Rose, par Liliane Paffoni

© Marlen Sauvage 2021

C’est une femme. Toute de gris vêtue. Toujours. Un ample et long manteau gris. Un manteau qui a affronté des jours de vent, de pluie, d’orages. Usé, lavé, lessivé. Une femme, donc. Agée. Cheveux gris, rides, plis, maigre silhouette, les pas encore sûrs, très sûrs. Elle s’appellera Rose. Pour un peu de couleur. Et beaucoup de douceur. Rose. Tous les matins, elle quitte son immeuble. A 7h30. Par tous les temps. Courses ou promenade. Pas de cabas, ni  sac à provisions. Les mains dans les poches. Promenade donc. Rue quasi déserte. Rose, toute seule, dans son grand manteau gris. Frêle, seule dans une rue. Ecoles fermées, magasins, bars, restaurants fermés, bureaux désertés. C’est le grand enfermement. Départ 7h30. Rayon de marche : 1 km. Durée : 1 h. Retour de Rose : 8h30. Le temps s’étire. Où êtes- vous, Rose ? Où êtes-vous allée ? Au square, fermé. A la bibliothèque, fermée. Au parc, fermé. Assise sur un banc de l’avenue. Banc barricadé. Où êtes- vous, Rose ? A 12h30,  Rose apparaît, mains dans les poches. S’engouffre dans son immeuble.

PAUSE

En début d’après-midi, Rose est à nouveau dans la rue. Petit cabas à bout de bras. Courses, donc. Retour de Rose vers 18h. Dans son cabas, de bien maigres provisions.

NUIT

Jour après jour, Rose est dans la rue. Seule. Dans son grand manteau. Elle marche. Arpente la ville. S’arrête peut-être. Dos à un mur. Face à un rayon de soleil. Reprend son souffle. Dans l’encoignure d’une porte. Pousse la porte d’une église. Close. Erre dans les rayons d’un supermarché. Pas trop longtemps. Ne pas attirer l’attention. 

MARCHE-PAUSE-MARCHE-NUIT-

Un jour, la voix de Rose résonne dans la rue.  Deux hommes en bleu à ses côtés. Papiers d’identité. Attestation. Dépassement. Voix résignée de Rose. Je vis, sous les combles, dans une pièce de neuf mètres carrés, très sombre. Cette pièce est un tombeau. Suis bien mieux dehors. Les hommes en bleu s’en vont.

Rose rentre chez elle.

MARCHE-PAUSE-MARCHE-NUIT-

MARCHE-PAUSE-MARCHE-NUIT-

Marcher, encore, marcher, toujours.

Un jour, la rue est vide. Sans Rose. Où alliez-vous, Rose ?

Ce texte est inspiré d’un fait divers relaté par Régis Jauffret dans la revue Zadig numéro 7. L’article s’intitule : « Ce qui s’est passé près de chez vous. » 

Cette femme s’appelait Louise M., elle avait 79 ans. Elle vivait dans neuf mètres carrés. Sans famille. Sans amis.  Elle est décédée dans cette pièce qui ressemblait à une tombe.

Autrice : Liliane Paffoni
(Texte d’atelier – Décembre 2021)

A la recherche de souvenirs manquants, Liliane paffoni

© DR

debout sur une chaise, essayage d’une robe en laine, ça gratte, ça pique ; une salle de restaurant, au bord de la mer, les pattes des crustacés craquent, la chair blanche et savoureuse, c’est les premières vacances ; la cour devant la maison, une bête gît sur le flanc, une drôle d’odeur et des grands yeux noirs : c’est la mort qui la regarde ; une file indienne d’enfants dans une annexe de la mairie, en slip et chemise, poids, taille et l’aiguille dans les chairs tendres ; le corps du Christ, l’hostie colle au palais, l’enfer n’est pas loin si on croque le corps divin ; une trappe qu’on ouvre, un grand trou noir, des escaliers glissants, une odeur de moisi, j’ai peur ; chaussettes blanches et souliers vernis, j’ai froid dans ma nouvelle robe d’été, mais c’est Pâques ; un grand champ de coquelicots, cueillette d’un bouquet et plein de taches sur ma robe du dimanche rose et blanche ; distinguer la main droite de la main gauche ; alors mimer le geste d’écrire avec la main droite de la maison à l’église pour faire le signe de croix avec la bonne main, l’enfer est toujours là ; maman nous appelle, elle parle doucement, un gros paquet blanc dans les bras qui se met à pleurer, c’est notre nouvelle petite sœur ; pieds rougis posés sur la porte ouverte du four, mains tendues, on se réchauffe, odeur du pain grillé beurré, parsemé de copeaux de chocolat, récompense de l’hiver ;

Autrice : Liliane Paffoni

Générique, Liliane Paffoni

© Marlen Sauvage 2013

A la fenêtre de la cuisine pendent des rideaux ; la base est effilochée et dessine des vagues, les mailles se  sont défaites au fil des mois et font apparaître des jours ; les rais de lumière tentent de percer d’abord les vitres grises et sales, puis les trous du rideau ; cette lumière incertaine se dépose sur un vase en étain où des roses ont fini de mourir ; le rebord de la fenêtre en bois est strié par des arabesques sans doute le cheminement des vers qui ont élu domicile, le doigt peut suivre ces zigzags, aller à droite ou à gauche, faire demi-tour ; inexorablement, le chemin conduit à ce vase piqueté de taches brunâtres ou verdâtres d’où surgissent des figures grotesques ; la pluie, le vent et la poussière ont fait naître, en écho, des formes tout aussi monstrueuses sur les vitres qui empêchent le regard de se poser sur l’extérieur, sur ce qui fut sans doute un jardin.

Elle est assise, droite, presque raide. Ses yeux fixent un point sur le mur uniformément blanc ; elle les ferme de temps en temps pour aller chercher au tréfonds d’elle un peu de calme. Elle s’efforce de respirer lentement, chaque goulée d’air lui est précieuse. Ses mains sont glacées, posées à plat sur la table, lourdement, durement pour sentir le bois. Elle aimerait qu’il la réchauffe ; mais tout ce que ce contact parvient à faire, c’est éviter les tremblements incontrôlés. Ses genoux sont collés, les pieds bien posés sur le carrelage ; elle a besoin de se sentir ancrée dans le bois, dans  le sol et dans ce mur tout blanc. A cet instant, ils sont sa force. Ses lèvres remuent doucement, répètent inlassablement le même prénom, la même phrase comme une incantation. De temps en temps, elle détourne son regard et le pose sur le bouquet de roses cueillies ce matin. L’immobilité parvient à peine à endiguer la peur et l’inquiétude qui se sont insinués en elle, qui ont d’abord rôdé sournoisement comme une vague qui part et revient avec plus de force. C’est parti du plus profond de son ventre, puis c’est monté et maintenant c’est là dans sa gorge, prêt à se déverser comme une coulée de lave. Elle ferme les yeux pour reprendre des forces. Un grand éclair de lumière la fait tressaillir. A travers les rideaux de la fenêtre de la cuisine, elle aperçoit le gyrophare bleu de la gendarmerie.

Autrice : Liliane Paffoni

Ecriture et peinture, Liliane Paffoni

Vilhelm Hammerschoi (domaine public). Interior from Strandgade with sunlight on the floor, 1901.

Dire que la peinture a une influence sur mes écrits est un peu  péremptoire et catégorique car l’influence de l’une sur l’autre est compliquée. La peinture y a une place, c’est évident. Mais laquelle ?

Ce n’est pas tant le tableau dans sa globalité qui est source d’inspiration mais plutôt un fragment, un objet, une atmosphère, une couleur…

Je pense à un texte écrit récemment sur l’errance. Pour ce texte, c’est évident que le tableau de Quint Buchhollz «  Mann auf dem Kopf Gehemd » (l’homme qui marche sur la tête) est à l’origine de mon écriture. C’est un élément du tableau, une valise, qui s’est imposée immédiatement. J’ai oublié le grand ciel blanc, le chemin, la lumière, les bas-côtés herbeux et le lapin à gauche, le complet porté par l’homme. Tous ces éléments, je les ai laissés de coté mais n’ai-je pas pris, involontairement, leur contraire ? Le chemin est devenu le couloir, la nuit a remplacé la luminosité du tableau. La valise est là mais elle a quitté le tableau, y a laissé son enveloppe et vient « renaître » dans le texte. Peut-être ?

Pour moi, les représentations étranges et mystérieuses de la réalité de ce peintre permettent d’enrichir la création littéraire. 

Il y a aussi l’univers poétique de Vilhelm Hammerschoi, ses personnages féminins, souvent vêtus de noir, vus de dos, statiques, dans des décors vides aux tons gris, verts et blancs sont également une invitation à l’écriture. J’ai envie d’entrer dans ces décors dépouillés, d’emprunter ces enfilades de portes ouvertes qui nous emmènent sur des voies que l’on n’aurait pas forcément prises et à aller vers une écriture insolite.

Les toiles de Hopper avec ses personnages campés dans des décors banals et tristes, l’absence de communication entre eux, leur solitude sont une sorte d’appel pour l’écrivain. Faites-nous vivre, raconter notre histoire, briser notre solitude et notre malaise…

Dans d’autres cas, ce sera ce qui n’est pas représenté dans le tableau, ce qui est hors cadre, quelque chose qui n’est pas là mais que moi, je vois et qu’il faut dire, qu’il faut écrire .

Dans Le Collectionneur d’instants, Quint Buchholz écrit : « A chaque tableau mène un chemin invisible (…). Le peintre doit trouver ce chemin. Et il ne doit pas montrer  trop tôt ce qu’il peint, sinon il risque de perdre le chemin. »

Pour moi, cette réflexion peut également s’appliquer à l’écriture ?

Liliane Paffoni

Ecrire en novembre, par Liliane Paffoni

Photo : Marlen Sauvage

Parce que

Parce que les forêts s’étaient tues, le vacarme du monde en était assourdissant.

Parce que les villes et les villages étaient déserts, des mauvaises herbes s’insinuaient dans les fissures.

Parce que la métamorphose n’est pas la mort, un jardin envahi d’herbes folles n’est pas abandonné.

Photo : Liliane Paffoni

Errance

Jour 1

Fermer la porte n’était pas suffisant. Trop simple. Clic, clac. Et le tour était joué. Non. Il fallait se dépouiller. Cela ne se verrait pas. Mais elle, elle le sentirait, l’appréhenderait. Peut-être ou jamais. D’abord le dépouillement extérieur. Elle laissa tomber son grand manteau noir. Il s’étala dans l’herbe sèche comme une corolle rabougrie. Aussitôt, une nuée de gamins, qui avaient poussé au gré des saisons, les pieds noirs et nus, s’emparèrent du manteau et disparurent derrière les taillis. De la route, elle entendit les cris d’une dispute, des jurons, puis, soudain, une voix forte dans une langue qu’elle ne connaissait pas, s’éleva. Des claques retentirent. Le silence, immédiatement troué par les hoquets des pleurs des enfants. Elle porta la main à sa joue. La brûlure de la gifle était toujours là. Elle marcha longtemps, droit devant elle.

Jour 2

Sur le bord du chemin, une femme en robe de mariée. La robe était sale et déchirée. Au loin, des appels : « Francesca ! Francesca ! » La mariée mit un doigt sur ses lèvres. Des larmes coulaient, silencieuses. De son sac, la femme sortit un mouchoir en dentelles et lui tendit. Elle aussi, elle avait pleuré. Des paroles pleines d’épines éclatèrent dans sa tête. Elle mit les mains sur ses oreilles et s’éloigna.

Jour 3

L’aube se levait sur la pâture. Elle entendait le bêlement lancinant des moutons. Leur dos ondulait dans les vapeurs de brume. Elle aperçut le berger, assis sur un tronc d’arbre, immobile, serrant un agneau dans ses bras. Elle s’approcha lentement. Il tenait une petite boule frisée qu’il contemplait avec un regard grave et doux. Elle tendit la main pour caresser l’agneau. Son corps était froid et raide. Elle recula. De son chapeau, elle décrocha une fleur qu’elle posa sur la toison bouclée. Elle s’en alla, les mains posées sur son ventre. Elle aussi, un jour, n’avait pas su donner la vie.

Jour 4, jour 5, jour 6, Jour 7 …

Il y eut des sentiers, des routes, des chemins, des fleurs, des arbres, la douceur du vent, les brûlures du soleil, les pierres, les épines, les rochers, les montées, les descentes, les plaine à l’infini, il y eut des éclats de rire, des sursauts de peur, des caresses, des baisers, des mots d’amour, des hommes, des femmes, des enfants, des souvenirs qu’elle ne voulait plus, des errances qui l’avaient lassée, alors, elle s’assit sur une pierre. Peut-être qu’il viendrait la chercher.

Auteur : Liliane Paffoni

Ces textes répondaient aux suggestions d’écriture de l’atelier de novembre 2020. MS

Quelque part en Lorraine, Liliane Paffoni

 © DR©

Quelque part en Lorraine. Et c’est loin.

Un pré long et étroit, coincé entre une haie et une pâture. Quelque part en Lorraine. Un pré planté de mirabelliers, vieux, tordus, disgracieux pour certains. C’était la fin de l’été mais pas encore l’automne. Un temps suspendu.

Août, c’est le meilleur mois dans notre coin. La saison des mirabelles.

Quelqu’un disait : on va aux mirabelles. Ce n’était pas un ordre, ni une interrogation. Une évidence. On va aux mirabelles. On embarquait les cagettes dans la voiture, les petits seaux blancs et la longue perche munie d’un crochet pour « holer° » les branches. On traversait le village, on longeait la départementale, puis on tournait à gauche  et la voiture s’enfonçait dans les chemins de terre. Elle brinquebalait dans les ornières et nous, les enfants, nous riions, heureux d’être secoués. Les vaches nous regardaient passer, impassibles, en mâchonnant des brins d’herbe, peu émues par le vrombissement du moteur. Les mirabelliers étaient là, bien alignés, presque au garde à vous. Leurs branches noires et tordues ployaient sous les fruits d’or : mirabelles rondes, bien dodues, toutes jaunes, piquetées de taches de rousseur, juteuses et sucrées. L’air embaumait : un mélange d’herbe sèche, de fruits mûrs, de soleil. Le pré était déjà parsemé de  reflets jaunes que l’on devinait à travers les broussailles et des orties égarées, qui dans quelques instants, allaient écorcher et piquer nos doigts. Chaque année, on entendait le même refrain paternel : « L’année prochaine faudra couper tout ça avant de venir. ». Le temps passait. Et l’année suivante, rien n’avait été fait. Le charme était là dans ces phrases répétées inlassablement. On « holait ° » les branches et une pluie de mirabelles descendait du ciel. Nous, les enfants, faisions exprès de rester sous les arbres pour être bombardés de fruits, on criait mais pour rien au monde on aurait voulu que cette pluie s’arrête. On se mettait à genoux et on ramassait, on ramassait. A la longue, les doigts devenaient poisseux et sucrés, une douleur sourde s’installait au creux des reins, la sueur coulait le long du cou et des joues. Chaque année était une année exceptionnelle. Les fruits étaient toujours plus sucrés, plus gorgés de jus, plus beaux que ceux des années précédentes. «  Tu crois, non, c’était mieux l’an passé, non, cette année, c’est miraculeux, les nôtres sont les plus belles !» Les rires éclataient, les bouches étaient barbouillées de jus. Les vaches nous rendaient visite, il fallait les chasser avant qu’elles ne se régalent de notre récolte. Elles s’en allaient nonchalamment en nous regardant de leurs gros yeux noirs. La première récolte était terminée. On chargeait cagettes, seaux et perche dans le coffre. Sur le chemin du retour, on pensait aux tartes, aux confitures et aux tonneaux qu’il faudrait remplir pour la mirabelle. Les prés défilaient, la voiture cahotait, les rires s’étaient tus, le soleil déclinait en silence mais la lumière était si belle, si .douce. Elle nous consolait car nous savions que la fin de l’été approchait mais  aussi la fin des vacances.

Texte et photo : Liliane Paffoni

holer : signifie, dans mon pays, secouer les branches avec un crochet

Ce texte a été écrit par Liliane Paffoni, participante de très longue date aux Ateliers du déluge, pour le Club de Mediapart cet été 2020, et publié ici. La proposition était de décrire un lieu aimé en lien avec une œuvre d’art, une sorte de diptyque où l’un et l’autre se feraient écho en toute subjectivité. C’est ainsi en tout cas que j’ai compris la proposition. Marlen Sauvage

Quatre souvenirs, Liliane Paffoni

Photo : MS

De grands blocs de béton brut, posés les uns sur les autres, des coursives extérieures toujours ventées, pleines de courants d’air, sans doute pour donner l’impression d’air plus ou moins pur, des coursives jalonnées de vide-ordures débordants, maculés de flaques indéfinissables ou trop identifiables, valait mieux ne pas trop insister, des vide-ordures où les cafards allaient s’en donner à cœur joie, trouvant leur pitance à leur survie et à leur prolifération, les cafards qui allaient gagner les appartements et se répandre en nuées dans la cuisine, les placards, les aliments et les chambres, au bout des coursives, des escaliers en colimaçon, des escaliers, véritables issues de secours, quand les ascenseurs déglingués, puant l’urine,  émaillés de déjections humaines et animales, le ventre de l’ascenseur souvent ouvert, ventre qui vomissait des amas de fils électriques, trop heureux quand on ne restait pas coincés dans ce cloaque, attendant la délivrance qui tardait toujours à venir, des escaliers de secours, véritable aubaine pour elle, qui descendait d’abord les roues du landau, sa main gauche agrippée fermement à la structure en métal, son bébé bien calé au creux de son bras, elle descendait les deux étages prudemment, elle abandonnait sa charge au pied de l’escalier, invoquant des saints  auxquels elle ne croyait plus depuis longtemps, pour qu’on ne lui vole pas, remontait chercher la nacelle, redescendait, installait son enfant, partait arpenter la ville à la recherche d’un petit coin de verdure, en traversant la place intérieure, elle voyait çà et là, sur certains murs, des arbres peints en vert fluo, des arbres pour dire que la nature existait dans cet endroit, que l’on avait été bienveillant avec les habitants, elle levait les yeux et voyait sur un pan de mur gris, une esquisse de visage peinte en violet, sous le visage qui semblait empreint d’une tristesse infinie malgré le flou, elle lisait une inscription : Place Victor Jara, qui était-ce ? elle avait ouvert son dictionnaire d’étudiante, c’était un chanteur chilien qui avait été assassiné après avoir eu les doigts coupés par une hache, frisson d’effroi, chaque fois qu’elle fermait les volets de sa chambre, elle voyait son visage et pensait à lui, place Victor Jara, cité Allende, lui, elle savait qui il était, bâtiment 3, 2ème étage, appartement 213, c’était sa nouvelle adresse, là, il y avait aussi des balcons où résidaient des oies qui cacardaient jusqu’à s’égosiller, sans doute réclamaient-elles à corps et à cri de l’herbe tendre et verte, balcon qui accueillait parfois un animal éventré, qui pendait à une porte, la tripaille à l’air, comme dans le tableau de Bacon Personnage avec quartier de viande, son balcon avec ses géraniums odorants, son pied de basilic, petite décoration qui ne survécut pas au flot de sauce venue des étages supérieurs, ni la layette aux tons pastels qui finit teintée, dans une immonde couleur de dégueulis, et puis, le bruit, le bruit, tonitruant, assourdissant, le bébé pleurait, et ils se serraient tous les trois et, elle, elle se promettait que le béton n’aurait pas raison d’elle.

Debout sur une chaise en bois ; maillot de corps rose et petite culotte en coton ; jambes nues ; elle frissonne ; des mains ridées, très douces la frictionnent doucement ; une voix claire la rassure ; ce ne sera pas long ; juste un petit essayage ; ces mains habiles l’habillent d’une robe en laine bleue ; ça gratte un peu sur les genoux ; des petits trous à la taille, une tresse en laine terminée par deux pompons, tout ronds, tout doux ; elle s’amuse déjà à les faire sauter sur son ventre ; mais ça gratte ; très beaucoup ; ce n’est rien ; tu t’habitueras ; tourne-toi ; regarde dans la glace comme la robe te va bien.

Est-ce depuis ce temps qu’elle aime tellement le bleu ?

Il était arrivé tout doucement derrière elle, il l’avait enlacée tendrement et serrée contre lui, elle sentait son haleine chaude dans son cou, il avait déposé des baisers d’abord légers, aériens puis de plus en plus passionnés, il murmurait des paroles à ses oreilles, elle n’entendait rien, elle savourait cette chaleur qui montait en elle, ce désir naissant, elle s’était retournée très lentement, il avait pris son visage dans ses mains, elle avait plongé intensément dans ses yeux bleus et à cet instant, elle avait su qu’ils n’iraient pas sur le même chemin.

Le béton avait eu raison d’elle. Pas seulement d’elle, de la vie qu’elle portait en elle. Après tant d’années, c’était sa conviction profonde, une certitude que l’on porte en soi, et que l’on ose à peine à formuler par crainte. Cette  vie qui grandissait en elle, qui s’animait jour après jour, qui commençait à se mouvoir dans la douceur et la légèreté du liquide amniotique, cette vie-là qui avait su par elle, à cause d’elle, grâce à elle, alors elle s’était arrêtée d’elle-même, étouffée par la laideur du béton.

Liliane Paffoni

Ma proposition d’écriture
Des ravages du temps… Que fait notre mémoire à tous nos souvenirs, bons ou moins bons ? Que dit-elle de nous ? Comment raconter notre passé en traversant l’épaisseur du temps sans pour autant tomber dans la chronologie ? MS

Le corps et l’esprit, Liliane Paffoni

Photo : Marlen Sauvage

Une heure de marche quotidienne serait vivement conseillée, sur du plat, si possible. (éviter les efforts physiques violents)

Le ton était ferme, médical.

Marcher, elle savait. Et elle aimait, beaucoup, passionnément. Ce qui était problématique, c’était la fin de la phrase : sur du plat, si possible. Il fallait trouver le plat dans un pays de creux, de bosses, de gorges, de causses, de montées, de descentes, de chemins caillouteux, escarpés, schiste, calcaire, il y avait le choix. Elle en connaissait des chemins où le corps s’échauffe, où les articulations sont des rouages d’une grande précision mécanique, où les muscles ne doivent pas être pris par surprise, où le souffle est en parfaite harmonie avec chaque pas, où une sorte de fluide de vie traverse votre corps, où on s’élève et où on a soudain l’impression d’être immortelle. Pendant ces marches, l’esprit ne prenait pas la poudre d’escampette, il était concentré, lucide. Les sens étaient aux aguets. Regarder ses pieds, éviter les obstacles cachés et parfois sournois : un trou dissimulé par une touffe d’herbes, des cailloux prêts à rouler sous vos pas, des plaques rendues glissantes par la pluie, un sentier coincé entre la paroi rocheuse et le vide. On s’arrêtait pour contempler le paysage, s’imprégner de la beauté, des pauses pour souffler et arrêter les emballements du cœur. Ces grands chemins, elle les retrouverait, plus tard.

Finalement, elle avait trouvé son plat. C’était un chemin banal, bitumé à certains endroits, doux et herbeux à d’autres. Il longeait la rivière qui coulait sereine et limpide, ou bien brunâtre et colérique, parfois presque à sec lors des étés caniculaires. Côté rivière, il était bordé d’arbres ou de buissons, de l’autre côté s’élevait un talus, parfois un mur où s’accrochaient des plantes des murailles obstinées à vivre coûte que coûte. Ce n’était pas un plat à couper le souffle et c’est ce qu’il lui fallait. Au fil des jours, elle l’avait apprivoisé. Son corps était en marche, mode normal. C’est l’esprit qui bouillonnait. Il faisait tout et n’importe quoi. Il cuisinait, jardinait, rangeait, triait, jetait, écrivait, démêlait des nœuds, des pelotes, tirait des fils, déterrait des souvenirs enfouis tellement loin qu’elle était étonnée de les voir surgir là sous ses pieds. Parfois, l’esprit stoppait net, comme un chien aux arrêts. Il était pris au dépourvu par le vol d’un héron effleurant l’eau de façon placide, par le bruissement des feuilles, par des éclaboussures argentées à la surface de l’eau. Alors le corps s’arrêtait pour reposer l’esprit.

Liliane Paffoni

Ma proposition d’écriture : Dans l’idée de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de Philippe Delerm et sur ce mode du petit rien qui éclaire la vie, je vous propose d’écrire un plaisir minuscule. En ces temps de confinement, vous avez dû prêter attention à bien des détails du quotidien, que ce soit du côté du corps, des sensations, de la nature, de la vie à deux, des enfants… L’enjeu est d’écrire ces petits moments de plaisir avec légèreté ! MS