Courbassier

Ils pensaient que tout allait bien se passer. Ils avaient planifié ce petit week-end en amoureux de longue date. Ils fêtaient leur première année de couple. Ils avaient choisi de partir pour la Pentecôte et cela tombait bien, la météo prévoyait un temps magnifique pour ce week-end-là. Louis avait acheté une petite tente dépliable en un seul geste et Olivia s’était chargé des achats annexes : nourriture, boissons, réchaud, duvets, tapis de sol… 

Ils pensaient que tout allait bien se passer. Ils se connaissaient depuis quelques mois et envisageaient d’emménager ensemble à la rentrée prochaine. Lui était étudiant en biologie et elle en sociologie. Ils s’étaient rencontrés à une soirée étudiante sur le campus de la faculté de lettres. Ils étaient jeunes et insouciants.

Ils pensaient que tout allait bien se passer. Louis avait choisi le lieu sur une carte, il en avait entendu parler par des amis qui partaient camper là-bas tous les ans. Il y avait un lac au nom prometteur, entouré de prés et de bois. Il fallait rouler deux heures et quart pour atteindre l’endroit. C’est lui qui conduisait, elle n’avait pas encore son permis, elle était en train de le passer. Ils avaient failli manquer le panneau sur la droite mais l’avaient aperçu quand même au dernier moment, dissimulée sous l’herbe grimpante de cette fin de printemps. Eden Lake. Ils avaient prévu d’y passer deux nuits et de rentrer lundi soir. Olivia devait préparer son partiel qui aurait lieu dans quinze jours.

Ils pensaient que tout allait bien se passer. Et pourquoi en aurait-il été autrement d’ailleurs ? Ils avaient garé la voiture sur le bas-côté, marché un peu à travers la forêt avant de découvrir le lac et hésité un moment avant de choisir l’endroit idéal pour s’installer. C’était finalement Olivia qui avait eu le dernier mot, prétextant une vue splendide sur le coucher de soleil au loin derrière les roseaux. Il avait fallu plusieurs allers et retours pour apporter toutes les affaires qui remplissaient le coffre de leur automobile. Le soir approchait, ils avaient dû se hâter pour planter la tente qui leur avait demandé un peu plus qu’un seul geste il faut bien l’avouer. Elle était bleue et verte et sentait le plastique neuf. Ils n’avaient qu’une dizaine de pas à faire en sortant de la tente pour se trouver sur une petite plage de galets, les pieds dans l’eau limpide du lac.

Ils pensaient vraiment que tout allait bien se passer. Louis était allé ramasser du petit bois pour faire un feu et Olivia faisait réchauffer le couscous qu’elle avait acheté en promotion au rayon traiteur du supermarché le plus près de chez elle. Elle avait sorti la vaisselle en plastique et ouvert une bouteille de Bordeaux. Elle en avait pris toute une réserve. Ils avaient de quoi faire la fête tout le week-end. 

Ils pensaient que tout allait bien se passer. Après avoir vidé la casserole et la bouteille de vin rouge, ils s’étaient accordé un petit câlin rapide sur la couverture posée à même le sol avant d’entamer la longue nuit torride dont ils rêvaient tous les deux depuis des semaines…Puis Louis avait lavé les couverts dans une bassine tandis qu’Olivia préparait les duvets pour la nuit. Le ciel se parait de différentes nuances d’orange et de rouge avant d’accueillir la Lune.

Ils pensaient que tout allait bien se passer. Ils ne pouvaient se douter alors qu’ils ne seraient pas les seuls à vouloir se trouver là ce soir. Ils ne pouvaient imaginer non plus qu’ils allaient bientôt entendre, par-dessus les coassements des grenouilles et les craquettements des grillons, les vrombissements des moteurs de plusieurs motos et qu’une bande de jeunes allait décider d’investir le même lieu qu’eux pour finir leur soirée déjà bien arrosée. Une bande de jeunes qui avaient envie de s’amuser, envie de se divertir après toute une journée de frustration et de contraintes. 

Ils n’auraient jamais pensé une seule seconde que ce lieu paradisiaque serait celui d’un calvaire qui ne finirait qu’à l’aube et qu’ils allaient vivre la pire soirée de leur existence, la dernière aussi…

Chrystel Courbassier

Ma proposition d’écriture
Retrouver un moment heureux ou non, et en restituer ce qui aujourd’hui en constitue l’essence. En quoi notre mémoire est-elle suffisamment intacte (mais le sait-on jamais ?) pour venir nous dire quelque chose de notre état du moment ? En quoi le passage du temps modifie-t-il le souvenir de ce qui nous a affecté et révèle-t-il une part de nous inexistante alors ? MS