Entrer dans des maisons inconnues 

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Elle avait la migraine et dévalé les rues. Jamais elle ne retenait rien des villes et de ses déambulations, mais de ce jeudi 19 août à 15 h 11, elle se souviendrait. Boulevard Vauban près de l’hôtel de Normandie, un tressaillement. La perspective de la contre-allée bordée d’arbres auprès de laquelle gisait un oiseau mort… Elle s’avança. L’image persista. Elle secoua si fort la tête pour la chasser qu’elle en vacilla, s’appuya à un platane et tourna le regard vers la façade de l’hôtel mangée par le lierre. Cette sensation d’étrangeté familière. Et un désir d’entrailles à dormir là. Elle traversa la chaussée. Une nausée l’emporta, elle s’appuya à l’un des piliers de l’entrée, retrouvant dans la rugosité de l’enduit quelque chose de celui de la maison d’enfance, et sa blancheur jaunâtre. En pénétrant dans le hall rose thé, la surprise l’étreignit de ne rien reconnaître. A quoi s’attendait-elle ? Foulant l’épaisse moquette, elle s’avança jusqu’au comptoir derrière lequel se tenait une employée au sourire convenu qui pourtant s’inquiéta de sa pâleur. Lui offrit un verre d’eau et l’installa dans un canapé de cuir blanc. Alors elle éprouva la fragilité de sa nuque, un échafaudage de vertèbres aux ligaments enflammés, la douleur intense qui plongeait du haut du dos vers le bras droit. Elle payait son inconséquence. La fatigue venue, elle avait opté pour la prochaine sortie sur l’autoroute, suivi la direction d’Auxerre, luttant par des bâillements contre le désir de dormir qui alourdissait ses paupières. Elle entendait la voix de son père « toujours s’arrêter sur le bord de la route dès que le sommeil vous prend… ». Maintenant qu’il avait franchi le seuil d’un autre monde, ses paroles traversaient le temps plus souvent qu’à leur tour. Elle n’avait pourtant pas suivi son conseil. En mode automatique, à la sortie 19, elle avait quitté l’A6 et emprunté la nationale, suivi le centre ville, garé sa voiture au hasard d’un parking pour respirer l’air frais et marcher dans les rues médiévales. La tour de l’Horloge l’avait ramenée à la guerre de Cent ans, à celle des Deux-Roses, à ces vieilles rancœurs qu’exprimaient encore dans son enfance les Bourguignons de la famille envers les Anglais… Sans doute les maisons à colombages ici comme dans tant d’autres villes moyenâgeuses perturbaient-elles son souvenir… Sans doute se fourvoyait-elle et n’avait-elle jamais mis les pieds ici. A cet instant, dans le canapé blanc, elle s’en tint là. Mais la vision de l’oiseau au pied d’un arbre la tenaillait. Lever les yeux, contourner l’incontournable. Le plafond aux moulures anciennes avouait l’âge de l’hôtel. Etait-ce bien celui-ci ? Elle aimait son côté suranné et regrettait qu’on ait de toute évidence voulu en gommer l’aspect vieillot.

Elle réserva une chambre et donna le nom de son père, « mon nom, pensa-t-elle, celui que je ne porte plus depuis des lustres ». La lourde clé au numéro 47 vieilli dans son écrin d’émail pesait dans sa main d’un poids de passé. Elle emprunta l’ascenseur, assaillie de nouveau par l’image de l’oiseau cette fois dans une boîte à chaussures. « Je l’avais ramassé et devant mon insistance et mes larmes, papa avait cédé. Nous devions reprendre la route des vacances le lendemain, peut-être pensait-il que l’oiseau ne passerait pas la nuit… » Trente ans auparavant, seul un escalier menait au deuxième étage, nul ascenseur alors, elle retrouvait encore en fermant les yeux le moelleux de la moquette sous la main le long de la rampe…

Elle enfonça la clé dans la serrure, mais le ventre noué, étonnée qu’une autre main la tournât pour elle, la volonté de revivre un fragment d’enfance si ancrée dans son chagrin. La première image de la chambre et celle de la colombe de Rosine Wachtmeister au-dessus du lit fut une révélation. Rien qu’elle n’aimât dans ce dessin, la surprise se trouvait dans le symbole de la colombe, des dernières conversations avec son père, de la sensation sur son épaule d’une paix sereine au moment de la cérémonie d’adieu. Dans le grand lit elle s’allongea, cherchant à extirper du fond de sa mémoire ce qui y gisait comme un poids mort. Quand elle se réveilla, le ciel s’assombrissait, par la fenêtre une cavale de nuages fonçait droit sur la contre-allée, ses platanes, et sous la rangée d’arbres, une petite fille ramassait un oiseau tombé du nid des années auparavant. Elle jeta un œil au-dessus des toits de la ville. « J’ai déjà admiré ces toits. J’ai rêvé vivre dans les hôtels, voyageant d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, j’ai fermé les yeux et respiré à fond l’air de cette ville qui me parlait d’ailleurs, j’avais dix ans… » Quand elle redescendit plus tard, la tête moins cotonneuse, l’aspect désuet de l’hôtel ne lui évoqua plus rien. Il lui sembla avoir tout inventé : la contre-allée bordée de platanes, la boîte à chaussures, le poids de la clé. Réveillée tout à fait dans la nuit qu’éclairaient deux lampadaires posés sur les piliers à l’entrée de l’hôtel, elle traversa la chaussée, leva la tête vers le deuxième étage et ses chiens-assis. Elle avait admiré la vue de la ville de sa chambre sous les toits. Elle rêvait encore de vivre dans les hôtels, voyageant d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, elle avait fermé les yeux et respiré à fond l’air de cette ville qui lui parlait d’ailleurs, elle avait dix ans…

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture permanent proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.

Tentative de dialogue

 

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Il l’observe s’installer avec précaution à l’avant de la voiture, se caler dans le siège ; sa maigreur est extrême, elle porte encore une minerve et son cœur bat trop fort. Il l’entend. A moins que ce ne soit son propre cœur. Il voudrait la réconforter, mais que dire quand on souffre soi-même au-delà des mots, il tentera des paroles anodines… il sait que rien ne peut être anodin avec elle pourtant. Quand il démarre, elle se raidit, garde une main crispée sur la portière. « Je roulerai doucement. » Dans une sorte de vide mental, elle voit défiler les immeubles de la résidence, les parkings, les clôtures de bois blanc, la petite école au toit de tuiles romaines, le haut grillage derrière lequel l’enfant l’observait fixement il y a quelques mois, perdue au milieu de la cour et du brouhaha des grands, elle se souvient. « Il y a des jours où c’est impossible. » Sa voix atone répète « impossible ».

Il pense qu’aucune parole anodine ne franchira ses lèvres aujourd’hui. La radio a rendu l’âme, il le regrette ; il aimerait l’entendre chanter, elle, qu’elle sache ce souhait… chantera-t-elle de nouveau ? Très vite, ils ont rejoint la voie rapide, la circulation, elle serre ses genoux à s’en faire mal, elle a porté la main gauche à son cou. Il dépasse un camion et elle crie longtemps ; dans ce hurlement il y a une détresse incommensurable qui lui noue la gorge, il appuie sur l’accélérateur et se rabat sur la droite, tout cela n’a duré que quelques secondes et son cri résonne encore dans l’habitacle. Seul le bruit du moteur couvre le silence quand elle lâche d’un ton laconique « Je veux partir d’ici. » « Lâche cette portière, s’il te plaît. Je resterai sur la droite maintenant. Tu peux me faire confiance. » Dans sa tête à elle, le crissement des roues, le froissement de la tôle, l’horizon qui se renverse, la poussière de la route en été, et c’est encore l’été, l’été dure trop longtemps. Elle hait le soleil.

« Tu n’as pas confiance. »

« Je veux dire : je VAIS partir d’ici. C’est une histoire de place. Je n’ai plus de place. Je ne te demande pas ton avis, je t’annonce que je pars. »

Il garde les mains sur le volant, ses doigts se crispent, il a compris. Partir pour où ? Il n’ose pas la question. Sa vie défaite, où ira-t-elle, et pourquoi ne pas rester près d’eux ? Son désespoir le remplit, depuis toujours ils fonctionnent ainsi, deux vases communicants.

C’est maintenant une route de campagne étroite qui coupe à travers champs, les chênes verts, les vignes, quelques maisons disséminées, au loin les Dentelles de Montmirail, les fils électriques noirs dans le ciel bleu ; elle fixe les poteaux qui se succèdent, elle a vu blanchir ses phalanges, elle sait qu’il pleure.

« La semaine dernière, j’ai téléphoné à la maison. Personne n’est venu. Il y avait les dahlias à repiquer, des papiers à remplir et je ne sais quoi encore. J’ai craqué une fois. Une seule. La semaine dernière. Vous n’êtes pas venus. Aucun de vous n’est venu. » Il est près de midi, elle ouvre la vitre et respire l’air du dehors à grandes goulées, pour ne pas pleurer elle aussi. Le téléphone sonne si peu souvent, il se souviendrait l’avoir entendu. Il pense qu’elle a appelé pendant son absence. Le seul jour où il était absent. Lentement elle tourne la tête vers lui, vers son front immense et interrogateur, vers ses cheveux blanchis prématurément, elle voit la larme sur sa peau cuivrée, il ne lève pas les yeux de la route.

« Le dernier soir avant de repartir, nous avons admiré l’océan, longtemps. Il entourait mes épaules de ses bras et c’est la dernière image que je garde de nous deux. Face au soleil qui s’enfonçait dans l’eau. »

« Qu’iras-tu faire là-bas ? Ton enfance est ici, ta maison, ta vie, la famille… C’est ici que vous aviez choisi de vivre. Nous ne verrons plus les enfants… »

« On m’attend ailleurs. Et peu importe si ce n’est pas le cas. »

Elle a parlé d’un ton froid, au-delà de la détermination, avec un détachement qui le tétanise. C’est sa nouvelle voix, sans modulation, sans passion, sans vie, il pense : « sans vie ». Elle détourne son regard et fixe l’horizon, la main droite toujours sur la portière, la gauche hésitante, en l’air, elle pourrait se poser sur la sienne, sur son bras. Mais elle la coince entre ses jambes.

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Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture permanent proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.

Le vent de mon âme, Pierre V.

Le vent me parle, hô souffle envoutant,
Il joue de mon cœur,
Avec ma douceur
Le vent me chuchote si doucement !
Le vent me parle, hô souffle envoutant.

Je suis chaviré ! Si grande émotion !
Ma sensibilité,
Mon intimité.
Pas à pas, je m’ouvre à l’invitation.
Je suis chaviré ! Si grande émotion !

Bien au-delà de tous les sens connus,
Grande ramure,
Proche nature,
Gouter avec aisance l’inconnu.
Bien au-delà de tous les sens connus.

Tout mon corps devient bulle d’énergie
Flash d’impalpable,
Gout d’incroyable !
Devenant algue, au flux de la vie !
Tout mon corps devient bulle d’énergie !

Familier, renouvelé, précieux,
Cœur, méditation,
Vue, révélations,
Me nourrir, m’exalter, voilà l’enjeu !
Familier, renouvelé, si précieux.

Ma vie a fréquenté l’invisible,
Je me suis ouvert,
Me suis découvert !
Et ma vie a capté l’inaudible.
Ma vie a fréquenté l’invisible.

Evoquer les perceptions distantes ?
Manière d’écouter,
Etre le sujet.
Invoquer cette secrète entente ?
Evoquer les perceptions distantes ?

Pierre Vermersch

Les murs de pierres sèches, Pierre V.

 

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Incroyable patience des murs,
Lente permanence du soutien,
Exactitude du litage dur,
Résultats voués au maintien.

J’ai toujours aimé ces présences,
Discrètes, fortes, implacables,
Témoin des bâtisseurs qui dansent,
Modestes, soigneux, admirables.

J’ai quelquefois tâté du caillou
Les mains presqu’intelligentes,
Compromis n’arrivant pas au bout,
Superpositions souvent indigentes.

Choisir chacun des éléments,
Goûter le détail et voir le tout,
A chaque pose rester présent,
Sans urgence d’en voir le bout.

Le matériau qui est sur place,
Sa couleur, sa texture, son génie !
L’ambition, le transport, les audaces,
La grande histoire qui s’initie.

La muraille qui crée le chemin,
Le muret qui permet la vigne,
Le mur qui sépare du voisin,
Les pierres qui deviennent signes.

Voilà les traces de mon œuvre pugnace,
Vague incessante, mouvements de l’esprit,
J’espère vous la chanter avec grâce,
Pouvoir la partager maintenant et ici.

Toute création est pareille à un mur,
Composée pas à pas de façon insensible,
Elle demeure présente aux futurs,
Serait-elle même devenue invisible.

Pierre Vermersch

 

notes sur ma table de travail

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C’est un espace non confiné qui s’étire – de l’angle d’une pièce à quatre fenêtres où un bureau de bois gris en L s’ancre dans un mur – jusqu’à un autre angle où une bibliothèque domine une table ventrue en carton coloré, vert pomme et rouge framboise, débordante de livres en attente d’être lus ou à rendre. Sur le bureau de bois gris une trousse en cuir blond, deux vide-poches, deux plumiers, deux encriers, trois pots à crayons, une mémoire usée à trente-deux soufflets et autant d’années pour distribuer le travail du mois, des chemises rouges, vertes, bleues empilées dans un coin, une imprimante, trois disques de sauvegarde, un IPad, une lampe en métal blanc, une liste de numéros de téléphone scotchée au mur qui date du temps où elle n’utilisait pas de mobile, ni la fonction ad hoc du fixe, quand elle disposait encore d’un téléphone fixe ; c’est au mur un tableau métallique gris où s’accumulent les cartes postales les dessins les photos les mémos retenus par les magnets des Rencontres de la photographie d’Arles – le coq, la girafe, le rhinocéros, la banane…  – et au-dessus, sur une mini-étagère, une boîte de papier et d’enveloppes, une boîte de cartes de visite, une boîte de cartes postales, trois photos d’enfants dans des cadres, une bonbonnière ancienne en verre remplie de petits galets et de coquillages ; plus haut encore, c’est une étagère de livres de poésie, avec une peinture qui représente une femme à tête d’oiseau et derrière le bureau une bibliothèque en pin brut pour les dictionnaires, les livres de référence, les brochures culturelles, une radio, les cahiers, d’autres chemises cartonnées multicolores, les classeurs blancs, jaunes et roses fuchsia, toute la papèterie vierge encore de marques, de traces, d’écritures, et se frayant partout une place au milieu de l’espace, ici sur le bureau, sur la table en carton, sur le lit de la chambre, dans l’herbe au dehors, un ordinateur MacBook Pro, son bureau mobile, sa table de travail baladeuse. L’icône du disque dur dans le coin gauche, à son prénom, le dock à droite et la corbeille en bas, aucun fichier sur cette métaphore du bureau, tout est rangé, impeccablement, seul parfois le document en cours est posé là sur la fenêtre de l’écran. Tout est dedans, l’ordinateur contient tout : son univers rêvé, toute sa réalité, virtualisée. C’est un espace qui transgresse les cloisons, ouvre sur la chambre et au-delà sur la nature, c’est un bureau dans la nature aussi.

Marlen Sauvage

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture permanent proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.