13, route de D…

Photo : Marlen Sauvage

Je me souviens d’un décor bucolique coincé entre les immeubles et les villas à l’architecture hétérogène d’une ville de banlieue parisienne. Une route passante longeait la haie d’enceinte et les freins des voitures au feu rouge rythmaient le pouls de sa fréquentation. Cet après-midi là pourtant le silence envahissait le quartier dans une chaleur de plomb. La petite maison en bois vous accueillait sous son auvent de verre. Mais avant de passer le seuil de l’entrée, vous pouviez apercevoir sur la gauche la véranda aux vitres étroites enchâssées dans des rails de métal, le massif d’hortensias, l’allée de cerisiers et de pommiers, la tonnelle où trônait une table en béton, le petit bassin vidé de son eau décoré de mosaïques, et deviner à l’arrière l’étendue du jardin. La maison portait le numéro treize. C’était un quatorze juillet, je t’y avais suivi.

Je marchais dans les pièces où avait vécu une famille d’Italiens. Je regardais les moulures au plafond, les murs de bois recouverts de toile de jute, la marque sur le sol d’une ancienne cheminée, deux lits superposés où dormaient les garçons, la chambre des quatre filles au papier peint passé fleuri de marguerites… La petite cuisine sentait le vieux et le sale, plus personne ne vivait là depuis la mort des parents. Le carrelage éteint aux motifs bleus et blancs entrelacés dans un losange rouge avait dû vibrer de couleurs éclatantes et résonner des talons hauts des aînées de la fratrie. J’ouvrais un placard puis un autre, leurs portes de bois peint jadis aux tons de crème aujourd’hui grises et écaillées. La vaisselle pauvre multipliait les assiettes dépareillées, les bols ébréchés, les verres empilés. J’en prenais un pour boire, le chiffre dans le fond m’évoqua nos jeux d’enfant : il décidait de notre âge et il suffisait ensuite de se comporter selon celui-ci. L’eau avait un goût prononcé de chlore. J’étais la première que tu invitais dans cette maison, je mesurais le cadeau qui m’était offert, je me demandais si j’aimerais vivre ici.

Jouxtant la cuisine, la chambre des parents dont l’unique fenêtre ouvrait sur la salle de bains m’émut par la tristesse qui en suintait. C’était là sans doute que tu avais été conçu. Le lit défait accusait le poids de ton sommeil de la veille, rien dans cette maison ne mentait sur son âge… Il n’y avait pas de salle à manger, un canapé tenait lieu de salon dans le fond de la cuisine face à une télévision posée sur un meuble blanc. Je pris la porte à droite qui menait à la salle de bains éclairée par la lumière venue du jardin, la baignoire était vieille aussi, le rideau de plastique rose et craquant. La porte du fond menait à une sorte de buanderie biscornue où un court escalier de bois grimpait vers un grenier minuscule. J’y montais pour découvrir une malle en planches dont j’appris plus tard qu’elle était celle du grand-père parti en Australie courir sa chance. Les livres à l’intérieur portaient tous le nom de ton frère. Je ne posai aucune question. La malle parlait pour lui.

Je réalise aujourd’hui que cette maison, contrairement aux autres, ne m’a prévenue de rien. A aucun moment de cette première visite, elle ne m’a mise en garde contre cette vie que je croyais être la dernière. Il y a seulement ce numéro treize que j’avais feint d’ignorer. Je reviens en pensée sur ces lieux maintenant que la vie n’a pas tenu ses promesses et que je ne peux plus en douter. J’y reviens seule avec dans la tête un bruit infernal de voitures, et dans les yeux la haie de buis qui a fait place à un mur crépi, le numéro treize éclatant de blanc sur un carreau d’émail bleu. A l’intérieur, protégée de la furie de la ville, j’embrasse tout, la vie d’avant, le puits et sa margelle, le noyer aux branches trop basses, la cabane au fond du jardin, les salades dans leur clôture, les poules en liberté, les clapiers vides, le linge suspendu aux branches des arbres du verger, la présence de la maman que je n’ai jamais connue.

J’avais plongé tête la première dans cette vie où pour seul héritage tu avais me disais-tu le vieux vélo de ton père posé contre le grillage. Durant ces années, nous avons bu à toutes les sources, dévalé toutes les montagnes, nous nous sommes baignés dans des lacs au petit matin, nous avons dégusté des pâtes aux cèpes en Italie, promené nos âmes dans Arcumeggia, ri et pleuré à Polperro, vu des films nordiques à Rouen, dégusté du chocolat à Lille, déambulé dans Arles et Sète, volé des petites cuillères dans les bars d’Irlande, retrouvé notre adolescence à l’Ecole d’arts d’Orléans, vu naître des rhinocéros et des papillons, suivi Teresa quelque part en Ombrie sur les traces de Bellet, adoré (moi) et détesté (toi) Rony Brauman, grelotté de froid dans le dernier train de banlieue qui nous ramenait chez nous après le théâtre à Saint-Denis. Tu m’inondais de carnets remplis de photos de moi, tu m’appelais ta Madone, tu t’étonnais de ma fantaisie à déposer des cuticules de fraise sur des oranges, et puis voilà treize ans avaient passé.

Tu avais refermé la porte derrière nous mais un jour tu t’étais enfui. Alors j’avais couru pour entrer dans une autre maison. Elle portait le numéro 9.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à la série Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des frontières en février 2017.

Construire une ville… – livres enfuis

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Tout me racontait un univers désiré, côtoyé peut-être en rêve, à moins que ce ne fut dans l’enfance, ce que l’on perçoit d’un pays, d’une ville, d’une maison qui resurgissait à la lecture, écho réveillé de sons disparus, d’une atmosphère languide, de noms étrangers aux sonorités caressantes, d’espaces couleur de sable où l’immobilité n’était qu’un leurre, d’où le chaos pouvait jaillir sournoisement ; de ciels bouleversés par un regard, une réminiscence ; de ruelles vides hantées par une présence, une énigme qu’on ne résoudra pas ; du dépaysement, du désarroi du personnage dont je partageais l’ambition, la curiosité, les élans passionnés, la mélancolie ; des individus au langage ambigu qui refaisaient surface, portés par les mots d’un auteur aimé mais inconnu, et dont les visages s’effaçaient à l’instant qu’on croyait les revoir ; ces situations  glauques où s’insinuait le pire quand on croyait à l’instant même vivre le meilleur ; tout m’attachait aux rêves d’un autre comme si vivre véritablement c’était cela, vivre par procuration. 

Un territoire d’affinités, un village, des champs et des églises, les images que déroulent les mots d’un autre, une histoire dont on ne saura pas à quoi elle appartient, au rêve ou à la fiction, et où l’on déambule troué de questions sans réponse comme l’épouvantail d’un jardin soumis aux jets de pierres incessants des enfants, car c’est l’enfance encore qui vient hanter la route, qui  houspille les souvenirs, qui trimballe ses odeurs, ses peurs et ses merveilles. Cette étrange impression que nos routes mènent au même endroit du passé, que cette histoire est la nôtre au bout du compte, et les rues, et la route circonscrivent une ville intérieure, ancrée quelque part, et des maisons sans adresse, peuplées de fantômes, que l’on regarde s’écrire sur l’écran d’un ordinateur.

Au hasard de maisons et de villes enracinées dans le rêve et la réalité, s’attachent des réminiscences encapsulées dans des façades, des ruelles, des porches, des cimetières, des paysages. La pensée vagabonde à travers l’épaisseur du temps, de l’enfance ou de l’avant-enfance jusqu’à aujourd’hui, une route, longue, chemine de la première adresse à la dernière – la dernière ? –, d’un pays à un autre, d’une sereine solitude carrée à une ville-vie, mouvante, aux trottoirs délabrés. Dans cette succession de maisons-villes traversées où l’on n’a pas suffisamment vécu, pas assez longtemps pour ouvrir sa mémoire et croire à ce qu’elle nous raconte, émerge la frustration de ne pas être, de ne pas exister, de ne pas « habiter », de ne garder aucune empreinte vraie d’un lieu, d’être dans un entre-deux toujours. 

Texte et photos : Marlen Sauvage

Un texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page… et un oloé

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Construire une ville… – Image

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D’ici, d’abord, le toit dans le ciel provençal, aux tuiles romaines de terre cuite orangée, pain brûlé, plus claires par endroit, un toit en pente douce, sans gouttières, y en avait-il alors ? Pleuvait-il en rideaux l’été des gros orages aux fenêtres carrées ? C’est la hauteur de la maison qui appelle le regard vers le haut, un regard d’enfant, sans doute. On dit de toute maison qu’elle est perdue quand son toit s’effondre ; dans le souvenir, celle-ci tient par son toit reconstitué, rassemblant les deux parties gauche et droite, alors que la première image était bien celle d’une bâtisse bancale, négligée à gauche, laissée aux ronces, aux oiseaux, aux rats peut-être, aux détritus. Les pierres blondes irrégulières de la façade resurgissent de l’enduit dont on a voulu les recouvrir, volonté bourgeoise des derniers occupants, et tant pis pour les interstices où se glissent insectes volants et fourmis en longs convois cheminant du mûrier tout proche, appuyé au coin droit de la bâtisse, jusqu’à un grenier provisoire. Le souvenir exige la pierre nue. La première image. Les fenêtres deux par deux à chaque étage – il y en a deux – et deux fenestrons sous le toit, qui donnent sur le grenier, une fenêtre encore et une porte au rez-de-chaussée. Les linteaux de pierre calcaire, nus de toute attache, de toute tentative d’installer quelque volet. La largeur des murs, avoisinant le mètre. La fierté des propriétaires. La fraîcheur en été.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Un texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page

Construire une ville… – Revenir

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Dans le dernier virage du chemin de poussière ourlé de genêts, après avoir traversé un bois dense de chênes truffiers aujourd’hui rabougris, on ne peut que la contempler, solide, carrée, installée là depuis des siècles, jetant sur le paysage alentour – champs de lavande, de blé parsemé de coquelicots et de bleuets, de thym – ses regards de fenêtres sans volets. Elle a laissé la voiture sur la route, le long de l’ancienne ferme des Donnadieu, elle a fait le chemin à pied, et c’est de ce dernier virage qu’elle la contemple. Elle sait sur l’autre mur la montée d’escaliers,  la cave au-dessous et sa double porte cintrée, la verrière minuscule aux carreaux translucides au bout du grand balcon. Comme à chaque visite, quelque chose l’étreint, qui part du plexus et monte dans la gorge, et c’est un flot d’images accumulées qui se superposent, jouent des coudes et se bousculent jusqu’au présent. Devant elle, le portail qu’il faut passer, et puis la cour aux herbes drues, la pierre de meule abandonnée, la pompe à eau de métal vert à la gueule rouillée, patinée à l’endroit où se posait la main, les roses trémières blanches et pourpres que le mistral agite et fait ployer. Il lui suffit d’un saut dans le temps pour voir encore la partie gauche en ruines, sans plus de charpente, offerte aux intempéries, les pierres de voûte disjointes, l’amas de ferraille entreposée à l’entrée d’une cave. 

Marlen Sauvage

Un texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page

Petits bonheurs (36)

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« Revoir la maison des week-ends de lenfance avec toujours le même frisson. »

Texte et photo : ©Sylvie Chaudoreille

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La maison forestière

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Un texte écrit hors atelier, par Monique Fraissinet

Au moment où elle posait son ouvrage, elle a compté les jours, plus que deux et elle serait là-bas. Quand elle en parlait, elle disait toujours là-bas, et tous savaient où se situait la-bas. On y arrive par une route étroite, quatre épingles à cheveu. La première chose qu’elle voit, qui dépasse au-dessus du toit, le grand séquoïa. Il n’a pas beaucoup poussé depuis trente ans, faut dire qu’il avait déjà plus de cent vingt ans quand nous étions là. Il est comme moi, on ne pousse plus après.

Dès cet instant lui revint l’odeur qui se dégageait de cet arbre séculaire. Ah, ça sent encore la résine ! dit-elle dès qu’elle ouvrit la portière de la voiture . Son premier pas au sol, il est hasardeux, elle s’appuie sur sa canne tandis que Geoffrey lui prend le bras.

Ils lui ont coupé les grandes branches courbes qui le reliaient au sol et permettaient à tous les enfants d’y grimper dedans et d’aller s’y cacher. C’est pour le protéger de l’incendie m’a dit Geoffrey.

Son regard sur la façade de la maison est fixe. Grand Dieu, ils ont tout laissé périr. MAISON FORESTIERE DU MARQUAIRES. L’inscription gravée sur la plaque de marbre, qui fut blanc, au-dessus de la porte d’entrée, disparaît presque totalement sous une coloration verdâtre, la date de construction n’est plus lisible.  Dire qu’avec Marcel, on la nettoyait au moins une fois l’an.

Au-dessous de la plaque, la double porte qui ferme, enfin, qui tente de fermer l’entrée n’est plus que le reste de quelques planches verticales complétement délabrées, disjointes, écorchées à en voir les veines.

Elle voudrait bien s’avancer mais ce n’est pas aisé de franchir les hautes herbes, les ronces et les orties qui camouflent les deux marches d’escalier. Personne n’est entré là depuis combien d’années ? A droite de la porte d’entrée, la fenêtre, derrière deux barreaux de fer rouillés n’a plus de vitres. Toutes cassées. Elle donnait dans l’arrière-cuisine. On y entend des bruits, comme quelque chose de sauvage qui habite à l’intérieur. Un chat égaré, peut-être ?

Tu vois, quand on était là, avec ta mère, tes oncles et tantes, je me faisais un grand plaisir d’entretenir la maison et les alentours. Mon dieu ! Mon dieu ! ne cesse-telle de dire, le reste des mots restant enfouis, qu’est-ce qu’il en ont fait de cette pauvre maison ? L’Etat laisse tout périr.

La maison était construite en L. Sur la gauche, le portail qui clôturait le grand parterre n’existe plus.

Tout le long de la façade, des herbes couchées par des pas qui se sont aventurés là. Pour aller voir quoi ? Tout au fond, c’était la salle à manger des officiers.

Dans un coin à gauche, seuls, les rubans de bergère survivent, dans cet espace qu’elle avait tant bichonné. Là, j’avais planté des hortensias, ils camouflaient la barrière de béton au bord du mur, juste en-dessus de la route, là, au centre du parterre, ton grand-père y semait des zynnias, là, j’avais fait un carré de reine-marguerites. J’en faisais des bouquets pour mettre sur la table des officiers, il fallait que la partie de cette maison qui leur était réservée soit toujours impeccable. Ils débarquaient sans prévenir. Tu vois, c’était pour eux leur résidence d’été. Ton grand-père mettait alors son uniforme officiel de garde-forestier. Il était fier de porter cet habit. Les soirs, quand il faisait chaud, après le repas, avec les enfants, nous allions chercher de l’eau à la fontaine, pour arroser les fleurs. Qu’est-ce qu’elle est devenue cette fontaine ?

Ça me fait un choc, vois-tu ! Aides-moi, on va faire le tour du bâtiment.

En contrebas, le jardin potager est remplacé par des taillis broussailleux. Ton grand-père cultivait des glaïeuls, sur tout ce bancel. C’était son petit orgueil à lui, il en variait les couleurs, il les choyait et les offrait à ceux qui nous rendait visite.

Elle ne parlait plus. Elle peinait à marcher, ses yeux cherchaient à apercevoir quelque trace de ce qu’elle avait laissé là depuis trop longtemps.

Sur le rebord du bassin-lavoir, un arrosoir en zinc, cabossé, surgissait des lianes de lierre qui rampaient et qui pendaient. L’eau suintait de la voûte recouverte de mousses et de plantes qui supportaient de vivre sans lumière et sans chaleur. Il n’y faisait pas chaud, là, l’hiver, en plein nord. Pour faire la lessive, j’en ai eu des engelures ! Elle coule encore la source. Elle était bonne l’eau, on la buvait, on n’avait pas autre chose.

La nature reprend ses droits et la place des hommes, se dit-elle. Nous vivions seuls ici, les premières maisons sont à trois kilomètres au moins, mais la vie était partout. Le lieu en devient effrayant. Et les meubles que sont-ils devenus ? La porte de la cave, côté nord est ouverte. Avec un bâton, Geoffrey frappe les herbes pour tenter de leur frayer un passage jusque là. Stupéfaite par ce qu’elle découvre, elle regarde, sans mot dire, la bouche ouverte, seul un souffle de désespoir en sort. Un chèvrefeuille s’est infiltré dans la cave au plafond effondré. Un tonneau renversé est au milieu des décombres. L’accès devient dangereux. Elle serre un peu plus fort la main de son petit-fils. Une larme coule sur son visage.

Texte : Monique Fraissinet
Photo : Marlen Sauvage

 

 

 

 

Entrer dans des maisons inconnues 

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Elle avait la migraine et dévalé les rues. Jamais elle ne retenait rien des villes et de ses déambulations, mais de ce jeudi 19 août à 15 h 11, elle se souviendrait. Boulevard Vauban près de l’hôtel de Normandie, un tressaillement. La perspective de la contre-allée bordée d’arbres auprès de laquelle gisait un oiseau mort… Elle s’avança. L’image persista. Elle secoua si fort la tête pour la chasser qu’elle en vacilla, s’appuya à un platane et tourna le regard vers la façade de l’hôtel mangée par le lierre. Cette sensation d’étrangeté familière. Et un désir d’entrailles à dormir là. Elle traversa la chaussée. Une nausée l’emporta, elle s’appuya à l’un des piliers de l’entrée, retrouvant dans la rugosité de l’enduit quelque chose de celui de la maison d’enfance, et sa blancheur jaunâtre. En pénétrant dans le hall rose thé, la surprise l’étreignit de ne rien reconnaître. A quoi s’attendait-elle ? Foulant l’épaisse moquette, elle s’avança jusqu’au comptoir derrière lequel se tenait une employée au sourire convenu qui pourtant s’inquiéta de sa pâleur. Lui offrit un verre d’eau et l’installa dans un canapé de cuir blanc. Alors elle éprouva la fragilité de sa nuque, un échafaudage de vertèbres aux ligaments enflammés, la douleur intense qui plongeait du haut du dos vers le bras droit. Elle payait son inconséquence. La fatigue venue, elle avait opté pour la prochaine sortie sur l’autoroute, suivi la direction d’Auxerre, luttant par des bâillements contre le désir de dormir qui alourdissait ses paupières. Elle entendait la voix de son père « toujours s’arrêter sur le bord de la route dès que le sommeil vous prend… ». Maintenant qu’il avait franchi le seuil d’un autre monde, ses paroles traversaient le temps plus souvent qu’à leur tour. Elle n’avait pourtant pas suivi son conseil. En mode automatique, à la sortie 19, elle avait quitté l’A6 et emprunté la nationale, suivi le centre ville, garé sa voiture au hasard d’un parking pour respirer l’air frais et marcher dans les rues médiévales. La tour de l’Horloge l’avait ramenée à la guerre de Cent ans, à celle des Deux-Roses, à ces vieilles rancœurs qu’exprimaient encore dans son enfance les Bourguignons de la famille envers les Anglais… Sans doute les maisons à colombages ici comme dans tant d’autres villes moyenâgeuses perturbaient-elles son souvenir… Sans doute se fourvoyait-elle et n’avait-elle jamais mis les pieds ici. A cet instant, dans le canapé blanc, elle s’en tint là. Mais la vision de l’oiseau au pied d’un arbre la tenaillait. Lever les yeux, contourner l’incontournable. Le plafond aux moulures anciennes avouait l’âge de l’hôtel. Etait-ce bien celui-ci ? Elle aimait son côté suranné et regrettait qu’on ait de toute évidence voulu en gommer l’aspect vieillot.

Elle réserva une chambre et donna le nom de son père, « mon nom, pensa-t-elle, celui que je ne porte plus depuis des lustres ». La lourde clé au numéro 47 vieilli dans son écrin d’émail pesait dans sa main d’un poids de passé. Elle emprunta l’ascenseur, assaillie de nouveau par l’image de l’oiseau cette fois dans une boîte à chaussures. « Je l’avais ramassé et devant mon insistance et mes larmes, papa avait cédé. Nous devions reprendre la route des vacances le lendemain, peut-être pensait-il que l’oiseau ne passerait pas la nuit… » Trente ans auparavant, seul un escalier menait au deuxième étage, nul ascenseur alors, elle retrouvait encore en fermant les yeux le moelleux de la moquette sous la main le long de la rampe…

Elle enfonça la clé dans la serrure, mais le ventre noué, étonnée qu’une autre main la tournât pour elle, la volonté de revivre un fragment d’enfance si ancrée dans son chagrin. La première image de la chambre et celle de la colombe de Rosine Wachtmeister au-dessus du lit fut une révélation. Rien qu’elle n’aimât dans ce dessin, la surprise se trouvait dans le symbole de la colombe, des dernières conversations avec son père, de la sensation sur son épaule d’une paix sereine au moment de la cérémonie d’adieu. Dans le grand lit elle s’allongea, cherchant à extirper du fond de sa mémoire ce qui y gisait comme un poids mort. Quand elle se réveilla, le ciel s’assombrissait, par la fenêtre une cavale de nuages fonçait droit sur la contre-allée, ses platanes, et sous la rangée d’arbres, une petite fille ramassait un oiseau tombé du nid des années auparavant. Elle jeta un œil au-dessus des toits de la ville. « J’ai déjà admiré ces toits. J’ai rêvé vivre dans les hôtels, voyageant d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, j’ai fermé les yeux et respiré à fond l’air de cette ville qui me parlait d’ailleurs, j’avais dix ans… » Quand elle redescendit plus tard, la tête moins cotonneuse, l’aspect désuet de l’hôtel ne lui évoqua plus rien. Il lui sembla avoir tout inventé : la contre-allée bordée de platanes, la boîte à chaussures, le poids de la clé. Réveillée tout à fait dans la nuit qu’éclairaient deux lampadaires posés sur les piliers à l’entrée de l’hôtel, elle traversa la chaussée, leva la tête vers le deuxième étage et ses chiens-assis. Elle avait admiré la vue de la ville de sa chambre sous les toits. Elle rêvait encore de vivre dans les hôtels, voyageant d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, elle avait fermé les yeux et respiré à fond l’air de cette ville qui lui parlait d’ailleurs, elle avait dix ans…

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture permanent proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.

J’avais une maison en Cévennes

Assise dans l’herbe devant la façade de la maison, je promenais mes pensées sur chacune de ses fenêtres à l’étage, sur chacune des portes et fenêtres du rez-de-chaussée. Je devinais chaque pierre de fraidonite, noire sous le ciment, aux joints qui se fissuraient. Fenêtres et portes reflétaient le ciel et ses nuages, passants éthérés aux contours inquiets. L’ancienne vigne vierge agrippait encore ses ventouses sur le crépi usé, l’ombre projetée de ses vrilles dessinait d’autres fioritures, arabesques mouvantes sous mon regard clignotant. Bientôt l’autre vigne, nouvelle, se hisserait sur ses rameaux, l’enroulerait de sa jeunesse, partagerait avec l’ancienne sa verdeur. Je ne la verrais pas.

Marlen-Sauvage-Vaisseau

Sous mes fesses, la fraîcheur de la terre s’infiltrait dans mon corps, le tétanisant par endroits et je n’osais bouger, échappant ainsi aux fourmillements insidieux qui auraient laissé présager le pire. Plantée là devant cette massive beauté qu’était ma maison des Cévennes, je devinais que nous nous fuirions un jour, que nous ne nous étions croisées qu’incidemment, pour nous rassurer, pour savoir que nous existions et combien nous étions liées avant de se connaître, et que notre infidélité serait le gage même de notre extrême amour. Les deux cœurs à droite gravés dans la pierre battaient dans le mien.

Marlen-Sauvage-Vaisseau1

 

Comment dire cette présence en moi, cette certitude que le bonheur goûté jusqu’ici était éphémère, que je n’avais peut-être rien atteint au bout du compte dans cette vie, que je n’avais encore parcouru qu’un morceau du chemin ? Tant de bagarres, de retournements, d’acharnement, de volonté, d’hivers, d’étés, cette vie cévenole, rugueuse, exigeante, ma vie, pour retrouver loin dans le ventre l’aiguillon de la mélancolie. Ainsi tu me demanderais de partir, de te quitter, tu m’élèverais à la hauteur de notre connivence. Je répétais sans fin j’avais une maison en Cévennes. Massive comme un vaisseau.

Marlen-Sauvage-Vaisseau2 Texte et photos Marlen Sauvage

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Le pouvoir des livres

« Souvent, il est plus difficile de se défaire d’un livre que de se le procurer. Les livres s’accrochent à nous en un pacte de nécessité et d’oubli, comme s’ils étaient les témoins d’un moment de notre vie auquel nous ne reviendrons plus, mais que nous croyons préserver tant qu’ils restent là. »

La maison en papier, Carlos Maria Dominguez, trad. Geneviève Leibrich, Seuil, 2004.

Un Zap book jaune [≠ 31]

J’entends « ventre effort » pour « vent très fort ».

[Quand les oreilles s’y mettent…]

Samedi 27 août 2011
Marignane aéroport. C’est le départ de J. et W. pour La Réunion. Le vrai départ, cette fois, après les aléas du lundi précédent. Arles est prévu à notre programme en même temps que la visite à un concessionnaire X…

Le 29 août
Dernière journée à Arles. L’art ne doit pas commenter mais provoquer le commentaire. Je ne regarde pas les 101 photos de X morts, accidents, catastrophes.
Mark Ruwedel évoque la présence et l’absence avec la série « Crépuscule », des photos de maisons abandonnées dans des régions désertiques à l’ouest de Los Angeles.

Tropismes, à rapprocher du travail photographique de Lynne Cohen (née en 44 aux US). Photos d’intérieur sans présence humaine. Un détail qui dérange ou ambiance inquiétante.
[J’imagine que je parle des tropismes en écriture, à la façon de Nathalie Sarraute…]

And the winner is Mickael Subotsky. Voir aussi l’Italien qui photographie des paysages.
[Giacomelli naturalmente]

[Et en bleu sur une seule page, cette phrase énigmatique]
On ne le prendra QUE si la Poste refuse.

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