Abus de pouvoir, une nouvelle de Chrystel Courbassier

© Marlen Sauvage 2016

Elle roulait pourtant à une allure tout-à-fait respectable dans cette rue qui traversait le village, enfin cette petite ville rurale de quelques deux-mille habitants, sous-préfecture du département tout de même, cet endroit où elle exerçait son activité professionnelle auprès d’enfants et d’adolescents depuis près de huit ans. Elle venait tout juste de quitter son lieu de travail, tardivement, épuisée par une journée de consultations à peine interrompue par un déjeuner frugal avalé en toute hâte entre deux rendez-vous. Sa voiture, seul lieu où finalement elle pouvait prendre quelques minutes, pour consulter ses messages téléphoniques, SMS, mails du jour, météo agricole du lendemain et éventuellement passer un dernier appel rapide, pendant le trajet du retour chez elle où l’attendaient trois bambins survoltés qui ne la lâcheraient plus jusqu’au coucher. Elle roulait plutôt tranquillement dans la rue déjà noire et glacée de novembre, bordée de voitures garées des deux côtés, une fine couche de givre en formation sur les pare-brise ; cette avenue traversant le village pour rejoindre la route nationale qui la conduirait presque tout droit jusqu’à chez elle, là-haut sur le Causse. Aussi, entre la lecture de deux messages électroniques, elle ne l’avait pas vu débouler de la droite, dissimulé derrière un pick-up blanc de chasseur, on les reconnaissait sans peine à la grande cage rouillée fixée à l’arrière, pour les chiens enragés, assoiffés de gibier, enfermés tout l’été dans leur chenil au sol recouvert de monticules de crottes, prêts à bondir. Elle avait juste entendu le PONG, sec et rapide, du corps percutant son pare-chocs avant, glissant lourdement sur la chaussée puis plus rien. Un silence de mort… Coup de frein brutal éjectant son portable quelque part sur le plancher de son véhicule Citroën Picasso. Elle mit quelques secondes à comprendre ce qui venait de se produire. Puis encore quelques autres secondes avant d’envisager un mouvement, une réaction. D’abord, les tremblements tout le long de ses bras, dans son ventre, ses jambes puis sa nuque, ses lèvres enfin. Elle avait déjà heurté un chevreuil non loin d’ici, dans les gorges du Tarn, un soir d’été. L’animal était venu s’encastrer dans le pare-chocs avant de sa voiture, brisant un phare au passage, avant de reprendre une course titubante vers la forêt tandis qu’elle avait continué sa route, étourdie. Là il ne s’agissait pas d’un chevreuil, elle le savait, elle était en plein cœur du bourg et puis il lui semblait bien avoir entraperçu une doudoune noire par-dessus un col roulé rouge vif. C’était un homme, elle en était certaine à présent. Un homme venait d’heurter son véhicule. Elle devait faire quelque chose et vite. Le bonhomme n’était peut-être pas mort, peut-être juste blessé, un filet de sang s’écoulant de sa bouche entrouverte, le long de sa joue mal rasée… Elle devait lui venir en aide absolument, immédiatement, sans traîner. Elle savait faire, aider les gens toute la journée, être à l’écoute, bienveillante, attentive, rassurante, consolatrice, c’était son métier, non ? Tout de même, ce n’était pas la même chose, cela n’avait même rien à voir. Elle n’intervenait jamais dans l’urgence. Elle n’aurait pas pu, trop anxieuse, trop stressée, trop sensible. Elle appuya longuement sur le bouton du frein à main automatique, décrocha sa ceinture de sécurité et ouvrit sa portière, sans couper le contact. Une bouffée de chaleur l’envahit alors même qu’il faisait un froid de canard au dehors. Elle baissa la fermeture éclair de sa veste et mit un pied à terre. Les tremblements reprirent. Elle appréhendait ce qu’elle allait voir. Rien ne bougeait sur le bitume. Autour d’elle, pas un chat. Juste ce silence glacial sous le ronron du moteur qui tournait toujours, après le brouhaha de sa journée passée avec des enfants de tous âges. Enfin, elle s’avança lentement vers l’avant de son automobile, tous phares allumés.

L’individu à la peau mate, les cheveux noirs ondulés autour de son visage émacié, barbe naissante (elle avait raison, il n’était pas rasé de quelques jours), gisait de tout son long sur la chaussée, les bras de chaque côté du corps inerte, jambes entortillées façon posture de yoga pour confirmés. Une cigarette à peine consumée avait volé à plus d’un mètre de la bouche de son propriétaire. Lucille resta les bras ballants devant ce spectacle une paire de minutes avant de s’approcher d’un peu plus près, encore plus près. Elle se baissa vers le visage du type, tendit sa main à plat vers ses paupières closes puis s’arrêta avant de le toucher, son autre main portée à la bouche, le regard effaré. Il n’y avait aucun doute, c’était bien lui ! Le médecin avec lequel elle travaillait depuis plusieurs mois maintenant. Celui qui l’avait fait pleurer un matin, en réunion, à force de lui mettre la pression, de venir appuyer là où ça faisait mal. A la fois sadique et pervers, séducteur et provocateur. Capable de repérer très vite les points faibles de ses collègues de travail, de sexe féminin de préférence. Le mâle dominant de l’équipe, attaché au pouvoir. Il l’avait rejointe ensuite dans son bureau pour discuter mais elle était trop émue et en colère pour placer trois mots à la suite. Elle l’avait envoyé bouler. Une fois passée la crise, une semaine après l’altercation, il était revenu un bouquet de fleurs à la  main, elle avait apprécié le geste. Lucille avait eu une discussion avec lui, un long échange productif et bénéfique au terme duquel il l’avait invitée à boire un verre au café du coin pour se faire pardonner.  Lucille avait envoyé un SMS à son mari prétextant le pot de départ à la retraite d’une collègue orthophoniste pour justifier son retour tardif à la maison dans la nuit. Il n’aurait qu’à réchauffer le reste des lasagnes de la veille accompagnées d’une salade verte pour le dîner puis coucher les enfants sans elle, tout se passerait bien, elle en était certaine. Puis un mojito en entraînant un autre puis encore un autre, la soirée était déjà bien entamée lorsqu’elle avait suivi le docteur K. jusqu’à son hôtel où il lui avait offert un dernier verre et plus encore. Elle n’avait jamais fait cela et mit cet écart de conduite sur le compte de l’alcool. Difficile la semaine suivante de se retrouver sur leur lieu de travail, toute distance professionnelle gardée. Lui, avait fait comme si rien ne s’était passé, cherchant plutôt à l’éviter. Il devait être habitué de ce genre de situation pourtant fort incommodante, avait-elle pensé alors. Elle avait ruminé sa rancœur et puis tout s’était tassé. Il était un bon médecin après tout. Il faisait du bien aux enfants, aux parents, à l’équipe aussi. Il était présent quand on avait besoin de lui. On pouvait compter sur son engagement auprès des familles et son investissement auprès des différents professionnels de l’équipe était réel. Elle finit d’approcher sa main de la tête du gisant, effleurant ses cheveux noirs de jais puis sa joue encore tiède, râpeuse. Elle se rappelait ses baisers fougueux dans le cou, sur sa nuque, ses gestes précis détaillant son corps, faisant vibrer chaque pore de sa peau, ses mots doux, suaves, gorgés de soleil. Elle caressa ses lèvres immobiles, gercées, ternies par le tabac. Il lui sembla sentir un filet d’air chaud sur ses doigts. Puis lui revint cet autre jour, une autre réunion, la remarque cinglante, l’arrogance dans le ton de sa voix, l’humiliation qu’elle avait ressentie jusque dans son bas-ventre. Elle avait dû quitter le travail plus tôt que prévu tellement la douleur lui tordait les entrailles. Son médecin traitant l’avait arrêtée quelques jours, lui prescrivant repos et anxiolytiques. Elle ne s’était saisie ni de l’un ni de l’autre. A partir de ce jour, elle n’avait plus ouvert la bouche en réunion, pétrifiée par la seule présence de cet homme qu’elle ne parvenait malgré tout pas à détester. D’ailleurs, tout le monde paraissait tellement l’apprécier parmi ses collègues de travail. On lui déroulait le tapis rouge quand il arrivait, on l’adulait, on buvait ses paroles comme du petit lait. Personne ne se permettait jamais de le contredire, d’aller à l’encontre de ses décisions. Il y avait toujours une bouteille de bière locale au réfrigérateur pour les cas où il daignerait déjeuner avec nous. Le docteur K. aimait la bière, elle avait pu observer qu’il en consommait plus que de raison d’ailleurs. Elle approcha alors son visage de la cavité buccale du blessé assez près pour humer les effluves d’alcool qui s’en échappaient. Enfin elle se redressa et jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Assez rapide pour confirmer que l’avenue était belle et bien déserte. Les maisons alentours avaient les volets clos. De la fumée s’échappaient de quelques cheminées. Un froid subit la saisit. Elle referma sa veste sans bruit. Sa décision était prise. Il n’y avait plus de temps à perdre. Elle attrapa le bonhomme fermement par les épaules et le traîna non sans peine jusque derrière le pick-up de chasseur, dénouant ses jambes au passage. D’après la forme en zigzag qu’elle avait prise, la droite semblait bien amochée. Le pied, sorti de sa chaussure, paraissait ne tenir qu’à un fil, pendouillant comme un pénis en perdition. Lucille remonta ensuite dans l’habitacle surchauffé de sa Citroën et referma la portière doucement, sans la claquer, pour ne pas se faire remarquer. Elle récupéra son mobile qui avait glissé sous le siège passager, envoya un rapide texto à son mari afin de le prévenir de son arrivée prochaine et appuya légèrement sur l’accélérateur. Elle roula lentement jusqu’à la sortie du village, jeta à nouveau un bref coup d’œil dans son rétroviseur, rien à signaler, et prit de la vitesse une fois sur la route nationale, entonnant la chanson Sweet Dreams, selon Marylin Manson, « … Some of them want to use you… Some of them want to get used by you… Some of them want to abuse you… Some of them want to be abused… »

Autrice : Chrystel COURBASSIER 

A la recherche des souvenirs manquants, Chrystel Courbassier

© Marlen Sauvage 2016

« Un bord de mer en soirée, un anniversaire, une joyeuse tablée, dans la promiscuité du camping-car familial ; un chemisier blanc à gros pois colorés ; un paquet de cigarettes à l’eucalyptus ; une bouteille de vin en plastique vert La Villageoise ; des bouteilles en verre avec des étoiles au bord, la consigne, quelques centimes en échange ; une collection de code-barres découpés sur les emballages, Cédric, glissade, fracture du tibia ; allongée sur la banquette-arrière, mon père au volant, les lumières des phares qui défilent sur l’autoroute, Paris au matin ; une carte de ma tata, un brin de muguet dessiné dessus ; une maison, un garage, quelques copains éphémères, encore un Cédric, premier baiser ; un été, une amie au prénom oublié ; tata Jeanne, Rians, une boîte à bonbons ; une nuit de fête chez des amis, retour à la maison, seule dans la ruelle, sous la pluie peut-être, j’ai peur ; une grande chambre, un bureau devant la fenêtre, une fenêtre donnant sur la rue, une maison abandonnée en face ; un camping-car garé devant la maison, il est vert et gris, aux formes arrondies, toujours en panne, un seul souvenir de lui… »

Autrice : Chrystel Courbassier

Je/Elle, un texte de Monika Espinasse

© Marlen Sauvage 2020

Je suis présente, elle est distante. Je suis timide, je n’aime pas déballer ma vie, elle peut dire ce qu’elle veut et comme elle le veut. Je me cache derrière elle pour dire des choses que je ne dirais pas moi-même. J’aime pourtant bien décrire, expliquer, m’impliquer, mais je n’ai pas encore appris à mentir. Quand je dis JE, c’est moi, et personne d’autre. Pas de voile, pas de rideau, pas de maquillage – ou juste un peu, je fais des progrès.

Quand je dis je, et que je veux me cacher, je deviens un homme. C’est un homme qui parle dans l’histoire, qui marche, qui agit ou qui se laisse aller ; je ne suis plus moi.

Quand elle prend la plume, elle me ressemble de prime abord, elle pense comme moi, elle avance comme moi, mais elle n’a de comptes à rendre à personne. Elle peut vivre pleinement ou chichement, elle peut aimer, et même haïr, elle n’est plus moi. Elle crée son histoire, qui est peut-être un peu mon histoire – ou peut-être pas ! Cela ne regarde plus personne. Et le comble de la liberté, c’est le moment où je lui cherche un nom, un prénom qui lui irait, qui sonnerait bien, qui la rentrerait encore plus dans l’histoire pour l’amener plus loin ou ailleurs. Et je la soutiens et je l’aide à avancer. Elle est un peu à moi avant d’être lâchée dans l’arène. Et moi, j’avance avec elle, elle me permet de m’ouvrir un peu plus au monde et d’avoir la force de créer d’autres histoires.

Elle trépigne, elle aimerait déjà être partie. Mais les parents ne sont pas prêts . Ils traînent comme toujours, se bichonnent, vérifient le gaz, ou ont oublié les gants. Elle n’a pas le droit de partir seule. Elle sera encore en retard à la messe comme tous les dimanches. L’église sera pleine, lumière, chants, orgue, prières. Les rangs sont serrés, ses amies l’attendent sur le banc, et elles vont encore se moquer d’elle, quand elle arrivera en retard se faufilant à travers les couloirs bondés pour trouver sa place, pour s’asseoir aussi discrètement que possible parmi la foule. Quand les parents se mettront en route, la messe sera commencée et c’est comme tous les dimanches, en plein sermon, qu’elle avancera . Tout le monde tournera la tête pour voir les retardataires, elle se fera toute petite, les yeux pleins de larmes, elle voudrait rentrer sous terre, ne plus être vue, semblable à une petite souris. Pourquoi est-ce si difficile d’être à l’heure comme tout le monde ?

Autrice : Monika Espinasse

Histoire de famille, Anne Vernhet

© Marlen Sauvage 2021

Tu te réjouissais depuis longtemps de cette période de fête. Tu avais tout préparé avec ton énergie et ton efficacité habituelle. Pendant deux jours, la famille serait réunie. Tes deux sœurs, leurs maris, ton vieux père, et les enfants aussi. Tu avais réussi à les convaincre, tous. Sans toi, cette famille n’existerait plus, tu le savais, et tu étais décidée à faire tout ton possible pour que ce merveilleux lien survive. Bien sûr, c’était toi qui recevais. Tu avais préparé un lit pour chacun, certains seraient un peu serrés mais néanmoins, assez confortablement installés pour une seule nuit. Tu avais prévu les repas (celui du soir, le petit-déjeuner, celui du lendemain midi), fait les courses et c’est toi qui cuisinerais. Marie, ta plus jeune sœur, te proposerait probablement de l’aide mais sa maladresse t’agaçait, tu ne lui dirais pas mais tu te débrouillerais pour qu’elle ne te dérange pas trop. Au niveau finance, il y avait peu de chance que l’un d’entre eux propose de participer aux frais. Cela n’avait pas d’importance, tu avais les moyens et tu étais généreuse. Encore une de tes qualités. Le repas du soir fut joyeux et bruyant. L’alcool aidant, les conversations allaient bon train. Aldo, ton beau-frère, le mari d’Hélène, ton autre sœur, t’a encore taquiné sur ton célibat qui s’éternisait après le départ, ou plutôt la fuite, de Sébastien ton ex-mari. Tu as réussi à sourire, c’est vrai, tu sais plaisanter. A la fin de la soirée, tu as pris Hélène en aparté. Tu as pris ton air grave qui annonce les mauvaises nouvelles. Tu lui as montré les photos d’Aldo avec la jeune employée du pressing. Tu ne lui as pas dit que tu les avais retouchées pour qu’il n’y ait pas de doutes sur la nature de leur  relation. Ce n’était pas triché, tu l’avais vu dans ses yeux que cet homme était un menteur, il faut savoir ajuster la réalité à ta vérité. Ensuite, tu as pris Hélène dans tes bras et tu l’as consolée, tu lui as assuré que tu serais toujours là pour elle. Aldo a dû faire ses valises. Quand tu as croisé ton père le lendemain matin à la table du petit-déjeuner, il te regardait d’un air bizarre. Cela t’a remis en mémoire le jour où tu l’avais supplié de rester avec toi pendant que Marguerite, sa nouvelle femme, allait à la pharmacie te chercher un traitement contre cet étrange malaise. Marguerite n’est jamais revenue. L’accident qu’elle a eu ce jour là, suite à la défaillance des freins de sa voiture, lui fut fatal. Dans ce regard, tu as compris qu’il savait. Il savait que la famille, c’était toi.

Autrice : Anne Vernhet

Dans son baluchon, un texte de Stéphanie Rieu

© statue-deco.com

Le porte-clés est en métal argenté, il représente 3 petits singes accolés, le premier se cache la bouche, le deuxième se cache les yeux, le troisième se bouche les oreilles. Je pense que cette image est connue. J’ai déjà vu ces singes en statuette de bois, posés sur une télévision, il y a longtemps chez je ne sais plus qui. Je ne crois pas que c’étaient des gens engagés ou qui réfléchissaient particulièrement. J’ai le sentiment que l’objet avait simplement une fonction décorative mais je ne sais pas pourquoi je ressens cela. Ce porte-clés, je l’ai trouvé dans une boîte à babioles, chez mon beau-père quand on a vidé la maison pour la vendre. Il en avait plein des babioles, Jean, des collections, des boîtes à trucs tout mélangés, cachées partout, même sous la baignoire avec des pièces en argent dedans, la caverne d’Ali-Baba, des amoncellements de tout qui allaient bien avec sa maison biscornue et ensevelie sous les couches de poussière et les années passées à ne plus vouloir se retourner. J’ai toujours été fascinée par l’image de ces petits singes, je les ai exhumés de leur boîte et me les suis appropriés sans rien demander. Ils me revenaient de fait comme un rappel de ce que je ne veux surtout pas être, de ce que je me suis appliquée à ne surtout jamais devenir même si ce n’est pas facile, même s’il a fallu renverser les murs, même si parfois, me prends comme une envie pressante de me reposer de cette mission-là.

Je regarde.

J’écoute.

Je dis.

La pommade magique est juste un tube jaunâtre avec du gel qui sent le citron à l’intérieur. Ça sert à tout, c’est écrit dessus : COMPLEXES. Il y a des mélanges en tout genre, des élixirs floraux et des minéraux, des pierres précieuses en poudre aussi, c’est inscrit en tout petit. C’est pratique, ça guérit tous les bobos, ceux de ma fille, qui ne supporte pas la moindre égratignure sur sa peau de pêche, ceux de sa mère, surtout, qui ne supporte pas l’idée qu’elle puisse s’abîmer, se faire piquer, brûler par le soleil, avoir trop peur, être choquée ou malheureuse. L’ingrédient principal est à base de prunelle d’œil de mère. Avec cette pommade, je déjoue le destin, je ne prends aucun risque. Je m’encanaille même, parée contre tout. Comme un talisman, je la tripote souvent au fond de mon sac,  prête à dégainer au moindre outrage. Elle m’aide à partir en vadrouille sans crainte, en vacances, plusieurs nuits sans risquer une catastrophe. Pas de danger que le remède soit pire que le mal, cette pommade est NA-TU-RELLE et a même le pouvoir de préserver mes illusions.

Autrice : Stéphanie Rieu

Un lieu, un personnage, Chrystel Courbassier

Photo © Marlen Sauvage 2019

Noircies par le temps, sans jointure, traversées de part en part par un rai de lumière d’octobre, les pierres m’avaient plu. J’en avais senti l’épaisseur, la consistance, la solidité. Il ne nous en avait pas fallu davantage pour acheter la maison. Nous ne savions pas encore le travail qu’elles allaient nous demander, les heures interminables passées dans le froid, la poussière et l’humidité à en sublimer les couleurs, les contours, les surfaces, à les ramener à la vie. Grises, rayées, allongées, bosselées ou rectilignes, épaisses ou toutes fines, unies entre elles par un enduit fabriqué par nos soins dont les nuances variaient en fonction des dosages de colorants mélangés au sable et à la chaux, du beige au rosé en passant par divers tons de jaune orangé. A chaque zone de la voûte correspondait le travail d’une personne, lui, moi, ou bien d’autres venus prêter main forte pour une heure ou deux. Là, entre la cheminée et la cuisine, à l’endroit où descend une arête de la voûte, on devinait des coulures jaunâtres sur la pierre, première tentative non concluante d’un enduit tout prêt, vision d’horreur, minutes de désespoir… Au-dessus de la hotte d’aujourd’hui, quelques pierres restées sombres malgré le sablage, traces laissées par le poêle d’autrefois. 

Elle ouvrit les yeux avec difficulté sous l’assaut du soleil qui venait de surgir par  la porte-fenêtre. Elle tenta de bouger une jambe puis l’autre mais chaque mouvement, même infime, de ses membre inférieurs lui arrachait un râle de douleur. Elle sentit le poids de la chaîne métallique qui reliait ses chevilles à un crochet planté dans une grosse pierre aux coulures jaunâtres, près du sol. De sa main droite, elle écarta les cheveux gras et poussiéreux de son visage. Elle passa sa langue sur la peau craquelée de ses lèvres. Même redresser sa tête lui semblait une prouesse. Elle la laissa poser lourdement sur le carrelage froid et crasseux de la pièce, près d’une assiette et d’un verre vides à même le sol. Elle se concentra sur sa respiration, les battements lents et réguliers de son cœur pour tenter d’avoir moins froid et moins mal aussi. Ses vêtements en lambeaux ne recouvraient plus qu’une mince surface de son corps décharné, pâle et couvert de croûtes. Ne lui venaient à l’esprit que des images floues sans couleurs et sans mot, sans lien entre elles. Sa tête tournait, elle ferma les yeux, les rouvrit et dans un effort désespéré, fit pivoter son corps en position allongée sur le dos. Elle vit alors la masse écrasante des centaines de pierres qui constituaient la voûte, grises, glaciales, immobiles, prêtes à l’ensevelir une bonne fois pour toutes. Depuis combien de temps gisait-elle là prisonnière ? Dans l’instant, elle ne savait le dire. Elle tourna légèrement la tête sur sa gauche, près du crochet, quelques traits alignés sur une pierre plus grosse que les autres, gravés à l’aide d’un vieux clou rouillé, soixante-cinq au total. 

Autrice : Chrystel Courbassier

Générique, Liliane Paffoni

© Marlen Sauvage 2013

A la fenêtre de la cuisine pendent des rideaux ; la base est effilochée et dessine des vagues, les mailles se  sont défaites au fil des mois et font apparaître des jours ; les rais de lumière tentent de percer d’abord les vitres grises et sales, puis les trous du rideau ; cette lumière incertaine se dépose sur un vase en étain où des roses ont fini de mourir ; le rebord de la fenêtre en bois est strié par des arabesques sans doute le cheminement des vers qui ont élu domicile, le doigt peut suivre ces zigzags, aller à droite ou à gauche, faire demi-tour ; inexorablement, le chemin conduit à ce vase piqueté de taches brunâtres ou verdâtres d’où surgissent des figures grotesques ; la pluie, le vent et la poussière ont fait naître, en écho, des formes tout aussi monstrueuses sur les vitres qui empêchent le regard de se poser sur l’extérieur, sur ce qui fut sans doute un jardin.

Elle est assise, droite, presque raide. Ses yeux fixent un point sur le mur uniformément blanc ; elle les ferme de temps en temps pour aller chercher au tréfonds d’elle un peu de calme. Elle s’efforce de respirer lentement, chaque goulée d’air lui est précieuse. Ses mains sont glacées, posées à plat sur la table, lourdement, durement pour sentir le bois. Elle aimerait qu’il la réchauffe ; mais tout ce que ce contact parvient à faire, c’est éviter les tremblements incontrôlés. Ses genoux sont collés, les pieds bien posés sur le carrelage ; elle a besoin de se sentir ancrée dans le bois, dans  le sol et dans ce mur tout blanc. A cet instant, ils sont sa force. Ses lèvres remuent doucement, répètent inlassablement le même prénom, la même phrase comme une incantation. De temps en temps, elle détourne son regard et le pose sur le bouquet de roses cueillies ce matin. L’immobilité parvient à peine à endiguer la peur et l’inquiétude qui se sont insinués en elle, qui ont d’abord rôdé sournoisement comme une vague qui part et revient avec plus de force. C’est parti du plus profond de son ventre, puis c’est monté et maintenant c’est là dans sa gorge, prêt à se déverser comme une coulée de lave. Elle ferme les yeux pour reprendre des forces. Un grand éclair de lumière la fait tressaillir. A travers les rideaux de la fenêtre de la cuisine, elle aperçoit le gyrophare bleu de la gendarmerie.

Autrice : Liliane Paffoni

Tout est sous contrôle, Stéphanie Rieu

Photo © Marlen Sauvage 2013 – Arles, Rencontres internationales de la photo (ne me souviens plus de l’artiste auteur de ces magnifiques objets ! Mes excuses !)

Depuis la disparition de sa femme, tout allait de travers. Il n’ouvrait plus les volets, vivait dans la pénombre, sortait le moins possible et en catimini lorsque le garde-manger était vide et qu’il fallait le remplir à nouveau. Les autres, dehors, le regardaient par en-dessous, comme si son deuil était une maladie à laquelle ils ne voulaient pas se frotter. Ils se persuadaient en détournant les yeux qu’ils respectaient une sorte de trêve à l’issue de laquelle Hubert reprendrait pied dans la vie ordinaire à l’endroit même où il l’avait désertée le jour du drame.

Lui ne semblait se rendre compte de rien. Il se perdait, la plupart du temps, engoncé dans une réflexion profonde et immobile, qui agissait comme un coussin d’air et mettait entre lui et le monde une distance salutaire.

Ce jour-là était jour de ravitaillement et Hubert se préparait mentalement à franchir le seuil de sa maison.

« Aujourd’hui, je dois sortir, il faut que je finisse d’installer les étagères, je dois passer au magasin de bricolage, celui où la vendeuse a un air si pincé que je dois me contraindre à prendre l’air ravagé pour ne pas lui éclater de rire au nez et la forcer à regarder ailleurs. Tout le monde me paraît tellement idiot, depuis quelque temps… comme si j’avais du temps à perdre en bavardages stériles le long du chemin. J’ai tellement de choses à faire encore, avant la nuit : poser les étagères, ramoner le poêle, lessiver les linos, cirer le parquet de la petite chambre du fond. Décidément, il ne faut pas que je traîne. Hâtons-nous pour rentrer plus vite ! Il y a la baignoire aussi, à récurer de fond en comble. »

Hubert envisagea un instant de prendre sa blanche et rutilante voiture dont le moteur ne tournait plus que rarement mais se ravisa très vite : trop de manœuvres hasardeuses pour la sortir du garage. Il ne s’en sentait pas le courage. Il partit donc à pied, d’un bon pas malgré ses yeux vagues. Il pénétra dans la quincaillerie du village et, sans saluer personne, se rua sur la caisse de visserie en promotion au fond du rayon de gauche. Il farfouilla un moment avant de dégotter ce qu’il cherchait, visiblement trop absorbé par ses sombres pensées pour se concentrer sur l’instant présent.

« Oh, il y a même une chignole, quelle chance, je n’aurais pas besoin de courir en ville samedi prochain. Un sacré gain de temps ! Voyons voir, ai-je bien tout le nécessaire ? Mais oui… je passe à la boucherie et je rentre. »

Hubert s’étira douloureusement, réprimant un soupir las. Il n’était pas étonnant que ses anciennes connaissances aient du mal à l’aborder, le quinquagénaire avenant et doux s’était métamorphosé en une sorte de grande tige rigide qui ne souriait plus jamais et semblait lutter en permanence pour conserver son équilibre face au vent, le poids du fardeau qu’il portait menaçant de le faire vaciller à tout instant.  Depuis ce jour maudit où Clara n’était pas rentrée de son cours de boxe, il y un mois, il n’était plus lui-même. Était-ce l’incertitude qui le rongeait de ne pas savoir ce qui était arrivé à sa femme si pleine de vie et d’énergie ? Les gendarmes avaient retrouvé sa voiture près du fleuve, une portière grande ouverte mais les recherches avaient tourné court. Hubert ne parvenait à trouver aucune explication rationnelle à la situation. L’hypothèse avancée du suicide ou de la fugue amoureuse défiait toute logique pour quiconque connaissait Clara comme lui la connaissait. Il s’était résigné, imaginait un enlèvement, une agression, il soupçonnait qu’il ne la reverrait pas vivante. Et d’ailleurs, lui-même ne vivait plus beaucoup…

Ses pas le menèrent jusqu’à la boucherie : il y acheta un grand sachet de déchets et d’os de bœuf. Le boucher le salua dignement et en rajouta un peu pour faire bon poids, il subodorait que le temps des vaches maigres n’était pas près de se terminer de sitôt pour le pauvre Hubert. Il n’avait pas de chien. Si sa bourgeoise n’avait pas toujours eu les yeux qui traînaient partout, il aurait même glissé une entrecôte dans le paquet, le brave homme.

Ses emplettes terminées, Hubert reprit enfin le chemin de sa demeure. La lourde porte en chêne se referma sur lui dans un grincement malsain.

« Je m’attelle à la tâche et puis je m’ouvre une bonne bouteille de rouge. Il me reste un côte du Rhône de 69 à la cave si mes souvenirs sont bons. Si je ne le bois pas aujourd’hui, je ne trouverai plus de meilleure occasion. Ne me regarde pas comme ça, Clara, je mérite bien une petite pause avec la vie trépidante que je mène depuis un mois. Si tu crois que c’est facile, de penser à tout, de vérifier sans arrêt que le scénario est plausible, que je ne commets pas d’erreur. Grâce au ciel, ce soir, tout sera terminé. Ne roule pas ces yeux terrifiés et n’essaie pas de protester, tu sais bien que je t’ai coupé la langue il y a trois jours. Qu’est-ce que ça peut saigner, une langue, dis donc, la salle de bains est dans un état ! Ne t’inquiète pas, ma chérie, toi aussi tu auras droit à un bon petit plat ce soir, je suis passé à la boucherie. Le repas du condamné… Je t’aiderai un peu. C’est pas facile de manger proprement avec des moignons, j’en ai conscience, on est pas des bêtes tout de même, un peu de dignité… Arrête, je te dis, tu t’épuises pour rien, tu es laide à te traîner et à te tortiller comme ça sur le sol. C’est trop tard. Il fallait y penser avant, tes jambes sont au garage, coupées en petits morceaux, elles attendent le reste pour partir à la déchetterie. Une aubaine, ces travaux de rénovation dans la maison. Allons Clara, sois bonne joueuse, tu sais bien qu’entre nous, cela ne pouvait plus durer… Les humiliations, les menaces, le mépris, les coups même, depuis que tu pratiquais un sport de combat. Tu sais ce que l’on dit ? Tant va la cruche à l’eau…, quoi ? Que signifient ces borborygmes ?  Un dernier baiser ? Ferme les yeux et tends la lèvre, je te pardonne, meurs en paix. Sois sage pendant que je vais chercher la scie sauteuse. »

Jusqu’entre chien et loup, Hubert s’activa. De l’extérieur, on percevait le bruit des outils qui travaillaient sans relâche, cherchant à consoler l’homme esseulé par une surabondance d’activités qui le mènerait peut-être enfin, à un oubli réparateur.

Autrice : Stéphanie Rieu

« Faut-il travailler moins ?, par Chrystel C.

Pourquoi je travaille et pourquoi CE travail-là ? En bref, à quoi je sers ? Le travail m’aide-t-il à aller mieux ou bien contribue-t-il à me rendre plus malade encore ? Quand je ne travaille pas pendant plusieurs mois, force est de constater que cela me manque, je me sens isolée, inutile, sur la pente de  la « débilisation », et quand je travaille trop, je me retrouve prise dans un tourbillon sans fin, dans un temps qui ne cesse de filer, sans moi, presque sans moi, je sens l’épuisement me guetter à chaque coin du jour, ou de la nuit d’ailleurs, mes jours comme mes nuits se confondant parfois sans transition aucune. Je rêve d’un temps où j’aurai le temps… L’insatisfaction à chaque coin de rue… Comment sortir de cette insatisfaction quotidienne, du doute permanent, de la culpabilité au réservoir inépuisable ? Sans doute les deux pieds devant… Si je cesse de vouloir toujours mieux, c’est que je serai morte. A quoi me sert alors de travailler ? A lutter contre mes démons, à mettre en sommeil ces idées morbides, à garder en suspens mes pensées les plus noires. Oui, mais où placer le curseur entre le travail qui avilit et celui, source de bien-être, qui nous épanouit ? Comment doser cette histoire-là ? Avec quelles épices pour en relever la saveur sans s’arracher la gueule, sans se tordre de douleur ? Avec quels condiments savamment associés, pour obtenir un mélange de couleurs agréable au regard, une odeur qui met en appétit, un goût suffisamment subtil et délicat pour donner envie de poursuivre encore, avec la certitude qu’on ne va pas s’empoisonner, qu’on s’en sortira vivant, que tout se passera bien. Le travail, une petite cuisine interne. 

Texte : Chrystel C.
Ecrit en atelier en 2018, groupe de Florac.

Visages, par Anne Vernhet

Fin octobre, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.

© Marlen Sauvage 2020

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant

Ton regard

Ta main se pose sur la mienne, tes doigts enlacent les miens ; avant même d’accepter ton regard, je t’ abandonne ma main ; ce ne sera pas le dernier abandon… je veux te voir en face de moi, voir ton visage, plonger mes yeux dans les tiens, y retrouver ce que j’y avais lu…. ton regard me fuit, je revois tes sourcils fournis, tes longs cils soyeux, le carré de ton menton, ta barbe naissante et clairsemée ; mais ton regard a disparu, celui qui se plongeait dans le mien, qui me faisait exister, qui rendait le monde plus beau, plus coloré, plus désirable. Peut-être que je l’ai imaginé, qu’il n’a jamais existé. Tes cris, tes hurlements, la nappe s’envole, les objets pleuvent dans la pièce,  les éclairs de colère qui s’échappent de tes yeux, ta main qui me pousse, me bouscule…. mais ce n’est pas ce que je veux, je veux ton premier regard, celui qui me rassurait, qui me faisait sourire, qui me disait que la vie était belle.  Peut-être que je l’ai imaginé, qu’il n’a jamais existé. Ta présence à mes côtés dans le bureau de la juge, ton regard  impassible alors que tu te penches pour la dernière signature…. ce regard d’indifférence. … de l’hostilité, de la froideur…. et l’autre, ton regard d’avant, celui qui disait que tu m’aimais, où est-il ? As tu le pouvoir de l’effacer, de modifier le passé ? De détruire ce qui a été ? Peut-être que j’ ai tout imaginé, qu’il n’a jamais existé. 

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)  

Terre

Rien d’autre que ses rides, profonds sillons, n’auraient pu mieux représenter ce qu’elle était. Je me souviens de son front, solide et concret ; de sa bouche pleine d’une énergie paisible ; de son crâne, ses joues, son menton, semblables à une sphère, une sphère dans un cercle, toujours immobile, toujours en mouvement. La forêt de ses cheveux suivait le rythme des saisons. Moissons dorées. Érable rouge. Et le blanc de la montagne en hiver. Au lieu des rêves, nous avions son sourire. Les fossettes sur ses joues étaient des ravins dans lesquels nous tombions en espérant ne jamais nous relever. Peu importe les catastrophes, elle était là. Ses yeux voyaient plus loin que l’horizon, ses narines frémissaient à la moindre odeur, ses oreilles entendaient ce que personne n’entendait. Si maintenant je ne la vois plus, si les rides qui marquaient mon chemin sont devenues floues, si même son visage s’estompe en moi, ce n’est pas que je l’oublie, c’est que le bruit autour de moi est trop fort trop fort trop fort. 

Auteure : Anne Vernhet