Tentative de dialogue

 

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Il l’observe s’installer avec précaution à l’avant de la voiture, se caler dans le siège ; sa maigreur est extrême, elle porte encore une minerve et son cœur bat trop fort. Il l’entend. A moins que ce ne soit son propre cœur. Il voudrait la réconforter, mais que dire quand on souffre soi-même au-delà des mots, il tentera des paroles anodines… il sait que rien ne peut être anodin avec elle pourtant. Quand il démarre, elle se raidit, garde une main crispée sur la portière. « Je roulerai doucement. » Dans une sorte de vide mental, elle voit défiler les immeubles de la résidence, les parkings, les clôtures de bois blanc, la petite école au toit de tuiles romaines, le haut grillage derrière lequel l’enfant l’observait fixement il y a quelques mois, perdue au milieu de la cour et du brouhaha des grands, elle se souvient. « Il y a des jours où c’est impossible. » Sa voix atone répète « impossible ».

Il pense qu’aucune parole anodine ne franchira ses lèvres aujourd’hui. La radio a rendu l’âme, il le regrette ; il aimerait l’entendre chanter, elle, qu’elle sache ce souhait… chantera-t-elle de nouveau ? Très vite, ils ont rejoint la voie rapide, la circulation, elle serre ses genoux à s’en faire mal, elle a porté la main gauche à son cou. Il dépasse un camion et elle crie longtemps ; dans ce hurlement il y a une détresse incommensurable qui lui noue la gorge, il appuie sur l’accélérateur et se rabat sur la droite, tout cela n’a duré que quelques secondes et son cri résonne encore dans l’habitacle. Seul le bruit du moteur couvre le silence quand elle lâche d’un ton laconique « Je veux partir d’ici. » « Lâche cette portière, s’il te plaît. Je resterai sur la droite maintenant. Tu peux me faire confiance. » Dans sa tête à elle, le crissement des roues, le froissement de la tôle, l’horizon qui se renverse, la poussière de la route en été, et c’est encore l’été, l’été dure trop longtemps. Elle hait le soleil.

« Tu n’as pas confiance. »

« Je veux dire : je VAIS partir d’ici. C’est une histoire de place. Je n’ai plus de place. Je ne te demande pas ton avis, je t’annonce que je pars. »

Il garde les mains sur le volant, ses doigts se crispent, il a compris. Partir pour où ? Il n’ose pas la question. Sa vie défaite, où ira-t-elle, et pourquoi ne pas rester près d’eux ? Son désespoir le remplit, depuis toujours ils fonctionnent ainsi, deux vases communicants.

C’est maintenant une route de campagne étroite qui coupe à travers champs, les chênes verts, les vignes, quelques maisons disséminées, au loin les Dentelles de Montmirail, les fils électriques noirs dans le ciel bleu ; elle fixe les poteaux qui se succèdent, elle a vu blanchir ses phalanges, elle sait qu’il pleure.

« La semaine dernière, j’ai téléphoné à la maison. Personne n’est venu. Il y avait les dahlias à repiquer, des papiers à remplir et je ne sais quoi encore. J’ai craqué une fois. Une seule. La semaine dernière. Vous n’êtes pas venus. Aucun de vous n’est venu. » Il est près de midi, elle ouvre la vitre et respire l’air du dehors à grandes goulées, pour ne pas pleurer elle aussi. Le téléphone sonne si peu souvent, il se souviendrait l’avoir entendu. Il pense qu’elle a appelé pendant son absence. Le seul jour où il était absent. Lentement elle tourne la tête vers lui, vers son front immense et interrogateur, vers ses cheveux blanchis prématurément, elle voit la larme sur sa peau cuivrée, il ne lève pas les yeux de la route.

« Le dernier soir avant de repartir, nous avons admiré l’océan, longtemps. Il entourait mes épaules de ses bras et c’est la dernière image que je garde de nous deux. Face au soleil qui s’enfonçait dans l’eau. »

« Qu’iras-tu faire là-bas ? Ton enfance est ici, ta maison, ta vie, la famille… C’est ici que vous aviez choisi de vivre. Nous ne verrons plus les enfants… »

« On m’attend ailleurs. Et peu importe si ce n’est pas le cas. »

Elle a parlé d’un ton froid, au-delà de la détermination, avec un détachement qui le tétanise. C’est sa nouvelle voix, sans modulation, sans passion, sans vie, il pense : « sans vie ». Elle détourne son regard et fixe l’horizon, la main droite toujours sur la portière, la gauche hésitante, en l’air, elle pourrait se poser sur la sienne, sur son bras. Mais elle la coince entre ses jambes.

MS

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture permanent proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.

En chemin

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A – Ce que je vois, tu ne le vois pas, n’est-ce pas ?

B – Aucune angoisse ne se partage, aucun désordre. Nous allons notre route et si l’un emprunte un chemin de traverse, qu’y puis-je ?

A – Tu dis cela parce que tu diverges déjà…

B – Continuons d’avancer, l’avenir nous dira où nous en étions aujourd’hui.

A – Il y a tellement de beauté dans les fossés, pourquoi ne pas s’y attarder ? Pourquoi s’en remettre au futur ? L’horizon manque de lumière. Notre regard en est rempli.

B – Le chemin est là pour marcher. Tout ce qu’il offre nous attend. La vie fourmille de rencontres, ne t’attarde pas.

A – Le couteau planté dans mon corps m’empêche de faire un pas de plus.

B – Tu te blesses toujours. Je l’enlève et tu vas saigner.

A – C’est un orage qui se prépare. Il nettoiera bien mes blessures. Je les jetterai en chemin.

B – Pour que quelqu’un les ramasse et souffre comme tu me fais souffrir ?

A – Je ne vois pas de plaies ouvertes. Tu gardes les yeux en dedans. Vois-tu enfin ce que je vois ?

B – Je rêve et je ne t’entends pas.

Image © Marc GuerraDes poissons et des femmes, ≠13

Nous poursuivons notre voyage dans l’univers  Des poissons et des femmes entamé le 4 janvier et pour une année entière : sur une image de Marc Guerra, j’écris un texte et publie le tout chaque vendredi… jour du poisson !

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Dialogues de sourds

Jouer avec l’air du temps et traquer l’absurde dans un langage poussé dans ses retranchements, c’était ce qu’il y avait derrière cette proposition. Comme souvenirs personnels, le TGIF (thanks God it’s Friday) entendu tous les vendredis alors que je travaillais dans une boîte américaine… et tous ces acronymes ou sigles auxquels nous sommes confrontés et qui nous laissent désemparés face à certains « jargonneurs ». A partir d’une liste d’acronymes, on pouvait élaborer un dialogue, dialogue de sourds ? J’avais convoqué Jean Tardieu et Un mot pour un autredans un autre genre…

Voici le texte de Monika Espinasse

– Ouh ! là là, il faut que je voie l’ATSEM, ça ne va plus…
– Atchoum, quésaco ?
– Non, l’ATSEM à l’école, on devait partir ensemble à une réunion à la MJC, mais elle a confondu avec le FJT et on s’est loupées. Avec ça, j’ai des VIP de Paris qui viennent visiter le VVF demain, en TGV, mais après, ils ne veulent pas prendre le TER. Trop fiers.
– T’avais qu’à leur louer une BMW, ils auraient été contents !
– Trop cher, la DRH et la DF n’auraient pas été ok.
– Alors tu fais quoi ? Tu peux pas aller les chercher en VTT tout de même !
– Ils m’ont envoyé un SMS, ils voient avec une ALV à Montpellier. Là-bas, ils doivent rencontrer des gens de l’AFPA, du CCI et du CRT. La boîte veut développer des actions régionales, mais on a discuté au CE, et la CGT et FO ne sont pas d’accord. Cela a encore fait un clash avec la CFDT et le DG. Bon, il faut que j’y aille, en plus, j’attends le plombier pour la VMC qui ne marche plus dans quelques appartements, et j’ai un WC qui est bouché… Demain, il faut que ce soit nickel.
– Alors ciao, bye ! Je t’enverrai un mail pour les prochaines réunions avec les JDF, et puis la liste des films de cineco.
– Super ! A toute !

Et celui de Chrystel C.

« Elise, treize ans, discute avec son père, médecin et chef de service de chirurgie urologique au CHU du coin.
⁃ Alors ma chérie, ta journée s’est bien passée ?
⁃ Ca va. J’ai eu un 9 en SVT et un 11 en EPS mais ça, c’est parce que j’ai dû accompagner Margot chez l’AS (elle ne voulait pas y aller seule) et du coup, j’ai zappé un morceau de l’exam. Bon, et puis, j’aime pas trop le sport alors je m’inscrirai pas à l’AS du collège cette année.
⁃ Ah non Elise ! Je ne suis pas OK. L’ORL a dit que c’était bon pour tes oreilles de faire du sport. De plus, j’ai parlé aujourd’hui avec ton oncle des USA, tu sais, celui qui a fait HEC pour s’orienter ensuite vers l’ENA, j’ai discuté avec lui sur Skype et il propose de te recevoir chez lui aux prochaines vacances, à condition que tu aies une bonne condition physique. Il compte te faire faire du VTT, du quad et de l’ULM dès ton arrivée en TGV.
⁃ Papa, je comprends rien à ce que tu racontes… on peut pas aller aux USA en TGV… T’as dû abuser du LSD au travail aujourd’hui parce que tu dis n’importe quoi. Je vais envoyer un SMS à ma cousine de L.A. et elle m’en dira plus.
⁃ Excuse-moi mais j’ai eu une dure journée. J’ai dû opérer en urgence un jeune patient de 25 ans. Après lui avoir fit un IRM et un ECBU, on a pu constater les dégâts d’une MST sur sa prostate. En salle de réa, il allait très mal. L’interne a quitté le CHU dans la matinée pour une réunion de haute importance au CNRS. Aussi, j’ai dû tout gérer tout seul.
⁃ T’en fais pas papa, demain soir, j’ai une répèt’ à la MJC pour le spectacle de samedi prochain au TMT. Tu n’auras pas besoin de venir me chercher au collège. Je prendrai le TER et l’AVS viendra me chercher à la gare SNCF pour m’y emmener.
T’auras qu’à dire à mon oncle, quand tu l’auras sur la webcam, que je viendrai bien chez lui s’il m’achète l’Ipod 4 qu’il m’a promis pour mon anniversaire. Tu sais, celui qui fait à la fois portable, radio FM, GPS, lecteur CD et DVD, clé USB et MP10 ?…. »