Jean-Pierre, en souvenir de notre amitié

©Marlen Sauvage

Jean-Pierre,

J’ai retrouvé une photo de toi, un peu floue, datée de 2011 ; face à l’appareil, ton regard droit et sombre, tes yeux marron fixés sur moi derrière tes lunettes cerclées de noir. Tu as les cheveux tirés en arrière, les attachais-tu, je ne me souviens pas. Tes lèvres fines ne sourient pas. Tu me regardes, c’est tout. Le ton de ta voix démentait toujours cette tristesse que je percevais chez toi ; la lecture de tes textes, drôles, à l’humour cinglant, cynique, déclenchait les rires, les situations rocambolesques que tu inventais engendraient les fous rires souvent. Tu n’étais pas cabotin, tu souriais seulement de temps en temps de tes propres saillies. Tu avais un côté désabusé, je pensais au début que tu le cultivais, que c’était une posture. Et puis j’ai compris quand tu m’as parlé de toi que c’était l’une de tes facettes, la vie, ses tourments, ne t’avaient pas épargné. Tu écrivais à peine la proposition d’écriture énoncée ; quand tu avais terminé ou si tu avais besoin de temps, cela t’arrivait aussi, rarement, tu sortais rouler une cigarette, et je te rejoignais « Je t’en roule une petite ? ». J’ai repris la cigarette après des années d’abstinence, à cause de toi, Jean-Pierre ! Mais loin de moi l’idée de t’en vouloir ! Cette cigarette partagée chaque quinzaine, c’était notre rituel, j’y tenais autant que toi. Tu écrivais au stylo plume, dans un Zap book grand format. Tu raturais très peu, je pourrais dire jamais même durant l’atelier, tu observais ta page, tu écrivais, tu te relisais la main en l’air, le stylo immobile, avant de redémarrer l’écriture, d’un jet qui s’arrêtait de nouveau, et tu recommençais jusqu’à la fin de ton histoire. Il te fallait l’espace d’un Zap book grand format, oui. La dernière fois que je t’ai rencontré, chez toi, tu te débattais avec des papiers concernant ta retraite. Tu m’avais offert une bière, nous étions assis dans cette pièce qui faisait office de salle à manger-salon, cuisine. Tu m’avais parlé de ton fils, de ta petite-fille. De tes envies d’écriture qui s’étaient heurtées à la page blanche. Je t’avais proposé de travailler d’anciens textes. Tu ne voulais rien retoucher, réécrire n’était pas pour toi, tu écrivais et puis, tu ne revenais pas en arrière. Je ne t’ai pas revu ces dernières années depuis mon départ des Cévennes, pourtant ton souvenir habitait mes pensées dès qu’il était question d’atelier d’écriture. Toi et Poussy. Toi et Djibril. Tu fais partie de ceux et celles qui ont bâti mes ateliers, par ta présence fidèle. Je souhaite le repos de ton âme, mon cher compagnon d’écriture, et je t’envoie par-delà l’univers tangible ma pensée affectueuse.

Marlen Sauvage

Seul, Jean-Pierre Aupetit

Tout petit j’avais pour habitude de sucer les boulons de chemin de fer, ce qui m’a laissé les dents en pas de vis. J’ai commencé comme petite main dans une usine de joints de culasse, mais la promiscuité que créait ce lieu confiné m’indisposait. Je devins ensuite représentant en enclumes. Mon bras droit se souvient encore du poids de la valise contenant les échantillons. Maintenant, je n’ai plus d’activité professionnelle, je peux me concentrer sur le rien, mon absence à moi-même. J’étais en train de m’éclater la bite à coups de marteau quand on sonna à la porte avec insistance. J’ouvris, mon outil sanglant à la main. Une dame et un monsieur bien mis, un paquet de brochures à bout de bras, me regardèrent éberlués et tournèrent les talons pour toquer à la porte d’à côté. Des témoins de Jéhovah sans doute, je n’eus pas à leur dire que j’étais bouddhiste et que leurs histoires n’étaient que foutaises. Je refermais mon huis. Et c’est alors que je la vis qui me regardait, tapie au fond de sa toile. Il y en avait partout, surtout dans les coins. Et les coins sont nombreux dans une maison, souvent à angle droit, à la différence du coin de la rue qui est plus loin, là-bas. Je ne sors plus que la nuit, quand les autres (qui sont beaucoup et partout) sont rentrés chez eux. Mon absence au monde ne semble gêner personne et, c’est très bien ainsi. Peut-être que l’année prochaine j’allumerai la télé.

Market, Jean-Pierre Aupetit

Une enseigne avenante et lumineuse surplombe le bâtiment. Le parking est devant. Les portes automatiques s’ouvrent pour le chaland qui pousse un chariot métallique.

Par un pur hasard qui doit sans doute beaucoup au marketing, le visiteur est généralement confronté à un magnifique étalage de fruits et légumes. Savant mélange de couleurs qui évoquent fraîcheur et promesses gustatives, mais, curieusement, aucune odeur ne flotte dans l’air.

Plus loin l’œil est attiré par un parfait alignement de boites de conserves. Digne d’un musée d’art contemporain, cet impeccable rangement provoque une réelle émotion esthétique prolongée par une magnifique exposition de bouteilles d’eau.

Il est à noter que rien ne vient distraire notre attention, aucune ouverture vers l’extérieur, aucune baie vitrée. L’espace est clos et notre attention uniquement dirigée vers les produits disponibles. L’éclairage est électrique et uniforme.

Parfois, un faux cellier présente des vins, soulignant la noblesse du produit.

Mais où tout se complique, c’est au rayon boucherie. Souvent situé au fond du magasin, c’est le seul endroit où le consommateur parle à un vendeur. On ne touche pas à la viande. L’interlocuteur avisé emballe prestement côtelettes et rôtis. On ne doit pas faire le lien entre l’animal sacrifié et le produit fini. Nulle trace de sang ne doit être visible, mais pourtant on débite du boudin au mètre et il serait presque étrange de considérer qu’un steak provient de la chair d’une vache morte.

Le caddie plein, après un parcours étudié, le client dépose ses achats sur un tapis roulant pendant qu’un lecteur de code barre décrypte les prix.

On n’est pas obligé de parler à la caissière.