Pensée archipélique

« Quand j’ai lu les livres d’Antonio Tabucchi, j’ai été égoïstement content de vérifier un concept que j’ai élaboré depuis pas mal de temps. Je pense que la littérature aujourd’hui commence à abandonner la pensée continentale qui est belle, systématique, peut-être parfois pesante et qui produit des chefs-d’œuvre. La pensée archipélique, de son côté, me paraît mieux adaptée à la diversité, à l’ambiguïté, aux dangers, à l’imprévisible… à toutes les stridences de notre monde. J’ai découvert dans la littérature de Tabucchi ce côté archipélique : une pensée plus aiguë, plus prompte, et surtout moins mortelle que les énormes systèmes de la pensée continentale. Dans ses livres, les éléments d’imprévu, de non définitif d’une pensée alerte et en éveil ne le font pas renoncer aux grandes interrogations que les systèmes de la pensée occidentale se sont posé : le devenir, la mort. Il conçoit le monde comme une rencontre d’étincelles et non pas comme un choc de masses. »

Edouard Glissant, in Ecritures croisées, Parcours raisonné dans les littératures du monde.
Textes réunis par Annie Terrier, Guy Astic et Liliane Dutrait. ©Rouge profond, 2011.

Paroles d’Yves Bonnefoy…

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Yves Bonnefoy (1923-2016)

Nous vivons dans un monde où nous sommes absents de nous-mêmes. La représentation que nous nous faisons de la réalité nous coupe de notre être en profondeur. Je considère cela comme l’opposition d’un moi, le gestionnaire de cette représentation du monde qui est notre lieu commun, et d’un je qui se souvient de sa finitude et qui retrouve les grandes fonctions simples, les grands besoins de l’existence. La poésie est la reconquête de l’expérience du je par opposition au moi narcissique, organisateur, celui que l’on voit à l’œuvre dans la littérature. Dans cette perspective, le poète fait des efforts pour briser les enchaînements du discours et pour retrouver ce je. Prenant appui sur le son du mot, qui est la réserve d’unité au sein d’un vocable dont la part notionnelle fragmente le réel, la poésie désagrège la représentation du monde pour retrouver le rapport immédiat que l’on veut avoir avec soi. « Je est un autre », dit Rimbaud, cette parole est fondamentale. Se chercher à travers le monde du moi c’est essayer d’établir un rapport de finitude à finitude avec cet autre être qui est moi-même. Plus on approche de l’expérience poétique dans sa spécificité, plus la présence de l’autre est importante ; elle est intérieure à soi-même. Dans le livre que j’ai intitulé La Longue Chaîne de l’ancre (2008), la première partie qui s’appelle « Le désordre » est le constat d’autres voix qui viennent de moi, de nous. En profondeur, la poésie se découvre très naturellement un théâtre, un théâtre sans scénario avec la coprésence de voix simples qui constituent la diversité de l’être humain. En écrivant je m’adresse à un « toi » qui est moi-même, tout en étant la tentative de constituer l’autre dans sa présence.

Yves Bonnefoy
in Ecritures croisées – Parcours raisonné dans les littératures du monde
Textes réunis par Annie Terrier, Guy Astic et Liliane Dutrait. Editeur Rouge Profond, 2011.

Photo DR. Site diacritik.com

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Vingt-cinq ans de Fête du Livre à Aix-en-Provence ont suscité ce recueil étonnant des voix de grands noms de poètes, de romanciers (Gao Xingjian, Toni Morrison, Kenzaburo Ôe, Mahmoud Darwich, Yves Bonnefoy, Octavio Paz, Günter Grass… j’en ai compté 56 !), accompagné d’un film.