Carnet d’écrivain #28

L’idée était de trouver une phrase qu’on remâche parfois tout un jour, le genre de choses qui m’arrive plus souvent qu’à mon tour et sur quoi je pense ne jamais avoir écrit ! Ça devait être quelque chose sans début ni fin, sans ponctuation non plus, et en 480 signes seulement. Je n’ai rien respecté de cela pour la bonne raison que j’écris pour moi, hors de tout groupe et que je ne me suis pas imposé cette double contrainte (car de ponctuation, il n’y a guère hormis les |)…

© Marlen Sauvage 2019

Je ne dois pas oublier la phrase | je ne dois pas oublier la phrase | surprise à répéter je ne dois pas oublier la phrase | depuis ce matin | et le soir pas de phrase | quand je ne savais même plus pourquoi je répétais en boucle je ne dois pas oublier la phrase | ça me revient ce soir un peu en panique | des phrases j’en ai toujours plein la tête | ce matin au réveil par exemple « la guerre est à prendre » | mais c’est une phrase de rêve | une phrase de nuit ou de sommeil paradoxal | ça ne compte donc pas | pourtant la guerre est à prendre ça m’a posé question | d’emblée | au réveil | si vous voyez ce que je veux dire | j’ai répété plusieurs fois la guerre est à prendre en me demandant bien ce que ça voulait dire ça | la guerre est à prendre | et d’ailleurs ce soir | pareil | la guerre est à prendre finalement je ne comprends franchement pas ce que ça peut bien vouloir dire | même dans un rêve | est-ce que ce serait par exemple y aller | partir en guerre | ou bien prendre le parti de la guerre | ce qui ne serait pas exactement la même chose | voyez | partir en guerre ça peut être une obligation | morale ou circonstancielle | ce qui ne signifie pas que l’on prend pour autant le parti de la guerre | mais on y va |  alors que prendre le parti de la guerre | quelle que soit la guerre c’est être du côté de la guerre | et même en paix d’ailleurs | c’est faire le choix de la guerre | c’est être de l’avis que rien ne se règle autrement que par la guerre | ou que seule la guerre peut régler un conflit |  ça devient compliqué là | la guerre est à prendre | j’ai envie d’ajouter | ou à laisser |

Carnet des jours (55)

© Marlen Sauvage 2016 Mes carnets, ma mémoire…

Journal de mars 2022
Je constate avec stupeur que je n’ai pas mentionné dans le carnet de février dernier la déclaration de guerre de la Russie à l’Ukraine. La nouvelle m’avait abasourdie, je l’ai passée sous silence. Depuis, ce serait cette guerre qui rythmerait nos vies, comme aucune autre guerre ailleurs auparavant ne l’aurait fait. Sans télé, j’échappe aux images, et je n’écoute plus la radio qu’en voiture (cela fait des années). Les informations, je les lis sur Mediapart et sur Reporterre, en ligne, je gère les doses, je suis info-dépressive, comme on est éco-dépressif. Je dors mal, la « capsulite rétractile » est en cause, certes, mais toute la misère du monde m’atteint, celle des peuples oubliés dont on spolie les terres, celle des femmes victimes de violences, celle des journalistes, des avocat.e.s emprisonné.e.s, celle des populations palestiniennes dont on démolit les maisons et que l’on force au déplacement, celle des individus discriminés, privés de leurs droits…, et celle des Ukrainiens aujourd’hui.
Mars passerait donc dans l’ambiance anxiogène de la guerre ukrainienne et du énième variant de la Covid. Presque heureusement, la course à la présidentielle me jette dans l’exaspération et seul le Canard (merci G.) me tire quelques fous rires. L’infortune étant à ma porte aussi, l’ordinateur en rade depuis bien avant mon retour de La Réunion ne sera pas disponible avant deux semaines. A force de tout relativiser, je ne sais plus ni quoi penser ni quoi faire. De réunions en séances de kiné, la vie reprend pourtant son cours. Avec de belles choses (qu’il est important de noter, ce à quoi je m’oblige avec les « Petits bonheurs », ceux des autres et les miens) : l’annonce de la venue prochaine de Stéphanie et Justin ; une journée du conte professionnel à Bourdeaux où l’on retrouve Nicolas Raccah, et où l’on découvre Alice Almonte, Benoît Ramos, Catherine Fonder et Rémi Lapouble ; la marche le long du Crapon avec Brigitte, le concert des Gaillards d’avant près de Montpellier ; les retrouvailles avec Patricia ; l’embauche prévisible de Julie… 
Je rejoins discrètement les compagnes et compagnons d’écriture aux réunions zoom de François Bon, elles m’encouragent à écrire aussi je renoue avec quelques-uns de mes personnages. Je poursuis avec enthousiasme la généalogie familiale avec un projet à la clé pour lequel juin sera la date limite. Je termine Alma, de J. M. G. Le Clézio, une merveille ; et je poursuis La grâce à l’approche de la mort, de Kathleen Dowling Singh, une lecture essentielle alors que je reprends les accompagnements en soins de longue durée.
Et mon petit bonheur du dernier jour de mars sera celui du cerisier en fleurs, bousculé par la brise, qui attire les abeilles et les oiseaux.

© Marlen Sauvage 2022

MS

En amont de l’histoire. Tempête du Désert.

par Anne Vernhet.

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US Air Force  – Avions de l’US Air Force de la 4ème escadre de chasse (F-16, F15) volant au-dessus de puits de pétrole koweïtiens en feu, incendiés par les forces irakiennes lors de leur retraite pendant l’opération Tempête du désert en 1991. (Extrait de Wikipédia)

Janvier 1991

20h : Journal télévisé : un journaliste, sur fond de désert, annonce que l’opération Tempête du Désert est déclarée, la guerre du golfe commence.

Tu n’es plus enfant, ni même une adolescente. Ta vie de jeune adulte s’installe. La fac la semaine. Ton ami, ton grand amour plutôt le week-end. Ta famille juste assez loin, mais pas trop.

Tu crois avoir compris la vie, la politique, le cours des choses. Tu sais bien que tout n’est pas simple  mais quand même. La guerre froide s’est achevée presque dans l’allégresse. Le monde s’est ouvert, les frontières s’estompent. La politique ancienne doit disparaître. Pour toi, aujourd’hui, le seul combat est écologique. Plus de rouge, de rose ou de bleu. L’avenir sera vert.

Et voilà qu’un mot de l’ancien monde refait surface, lancinant : la guerre.

Tu n’y crois pas.

Tu regardes atterrée les gens autour de toi. La grand-mère Augustine qui appelle sans cesse pour qu’on renouvelle ses stocks de sucre et de farine. Tes voisins, si raisonnables et si sensés, qui dévalisent les rayons des magasins. On ne sait jamais, disent-ils.

Tu vois bien que le quotidien n’est pas modifié d’une virgule. Le train du vendredi quitte toujours la gare de Matabiau à 11h45.

Tu veux expliquer, faire comprendre qu’il ne faut pas se laisser manipuler. Tu as confiance dans l’intelligence de notre monde, celui que nous disons libre et que nous prétendons étendre à la planète entière. Nos dirigeants ne prendront pas un tel prétexte, l’invasion du Koweit par l’Irak, pour renvoyer nos pays dans les atrocités d’une guerre. La guerre est d’un autre âge.

Et pourtant c’est ce qui arrive.

Un soir, à 20 h, au journal télévisé, un journaliste, sur fond de désert, annonce que l’opération tempête du désert a débuté.

La population entière s’agglutine devant les écrans pour regarder cette guerre. Guerre en direct. Guerre chirurgicale. Guerre spectacle.  Que voit-on ? Des images vides. Des commentaires vides. A perte de temps.

Tu ne t’aperçois pas que des larmes coulent sur tes joues.

Tu éteins la télé.

Pour longtemps.

Texte : Anne Vernhet

Un texte écrit en atelier à partir d’une proposition inspirée de l’Écran de nuit : retour autobiographique sur mai 68 en 5 épisodes de François Bon, que j’ai intitulée « En amont de l’histoire »… Marlen Sauvage

En amont de l’histoire. A Tlemcen

par Aline Leaunes.

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Algérie, année 1955-56. Marcangelli militaire français… et nous, petits pieds-noirs ! 

La chaleur étouffante d’un été saharien, la solitude d’une journée sans fin où la peur, l’insécurité, l’appréhension d’un conflit rôdant sur les étendues désertiques pourtant si prometteuses en ressources ou peut-être à cause de ces même ressources, un conflit aveugle qui siffle et persifle depuis trop longtemps, des Aures jusque en Grande Kabylie.

Les  ordres se donnent a voix basse, les portes se ferment, la surveillance plus précise, et l’étouffante chaleur,  étouffe.

Un sentiment pour cette petite fille, d’inconfort, d’inquiétude, silence trop lourd et soudain, l’explosion, l’attaque, le carnage, les cris, la fuite.

Plus tard les journaux parleront de la destruction d’une partie de cette ville, Tlemcen, ville aux mille couleurs. Profusion de détails, d’images, de versions, toujours tragiques et destructrices.

Mais quand on a dix ans, de grands yeux noirs, le chant dans la voix, la danse dans les jambes, le regard rieur, que l’on aime les figues de barbarie, marcher pieds nus sur le sable, les glaces au citron et les mesmels au miel, la vie reprend sa place, les rires, les fous rires aussi.

Les soirées autour du canoun, le thé brûlant chauffe la voix du grand-père, qui, s’il n’a rien oublié, chante pour sa petite-fille qui, elle, semble avoir tout oublié.

Bonheur de l’illusion, du songe, du fragile, ne dupe personne mais qui dans l’instant,  fascine,  envoûte, berce, console.

Nuit où la voix se fait murmure, où les mots dits, renaîtront un jour  par inadvertance, sur un bout de papier, au coin d’une table.

Texte : Aline Leaunes
Photo : Archives personnelles de l’auteur. 

Un texte écrit en atelier à partir d’une proposition inspirée de l’Écran de nuit : retour autobiographique sur mai 68 en 5 épisodes de François Bon, que j’ai intitulée « En amont de l’histoire »… Marlen Sauvage