Les marques du temps, Aline Leaunes

Photo : Marlen Sauvage

Revenir sur ce voyage raté, une bérézina  solitaire pour elle, paradoxe des mots, quand ils étaient quinze, de la même promotion tout juste diplômés en agronomie, de la fameuse école de Grignan.
Voyage découverte d’un pays où tout est possible, où tout est à faire ou à refaire, une agriculture à l’abandon et pourtant une immense  richesse à portée de mains.
Un pays qui a gâché sa  décolonisation.
Autour d’elle,  la joie exubérante du groupe, débordante de : « Oh comme c’est beau, ici  tout est concevable, possible, merveilleux », surabondance de mots qu’elle a du mal à entendre.
Pour elle, petite angoisse sournoise, petit mal être insidieux qui sourd au hasard d’un bruit incongru, d’un cri incertain, d’un enfant qui court sur le trottoir d’en face, d’une odeur qui vient bloquer sa respiration, qui  fait remonter inconsciemment ses peurs de petite fille.
Elle a recouvert son corps d’un caftan gris, se fondre dans cette foule, une protection, un ralliement protecteur, pour ou contre sa peur.
Eux, ils  la  trouvent amusante, drôle, originale, ils s’amusent de sa métamorphose, ironie des apparences, quant elle ne pense qu’a être invisible.
Quand dans sa tête, il n’y a que déflagrations, bombes, pleurs d’enfants apeurés, effrayés, ordres hurlés à la volée dans la nuit, et son  cri à elle qui n’arrive pas, qui reste là, coincé, tétanisé, étouffant, bloqué, sans respiration.

Elle a dix ans, de grands yeux noirs, des cheveux crépus noirs et des mains qui les tirent.  

Revenir aussi sur la voix qui lui disait : « poussez… poussez… encore… encore… encore… »
Elle n’en peut plus, elle voit la jeune femme monter sur la table, juste  derrière sa tête et mettre ses mains sur le haut de son ventre. « Poussez… poussez… encore… encore… encore… Voilà. Voilà. On voit les cheveux encore… encore… » OUF… enfin la tête est là… le corps, pas le temps de réaliser… vite… vite… il est parti, ils l’ont emmené, pas un bruit, pas un cri, pas de cri, il n’a pas crié, ah oui c’est un garçon, il n’a pas crié.
Pourquoi… pourquoi… 
« Inhalation amniotique, il part en réa »… phrase entendue par effraction.
Pourquoi   POURQUOI ????
« Mais madame ce n’est pas la rougeole d’un enfant de huit ans ! » 
Triple uppercut qui la laisse sans voix, sans cri, sans souffle.
Deux jours déjà, vite signer la décharge, se sauver, fuir, le rejoindre, le prendre dans les bras, lui dire des je t’aime, lui chanter notre petite chanson, voir son front se plisser, un bonheur en dedans, un éclat de rire silencieux, une explosion sans fracas, l’entendre pleurer et crier de joie.

Il a de grands yeux noirs, des cheveux crépus noirs, et des mains gantées de blanc.

Aline Leaunes

Ma proposition d’écriture 
Des ravages du temps… Que fait notre mémoire à tous nos souvenirs, bons ou moins bons ? Que dit-elle de nous ? Comment raconter notre passé en traversant l’épaisseur du temps sans pour autant tomber dans la chronologie ? MS

Paysage d’enfance

A toi, Eric, parti trop tôt, hier après-midi.

Une balade dans le coin de mon enfance, dans ces paysages restés présents à ma mémoire malgré les années loin d’ici, et où je suis revenue vivre. Valaurie, le village accroché à la colline, qui était déjà un repaire d’artistes… Grignan et son château fort du 11e siècle, transformé à la Renaissance en « une prestigieuse demeure de plaisance par la famille des Adhémar ». Pour moi, c’était surtout le lieu de séjour de la marquise de Sévigné.  Et puis, Taulignan et sa malle-poste, aujourd’hui restaurant, son lavoir où résonnent encore les voix des lavandières, une rue joliment nommée « Pas de la dame » qui me rappelle ta remarque, mon A. – au temps de l’émerveillement (😉) – paraphrasant Paul Valéry, me disais-tu à propos des poèmes que je te dédiais : « Je compte les pas de ma déesse et je ne sais pas dire ce qui fait la beauté de sa démarche »… Enfin, dressé parmi les vignes rousses, le cyprès de Provence, à l’élégance sombre.

Le château de Grignan 

Texte et photo : Marlen Sauvage