
JUSTE AU SUD D’OU LA ROUTE principale croise celle qui mène au centre de la bourgade, le temple protestant dresse son clocheton depuis les années 1820 disent certains, 1843 précisément, affirment d’autres. En l’occurrence, le temple héberge aujourd’hui un pasteur qui officie pour quelques protestants se rendant encore au culte : une fois par trimestre ici, et dans l’intervalle dans les six villages voisins, parmi les huit de la paroisse, qui conservent un temple en activité.
Durant plus d’un siècle, alors qu’ils ne disposaient pas de lieu de culte, ou pourchassés par les autorités en raison de leur confession, les protestants avaient pour habitude de se retrouver dans des lieux d’assemblée « au Désert ». Des lieux discrets dont la mémoire se transmet seulement dans les familles qui en étaient propriétaires. C’était une petite clairière dans une châtaigneraie, une carrière dans un lieu encaissé, isolée des regards et des voix, ou au contraire une parcelle située sur un plateau dans un terrain très ouvert, d’où l’on pouvait poster des guetteurs et voir arriver les agresseurs. Ici et là, quelques rochers ou murets servant de sièges aux participants ou de chaire au prédicant témoignent encore de ces réunions de prière.
Ce que les gens nouvellement installés dans ce coin de Cévennes ignorent, c’est que le portail qui ferme le chemin du temple conserve sur lui une trace de cette période où les huguenots furent persécutés. Qui le sait encore à vrai dire…
« Ce que je vous raconte là, je le tiens de mon grand-père, Emile – issu d’une famille catholique par sa branche maternelle, ayant toujours prêté main forte à une famille amie, calviniste dès la première heure (sa branche paternelle) et dont la ferme avait été détruite à la fin de l’année 1703 lors du brûlement de trente-deux communes ordonné par le gouverneur du Languedoc, Lamoignon de Basville, et le maréchal de Montrevel. Emile se souvenait encore de sa grand-mère Marguerite l’exhortant à se comporter dans la vie loyalement et courageusement, prenant exemple sur ces deux familles amies depuis des générations.
Mon histoire débute là dans les années 1700. Dans cette famille huguenote comptant outre les parents deux filles et quatre garçons, il n’était pas question d’abjurer sa foi et de se convertir à la religion du roi. Plutôt mourir ! Les deux filles très tôt mariées prirent un jour le chemin de l’Angleterre, et l’on n’entendit plus jamais parler d’elles ni de leurs compagnons. Parmi les quatre frères, les deux aînés étaient agriculteurs, le troisième, menuisier, le dernier, Pierre, dix-huit ans, était forgeron. L’aîné et le troisième s’en allèrent en Hollande et ne remirent plus jamais les pieds en France. De loin en loin, un « pays » revenu de ces terres lointaines en donnait des nouvelles ; l’on sut ainsi qu’ils se marièrent, prêchèrent leur religion et vécurent dans une relative sécurité.
Le cadet qui était aussi prédicant avait très tôt pris les armes contre les dragons du roi, et un soir de représailles avait trouvé la mort dans une embuscade. Pierre, le benjamin qui était aussi le plus trapu, le plus musclé, était le plus austère, le plus déterminé, le plus rebelle sans doute. Il tenait à sa terre autant qu’à sa religion et loin de lui l’idée ou l’envie de quitter l’une ou l’autre.
En ce début d’année 1703, une riche famille catholique d’une bourgade voisine lui ayant commandé un portail pour marquer l’entrée de leur petit château, il s’était mis en devoir de le réaliser, plein d’amour pour son métier, et plein de bonne volonté à l’égard des habitants quelle que soit leur confession. Car entre eux, protestants et catholiques faisaient bon ménage ; il avait fallu l’autorité d’un roi et de quelques petits seigneurs pour détruire la belle harmonie de ces vallées.
Pierre avait un matin de printemps rendu visite à la famille catholique, parti tôt une besace sur l’épaule, il avait emprunté les sentiers de chèvre jusqu’à la crête, traversé les hameaux et les fermes, marché durant des heures à travers les bois de l’autre côté de la vallée, jusqu’à dominer le petit castel et admirer ses tours rondes, avant d’atteindre l’orée du village où l’attendait le propriétaire. Ils avaient fait affaire à l’extérieur de la bâtisse, mais Pierre avait surpris une jeune fille rentrant des prés, un chien de berger sur les talons, dénouant son foulard tout en les saluant de loin. « Marie ! » l’appela son père, « va soigner ton grand-père, il t’attend près de la cheminée. » Le regard de Marie croisa celui de Pierre et ce fut le début de leur amour.
Quelques mois plus tard, le portail terminé, entreposé dans la grange qui faisait office de forge, attendait d’être livré quand les dragons du roi entamèrent leurs visites aux fermes isolées. Prévenus de leur venue, les habitants cachèrent leurs menus trésors, divers objets, linge et vêtements dans des caches, près des ruisseaux, et démontèrent le toit de leurs maisons, limitant ainsi les futurs dégâts. Puis ils se réfugièrent sur quelque hauteur, à l’abri des regards, observant impuissants les dragons incendier leur lieu d’habitation.
On était en novembre par un après-midi ensoleillé, et c’était encore plus triste que par un jour de pluie de voir brûler ainsi sa ferme, les mûriers noueux, quelques châtaigniers en contrebas et leur clède. Les habitants de certains hameaux furent débusqués et déportés vers le village où se tenait la garnison. Pierre descendit la rage aux dents retrouver les restes fumants de la ferme familiale. Ses pauvres parents avaient durant des heures réussi à le retenir de quelque éclat contre les soldats du roi, il ne leur restait que ce fils et l’opiniâtreté de poursuivre leur existence ici bien qu’il leur en coutât.
Dans la grange brûlée, le portail se dressait à peine rougi par les flammes, et Pierre ignorant les gravats et les cendres, s’en approcha les larmes aux yeux. Les deux alliances gravées sur chacun des montants luisaient malgré la nuit tombante ; discrètes, il les avait ajoutées aux motifs réclamés par la famille pour dire secrètement son amour pour Marie. Emile se souvient que sa grand-mère racontait l’histoire de sa propre grand-mère, avec passion et émotion. Un jour pourtant le portail marqua l’entrée de la propriété des parents de Marie. Puis vinrent d’autres escarmouches, d’autres combats, d’autres déportations, Marie et Pierre s’enfuirent, loin des Cévennes et Pierre ne partit que pour l’amour de Marie. Quand ils revinrent en 1715, le château de la famille avait brûlé, ses pierres avaient été dispersées, ses fenêtres à meneaux récupérées ici et là par des habitants ; ne restaient que des ruines et la végétation envahissante. Le père de Marie et son grand-père étaient morts ; son frère, sa grand-mère et sa mère avaient survécu, réfugiés dans une cachette huguenote par le père de Pierre et désormais installés ici dans leur ferme.
Pierre et Marie bâtirent leur propre ferme au milieu d’une châtaigneraie et travaillèrent d’arrache-pied, élaguant les ronces et les genêts, élevant des murets, construisant la soue à cochon, la chèvrerie, le poulailler, des terrasses où cultiver l’oignon, le seigle et la lentille, la clède où sécher les châtaignes et l’aire à battre, élevant leurs cinq enfants dans la tolérance et le respect des convictions de chacun. »
Aujourd’hui un gros bracelet de fer muni d’une chaînette permet de refermer le portail du temple. Les vacanciers rient de cette boîte de conserve, étrange moyen de rapprocher les deux montants. Mais aucun ne voit ni ne regarde de près le détail gravé sur l’un et l’autre, se faisant face, les alliances, celles de Pierre et de Marie.
Témoignage recueilli en 1930 par Emilien, 50 ans, auprès de Emile, son grand-père, lui-même arrière-arrière-petit-fils de Pierre, et conservé dans les archives familiales.
Emilien, né en 1880, fils de Jean, né en 1841, fils de Emile, né en 1815, fils de Jacques-Marie, né en 1780, fils de Jean-Marie, né en 1755, fils de Numa, né en 1724, dernier fils de Pierre et de Marie.
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Dix petites fictions avec pour premiers mots ceux empruntés à Ambrose Bierce dans Histoires de fantômes, traduit et publié par François Bon & Tiers Livre éditeur.
Pour Le portail du temple, « Juste au sud d’où la route… » tiré au hasard du livre dans « Ce qui s’est passé à Nolan ».
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