La montagne de l’âme, Gao Xingjian


© Marlen Sauvage 2021

« Tu n’as envie que d’exposer les faits en t’aidant d’un langage qui dépasse les relations de cause à effet et la logique. On a déjà raconté tellement de bêtises, rien ne t’empêche d’en raconter encore.

Tu inventes de toutes pièces, tu joues avec le langage comme un enfant joue aux cubes. Mais aux cubes, on ne peut construire que des figures fixes, toutes les structures sont sans doute contenues dans les cubes, impossible de faire quelque chose de nouveau, quelle que soit la manière dont on les dispose.

Le langage est comme une boule de pâte dans laquelle passent des phrases. Dès que tu abandonnes les phrases, c’est comme si tu pénétrais dans un bourbier dont tu ne peux plus ressortir.

Dans les ennuis, les tracas, l’homme est seul. Une fois que tu es dedans, tu dois t’en sortir par toi-même, pas de sauveur pour s’occuper de ces vétilles.

Tu rampes dans le langage en traînant tes pensées pesantes. Tu voudrais tirer un fil conducteur pour t’aider à en sortir, mais plus tu rampes plus tu es harassé, tu es ligoté par le fil conducteur du langage ; tel un ver à soie qui tisse son fil, tu fabriques un filet autour de toi, qui t’enserre dans des ténèbres de plus en plus profondes. La faible lumière au fond de ton cœur est de plus en plus ténue et, tout au bout du filet, ce n’est que le chaos. »

La Montagne de l’âme, Gao Xingjian

La montagne de l’âme, Gao Xingjian

Je ne sais pas si tu as réfléchi à cette chose étrange qu’est le moi. Il change au fur et à mesure qu’on l’observe, comme lorsque tu fixes ton regard sur les nuages dans le ciel, couché dans l’herbe. Au début, ils ressemblent à un chameau, puis à une femme, enfin ils se transforment en un vieillard à longue barbe. Rien n’est fixe cependant, puisqu’en un clin d’œil ils changent encore de forme.
(…)
Allongé sur le lit, tu regardes le plafond. L’ombre de la lampe transforme aussi le plafond blanc. Si tu concentres ton attention sur ton moi, tu t’aperçois qu’il s’éloigne peu à peu de l’image qui t’est familière, qu’il se démultiplie et revêt des visages qui t’étonnent. C’est pourquoi je serais pris d’une terreur incoercible si je devais exprimer la nature essentielle de mon moi. Je ne sais lequel de mes multiples visages me représente le mieux, et plus je les observe, plus les transformations m’apparaissent manifestes. Finalement, seule la surprise demeure.

La Montagne de l’âme, Gao Xingjian

Photo : Marlen Sauvage 2022

La montagne de l’âme, Gao Xingjian

   « Dans la lumière orangée du matin, les couleurs des montagnes sont pures et fraîches, l’air limpide et clair, tu ne sembles pas avoir passé une nuit blanche, tu serres une épaule douce, sa tête est appuyée contre toi. Tu ne sais pas si c’est la jeune fille que tu as vue en rêve cette nuit, tu ne distingues plus quelle est la plus réelle des deux. Tout ce que tu sais à cet instant, c’est qu’elle te suit sagement sans s’occuper de ta destination finale.
   En empruntant ce sentier de montagne, après avoir gravi la pente, tu ne pensais pas arriver sur un vaste plateau couvert à l’infini de champs en terrasses. Deux piliers s’y dressent, qui devaient autrefois former une porte. De chaque côté gisent des débris de lions et de tambours en pierre. Tu dis qu’autrefois vivait là une famille de grand renom. Une fois le portique franchi, les cours succédaient aux cours. La résidence devait bien mesurer un li de long, mais à présent, ce ne sont plus que des rizières.
   Tout a été brûlé quand les Taiping se sont révoltés et sont venus du bourg de Wuyi, non ? Elle fait exprès de poser cette question.
   Tu dis que l’incendie s’est produit plus tard. Autrefois, le Deuxième Seigneur, petit-fils du fils aîné de la famille, était un grand mandarin à la cour. Nommé président du ministère des Peines, il avait été mêlé à une affaire de trafic de sel. En réalité, plutôt que d’affirmer qu’il avait enfreint la loi pour un pot-de-vin, il aurait mieux valu dire que l’Empereur, dans sa stupidité, avait accordé crédit à de fausses accusations portées par les eunuques. Il le soupçonnait d’avoir trempé dans un complot ourdi par la famille de l’Impératrice pour usurper le trône ; il s’était ensuivi la confiscation de tous ses biens et la décapitation de tous les membres de sa famille. Sur les trois cents personnes qui occupaient cette immense résidence, tous les hommes, même les enfants de moins d’un an, furent exterminés, et les femmes données comme servantes. Ce fut vraiment ce que l’on appelle mettre fin à la descendance. Comment cette résidence aurait-elle pu ne pas être rasée ? 
   Tu aurais pu aussi raconter l’histoire autrement. En considérant l’ensemble architectural que forment cette tortue de pierre noire à moitié brisée qui surgit du sol, ces portes, ces tambours et ces lions de pierre, l’endroit pouvait ne pas avoir été autrefois la résidence d’une famille, mais plutôt un tombeau. (…) »

La montagne de l’âme, Gao Xingjian, Editions de l’Aube.
Traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait

C’est un vieux livre qui attendait depuis plus de vingt ans dans ma bibliothèque. Le récit exigeant d’un homme parti en quête de lui-même, une narration audacieuse, où les légendes nous transportent de la Chine ancienne jusqu’à la Révolution culturelle, un monument de la littérature.