Enchantement fracassé, Aline Leaunes

Photo : Marlen Sauvage

Ce soir comme tous les soirs, depuis quarante ans, c’est une partition à quatre mains qu’ils joueront. Elle à petits pas précautionneux rentrera les cagettes de fruits, de légumes, les bouquets de menthe, les sacs de jute, ou le thé n’en finit pas de sécher, les invendus de la journée ressortiront demain. Lui, un peu plus tard fermera les volets de bois usés, rongés, vermoulus, sur lesquels on peut lire ou plutôt deviner, en lettres majuscules  « ÉPICERIE- KARSENTY »  écriture écaillée, peinture effacée, le soleil et la lune se sont mariés pour éteindre petit à petit, la belle couleur rouge sang d’il y a quarante ans.

A l’intérieur un long néon balance sa cruelle froideur, déforme les couleurs, les citrons jaune, jaune citron, deviennent blancs, les oranges, orange, sont jaunes  et sur le comptoir, les pyroulis, sucre d’orge multicolores, se transforment en vulgaire bâtons de réglisse à la couleur indéfinie.

Il s’est penché vers l’avant, il a appuyé très fort les deux mains sur les volets qui se sont coincés  l’un dans l’autre, il ouvre la petite porte sur la gauche, se courbe un peu et disparaît à l’intérieur.

Voilà la boutique est fermée pour la nuit.

Ce matin c’est le simoun, ce vent du sud sec et chaud, qui a ouvert les volets, sur le trottoir des milliers de bouts de verre  la vitrine est brisée, les galettes de teff éparpillées sur le sol, sur le mur de gauche, des lettres à la peinture noire dégoulinante, encore fraîche, accroche le regard, une écriture incomplète  « CER OU VALI » , déjà quelques clients, les mains autour des yeux avancent avec précaution pour observer l’intérieur de la boutique ou le néon est allumé, un, plus téméraire, avance tout près, il se fige, vacille un peu et d’un signe de la main demande aux autres de venir près de lui. Sur le sol les sacs de farine sont éventrés, les seaux de menthe renversés, le thé noir ou vert piétiné, les murs badigeonnés de rouge au hasard du geste, le comptoir renversé.

Déjà la sirène du village déchire l’air, fracture le silence de ce petit matin, disloque la parole, une agitation fébrile et le cri du marchand ambulant « ils ont assassiné… assassiné… assassiné… égorgé…. égorgé… assassiné… répétition… répétition sans fin,  dans un hoquet où la voix se brise. 

Texte : Aline Leaunes

[Atelier en Cévennes, les textes (8)]

Rappel de la proposition
Il s’agissait de construire des personnages à partir de situations, d’actions, de description des lieux, sans que l’on sache grand-chose des personnages ni de leurs intentions. Pas de monologue intérieur, par exemple, pas de « tentation psychologique ou explicative »1. L’auteur convoqué est Cormac McCarthy, L’obscurité du dehors. MS

1- Une proposition issue d’un vieux bouquin que j’utilisais au début de ma pratique d’animatrice, très bien fichu, Atelier d’écriture : mode d’emploi, d’Odile Pimet (1999).