Enfance |Vert

Je retrouve ces vieux textes écrits il y a des années, où j’ai décliné les couleurs de l’enfance (vert, jaune, bleu…) et cela fait écho au « Rouge » suggéré par la toute nouvelle revue Dire, un thème large où se couler pour écrire avant le 31 avril un texte à leur proposer. 

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Il suffisait de pousser le portail métallique vert amande, d’entrer dans la cour qu’empoussiérait le mistral, de lever les yeux vers le ciel. La maison était là. Plus aucun chien ne vous attend pour saluer d’un joyeux aboiement votre venue, plus aucune pie ne descend la rampe de l’escalier pour se percher sur votre épaule, plus aucun chat ne miaule.

J’y suis retournée, le portail a été remplacé.

A chaque maison son portail, je les pousse les uns après les autres, les portails sont des aimants, j’entre ici puis là, toujours une cour poussiéreuse, en terre battue, et un escalier droit qui mène à l’étage, les maisons ont un étage, toujours, un seul, alors je dirai la maison, la maison au portail métallique, et là je mets un point avant de m’y introduire. Après le portail une porte en bois plein sans doute, à la clé oubliée dans la serrure, mais une autre avait une ouverture grillagée et je pouvais regarder à l’intérieur, apercevoir dans le rectangle un couloir au sol carrelé d’un marbre bon marché, deux portes sur la droite, fermées, une à gauche ouverte sur un morceau de canapé de velours vieilli, les maisons ont leur secret, celle-ci n’en dirait pas davantage, et je poussai donc la première porte finalement pour respirer dans la pénombre l’odeur d’un tabac à pipe,

Elle lui avait repeint sa chambre en vert. « Le vert, c’est la couleur de l’espérance ! » lui avait-elle annoncé glorieusement comme pour laisser présager les belles nuits à venir. Cela lui fit soudain froid dans le dos, il frissonna comme à la dégustation d’un vin vert, qui laisse un goût aigrelet dans la gorge, ou au premier coup de dents dans la Granny Smith, au jus acidulé. Si encore elle avait choisi un vert amande, propice au sommeil, ou un vert olive qui l’aurait précipité tout droit au pays de Giono, mais non, elle avait opté pour un vert pomme, un vert Granny justement et une régurgitation incongrue lui brûla soudainement l’œsophage. Sur une table de chevet, Qu’elle était verte ma vallée, couronnait le tableau. Il tourna sur lui-même prêt à découvrir une affiche Votez vert, histoire d’enfoncer le clou. « Et bien moi qui avais envie de me mettre au vert, pensa-t-il à part lui, c’est réussi ». Elle, toujours à l’affût de ses réactions, fière et sûre de son succès, mordait dans un kiwi dont elle crachait la peau à même le sol. Ça lui rappela la maison de son enfance, créée par les fidèles de Dolto, une maison verte où il retrouvait les copains de cinq ans, les jouets multicolores, les ballons qu’il prenait plaisir à crever et qui éclataient en lambeaux comme autant de peaux de kiwi jonchant le parquet. Elle s’était approchée de lui et doucement le déshabillait alors qu’il était encore tout à ses pensées. Avant d’être nu comme un ver, il s’enfuit à toutes jambes à travers les prés.

Marlen Sauvage

Résidence du Square

Photo : Marlen Sauvage

On accédait à la résidence par un haut portail de fer forgé noir et or ouvrant sur un square (qui lui donnait son nom) planté d’un grand arbre – effeuillé en cet hiver précoce –,  de conifères rachitiques et de buissons aux feuilles persistantes, vert pâle et crème, rouge et vert foncé. On se trouvait sur un boulevard de la capitale, à la fois populaire et chic, « middle class » selon la formule alors en vogue, où chacun dans le quartier pouvait se féliciter de vivre une vie de village et d’entretenir des relations de bon voisinage y compris avec les commerçants alentour. La façade de la bâtisse de cinq étages, trouée d’une multitude de hautes fenêtres, toutes protégées de balcons en fer noir et éclairées à la tombée du jour, racontait chaque soir l’histoire de ses occupants. Dans l’entrée qui nous intéresse, au n° 6, vivaient huit couples ou familles et une gardienne qui entretenait avec scrupule les parties communes, nettoyant à grande eau parfumée de menthe ou de tea-tree le carrelage des années cinquante, astiquant le miroir et son cadre doré, nourrissant l’unique plante verte, immense, qui trônait à gauche de la porte-fenêtre de son appartement.

Le jour de la troisième visite qui avait précédé l’achat d’un duplex aux grands volumes, aux plafonds moulurés, aux planchers de chêne blond, Clémence  était accompagnée de son fils de quatre ans, Edouard. L’enfant, d’abord impressionné par l’agent immobilier qui avait le verbe haut, se tenait sagement près d’eux, une main dans la main de sa mère. Comprenant que ce serait bientôt leur future maison, il s’enhardit à courir devant les adultes, tournant les poignées de porte, grimpant et descendant l’escalier menant à l’étage. Agacée, Clémence rappela Edouard près  d’elle et le petit garçon baissa le nez tristement vers le sol. Dans l’une des chambres à la cheminée de marbre gris, surmontée d’un magnifique miroir trumeau de deux mètres de hauteur, la chute d’un objet lourd surprit adultes et enfant. Rien ne se trouvant dans la pièce, tous trois restèrent interloqués, mais très vite l’agent immobilier invoqua les locataires du dessus : l’immeuble était ancien et bien que parfaitement insonorisé par ailleurs, il n’en restait pas moins que le conduit de cheminée unique pouvait résonner de chocs à proximité. On n’y pensa plus. Edouard se repéra vite dans les couloirs et cours intérieures menant à l’appartement, et sa mère le laissa finalement se familiariser avec les lieux tandis qu’elle discutait des dernières formalités de l’acquisition. En quittant la résidence, l’enfant sur ses talons, Clémence se félicitait de sa décision, elle en était même plutôt euphorique ; le jour fuyait et les lumières commençaient à illuminer la façade, elle se retourna vers le bâtiment quand elle aperçut la silhouette d’Edouard en grande conversation… avec personne ! Elle l’appela le gamin qui la rejoignit à toutes jambes, « tu sais j’ai un ami, il s’appelle Riri. » Sa mère éclata de rire lui rappelant de ne pas importuner les gens ni de suivre les inconnus. « Oui mais lui il habite ici et quand moi je serai là on jouera ensemble. » Edouard se tourna alors et, d’un geste de sa petite main, salua Riri au loin. Clémence écarquilla les yeux, ne vit toujours rien et en conclut que son fils était riche d’un monde intérieur… à préserver.

Après leur installation au début de l’été, Edouard prit l’habitude de jouer dans un jardinet où il retrouvait Riri. Clémence le surveillait depuis la cuisine au rez-de-chaussée, s’inquiétant un peu de cette obsession, et comptant bien sur la prochaine rentrée scolaire pour régler le problème « Riri » avant que le petit Edouard ne fût complètement schizophrène ! Alors qu’elle le cherchait un soir pour le dîner, Clémence crut apercevoir une ombre près de son fils. Mais il s’agissait sans doute d’une plante en pot grimpant au mur de béton qui séparait la cour d’un autre espace de la résidence. Pourtant l’enfant répondait à quelqu’un clairement, et elle crut même l’entendre parler anglais ! Ceci la surprit d’autant plus qu’Edouard refusait de parler la langue de son père, répétant qu’il la détestait, ce qui pour Clémence signifiait toute sa frustration, son dépit, son chagrin d’être séparé de ce papa trop peu connu. Étrangement craintive, ce dont elle se surprit elle-même, Clémence se précipita pour arracher le gamin à cet extérieur devenu sombre et inquiétant.  Edouard, d’abord interloqué d’une telle violence, expliqua avec un grand calme à sa mère que Riri était inoffensif, et Clémence, levant les sourcils, se demanda si elle avait employé ce mot récemment pour que le petit garçon l’utilise aussi pertinemment. Il avait raison, après tout, Riri ne faisait aucun mal à Edouard puisqu’il n’existait pas ! Ce qu’elle confirma en anglais. Comme Edouard restait silencieux, elle insista. « Don’t you  feel like speaking English with me? » Edouard, buté, tapa du pied par terre, refusant et de répondre et d’avancer. Sa mère s’impatienta. Tirant Eduard par la main, elle sentit une force énorme s’interposer entre elle et son fils, qu’elle ne pouvait s’expliquer, mais qui maintenait son enfant dans une sorte de bulle à laquelle elle n’avait pas accès. Elle finit par céder, lâcha la main de son fils, lui demandant gentiment de l’excuser pour sa colère et de rentrer avec elle. Tout son corps tremblait inexplicablement.

« Je t’ai entendu parler anglais, Edouard », affirma-t-elle quand l’enfant fut de retour dans la cuisine, avec ce qu’il fallait de complicité pour le faire sourire, enfin, l’espérait-elle. Une casserole tomba du crochet où elle pendait et avant que Clémence ait pu la raccrocher, la série dégringola dans un bruit indescriptible sur le plan de travail. Edouard éclata de rire tandis que Clémence avait reculé, épouvantée. Elle vérifia les attaches et en conclut qu’elle avait heurté les casseroles en tentant de remettre la première. Mais sa raison commençait à être ébranlée. Edouard, lui, prenait un air mystérieux en fixant les ustensiles, ce qui agaça tellement Clémence qu’elle le gronda. Au même moment, un bruit sourd se fit entendre dans la pièce où Clémence  avait installé son bureau, celle à la cheminée de marbre gris. Elle s’y précipita et ne vit rien par terre, tout était en place. Elle sortit en vitesse, intimant à Edouard de rester sur sa chaise, monta à l’étage, frappant violemment à la porte de ses voisins auxquels elle demanda d’un ton exaspéré s’ils venaient de faire tomber quelque chose de lourd dans la pièce située au-dessus de chez elle. « Calmez-vous, Clémence, que vous arrive-t-il ? » Clémence expliqua les casseroles, le bruit répété dans la cheminée, bredouillant quelque peu, s’excusant de cette irruption dans leur  soirée, n’osant parler de ce qu’elle soupçonnait : « quelqu’un » intervenait contre elle dès qu’elle grondait son petit garçon !

Redescendue chez elle, elle trouva Edouard sagement installé à table, sa frimousse adorable tournée vers elle qui, au bord des larmes, tentait de se ressaisir. Plus rien de notable ne se passa ce soir-là. Ni les jours suivants. Tout au moins Clémence cessa-t-elle de s’inquiéter pour ne pas céder à la panique. Elle emmena Edouard chez ses grands-parents la dernière quinzaine d’août  et en profita pour oublier ces désagréments.

A l’école Edouard se fit vite de petits amis qui furent ses invités aussi souvent que l’autorisait l’agenda de Clémence. La petite bande était connue des résidents de l’entrée n°6 qu’ils saluaient toujours poliment, leur proposant de partager leurs jeux, et chez qui au moment d’Halloween, ils allaient réclamer des bonbons le plus sérieusement du monde, Edouard y allant d’un « trick or treat » de plus en plus assuré  au fur et à mesure de leurs visites. Chacun félicitait Clémence pour la bonne éducation de son enfant et pour sa gentillesse.

Les années passèrent ; Edouard devint un collégien studieux, puis un lycéen engagé dans la vie de son lycée ; il maniait l’humour et la critique avec à propos et intelligence. Clémence en fit toutefois les frais au moment de sa « crise d’adolescence » ce qui leur valut de grandes discussions ponctuées d’éclats de voix invariablement suivis de chocs sourds dans la cheminée. Edouard gardait un air mutin qui agaçait prodigieusement Clémence, mais le jour où, exaspéré lui-même par la discussion, Edouard s’en prit à Riri, Clémence décida dans l’instant de l’emmener consulter un psychiatre et quelques mois plus tard, le jeune homme fut déclaré  « psychotique à tendance schizophrène », bien qu’aucun symptôme autre que les hallucinations auditives ne vienne alourdir le diagnostic.

Intelligent et travailleur, Edouard poursuivit d’ailleurs sans problème son cursus étudiant, se passionna pour l’informatique, le jazz, la randonnée et le saxophone jusqu’à ce qu’il quitte définitivement l’appartement de sa mère. Avec son départ cessèrent les chutes d’objets lourds dans la cheminée de marbre gris. Un an plus tard, à l’enterrement de la gardienne, Clémence découvrit que celle-ci avait une belle-famille anglaise, que son mari s’était appelé Henry, qu’avant le décès de ce dernier, tous deux avaient vécu dans « son » duplex durant des années et que Henry avait été  un passionné de bowling.

Au téléphone, elle raconta la cérémonie à Edouard, aujourd’hui installé en Angleterre. Elle le devina très ému, un grand blanc suivit l’annonce de sa découverte du passé de Madeleine Blanc, veuve  Green… Il s’excusa pour son trouble et rappela à sa mère ses moments de complicité avec celui qu’il appelait Riri, ses interventions quand elle le grondait et combien il s’était senti  désespérément seul de ne pouvoir confier ce secret à  quiconque, pas même à elle, enfermée dans son approche cartésienne de la vie, et hostile à tout ce qui pouvait sembler surnaturel, quand  tout cela lui paraissait faire partie de sa vie, de la vraie vie, souligna-t-il. Clémence raccrocha. Elle éprouvait le sentiment d’être  passée à côté de quelque chose d’essentiel, en tout cas à côté de son fils dans ses plus jeunes années. Se pouvait-il que l’on converse avec les morts, qu’il existe un univers parallèle accessible à certains et qu’Edouard ait été l’un d’eux ? Jamais elle n’avait prêté la moindre croyance à de telles thèses et l’émotion de son fils la bouleversait.

Elle ruminait tout ceci quand, mue par une pulsion qui la surprit elle-même, dans une urgence inexpliquée, Clémence, munie d’un marteau et d’un burin, se mit à  détruire la paroi de briques qui protégeait l’âtre de la cheminée de marbre gris. C’est presque sans surprise qu’elle découvrit alors un jeu de quilles et une énorme boule de bowling.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à la série Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des frontières en février 2017.

Le secret de Madame A.

Photo : Marlen Sauvage

J’avais trouvé la clé de la porte d’entrée sous la brique dans la boîte à lettres, à gauche du portail de bois blanc ; personne ne m’attendait, je revenais, c’est tout ; comme à ma première visite, les graviers crissaient sous mes pas, mais alors que je n’y avais pas vraiment prêté attention, j’entendais leur grincement parce que je n’étais plus dans l’attente d’une rencontre, que l’idée de la rencontre occultait tout alors, et je l’avais perçu comme un son banal dont on sait qu’il prendra toute sa signification plus tard. Dans le crissement des graviers sous mes pas, l’écho d’un cimetière. Je revenais pour quelques jours, j’ignorais combien de temps encore. Je déposai ma valise dans le corridor, sur le marbre blanc du sol qui habillait la surface de la maison. Tout était en ordre, aucune odeur suspecte n’affectait les narines, le seul parfum qui pénétra le salon et la salle à manger fut celui du jasmin en fleurs quand j’ouvris à l’arrière les persiennes blanches ciselées comme un moucharabieh qui donnaient sur le jardin vers le champ de fouilles, et à l’avant, les volets bleus d’où l’on aperçoit sans être vu le mendiant qui réclame une obole en secouant le portail. Je fis en vitesse le tour des pièces ; le salon où nous discutions chaque soir avec Madame A. était inchangé, l’imposante armoire toujours omniprésente dans un aussi petit endroit, et sur le guéridon en bois peint était resté posé Le rivage des Syrtes. Personne donc ne l’avait rangé, il avait passé de longs mois ici, marqué à la page où j’avais cessé de le lire quand la nouvelle était tombée. Je l’ouvris et retrouvai avec nostalgie la minuscule écriture de Madame A. qui, au crayon de bois, avait annoté dans les marges, les coups ordonnés de stabilo bleu, vert, jaune qui avaient gâché ma lecture, et certains passages soulignés… Les Syrtes… Le golfe de Gabès… Je courus presque jusqu’à la chambre de la propriétaire, le long du couloir étroit plongé dans le noir que j’oubliais d’éclairer, tâtonnant sur ma gauche à la recherche de la poignée de porte, pour enfin, à la lumière de la lampe de chevet, regarder, je devrais dire, examiner, scruter, le visage et le torse de cet homme en noir et blanc, photographié dans les années deux mille, et placardé ici depuis sa mort, sur un support de bois pendu au-dessus du lit. Toujours quand je frappais à cette porte, j’avais entraperçu cette photo, jamais Madame A. ne m’avait invitée à pénétrer ce lieu d’intimité conjugale. Tout de suite je lus dans les yeux de l’homme autre chose que le discours convenu de Madame A., teinté d’hésitations quand mes questions se faisaient trop pressantes, et qu’elle écartait avec agacement d’un geste de la main. Ainsi c’était lui, le mari, l’homme-pays…

Le regard infiniment lointain, empreint d’une grande tristesse, presque tragique, me ramenait à ma première visite dans cette maison. De l’extérieur, elle n’avait rien d’extraordinaire. Vue de la rue bordée d’eucalyptus, c’était un cube blanc relativement bas, percé de fenêtres et de portes, avec à l’étage une terrasse surplombant une autre terrasse en rez-de-chaussée. Monsieur A. n’avait pas le goût du luxe. Ni le jardin mesquin devant la rue, au citronnier desséché, aux plantes perdues dans une terre rouge, ni les lauriers roses et blancs si communs ici, ni les hibiscus ou les bougainvillées n’attiraient l’œil. Mais à l’intérieur de la villa, je fus subjuguée (la perspective de la rencontre, peut-être) avant que plus tard – je n’aurais su dire exactement quand – ne se fracture l’atmosphère tout entière, insidieusement.

Tout de suite en entrant l’escalier blanc me happa : tournant légèrement sur la gauche, se perdant vers un haut plafond égayé par une suspension de verre multicolore qu’éclairait à cette heure de midi le soleil trouant la petite fenêtre du palier par où, si souvent, j’allais accompagner le départ de l’homme aimé. L’escalier qui se rengorgeait et devenait massif quand Madame A. à la silhouette menue m’accueillit devant lui. Je sympathisais tout de suite avec cette vieille dame élégante, courtoise, aux yeux clairs cachés derrière d’épaisses lunettes… Avec elle, je m’extasiais devant les tableaux et les bibelots précieux, le kilim aux tons chauds suspendu au mur du couloir, les poteries romaines rassemblées sur les étagères, les amphores debout dans un coin de jardin… Tout alors faisait écho à mes sentiments. Quand je revins seule ce jour de novembre, je caressai la laine de mouton élimée, j’imaginai la main fière et heureuse qui avait choisi le tapis, j’entendais deux voix joyeuses s’exclamer devant la cafetière berbère en métal ouvragé, les arguments de l’un en faveur de la marine et de l’autre pour l’intérieur traditionnel et leurs jeunes rires conjugués à l’achat des deux peintures et c’est alors que l’évidence me submergea : « cela » était mort. Les poteries romaines, les tableaux, la maie en chêne aux pieds tournés, les calligraphies à l’encre rouge et noire, les milliers de livres répartis dans chacune des pièces de la maison, tout racontait une vie conforme au discours de Madame A. mais rien ne vibrait plus. La matière était morte. Creuse. Vide. Le souvenir de la volubilité de Madame A. m’indisposait. Tout venait contredire le sourire des yeux qu’elle arborait souvent derrière ses verres de myope (ou est-ce que ma mémoire travestissait ce regard ?). Aucune aura de bonheur n’entourait plus ces objets sous mes doigts. Ils ne se laissaient plus aimer. Dans la solitude de cette dernière visite, car je savais désormais que c’était la dernière, je les trouvais laids, objets de musée désinvestis de leur pouvoir séducteur. Sous le souvenir de leur beauté se terrait le regard blessé de l’homme-pays. Je débusquais à contrecœur et à contretemps le mensonge d’une vie dans la bouche pincée de Madame A. quand elle se détournait, dans le malaise qu’elle suscitait. De son discours bavard sur son arrivée dans le pays cinquante ans auparavant, de ses illusions de jeune professeur, de sa rencontre avec son mari… De toutes ses confidences, finalement, rien n’avait filtré de ce qu’elle aurait voulu vraiment me dire, je l’aurais juré.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions intitulée Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des Frontières en octobre 2016.

Les trois colombes

Photo : Marlen Sauvage

Quelques mois plus tard, les deux chênes de la cour emmêlaient leurs feuillages davantage encore qu’au moment de la vente de la propriété. La tempête qui s’était abattue sur le pays les avait épargnés quand elle avait déraciné tous les arbres alentour situés pourtant sur le même couloir et peut-être les avait-elle rapprochés. Solène revoyait avec émotion ces témoins d’un passé où était engloutie la mémoire familiale. Le banc et les fauteuils de bois avaient disparu… La clôture à mi-hauteur d’homme séparait toujours la cour du pré où des vaches rousses paissaient tranquillement. A sa gauche, la façade de la fermette aujourd’hui trouée par une porte-fenêtre éclatait d’une blancheur factice : elle jura de colère ; à travers les larmes naissantes, elle savait bien le crépi grumeleux et jaune dessous, les fissures entre la brique et le torchis. Au moment de signaler sa venue, elle leva la main sur la droite vers la clochette de son souvenir et resta ainsi le geste suspendu devant l’absence de dispositif, tandis qu’au même moment la porte s’ouvrait sur une femme svelte, en tenue d’équitation, surprise de sa présence dans l’encadrement de la porte. Solène bredouilla quelques mots d’excuse, rappelant son appel et la proposition du propriétaire de passer ce jour-là. La femme activa la sonnette à gauche de l’entrée et lui demanda d’attendre son mari puis comme pour se justifier, elle ajouta qu’elle devait se rendre au haras.

Solène se demanda si la propriétaire ne se méprenait pas sur son identité, si elle avait une idée quant à la raison de sa venue ; elle conclut que de toute évidence, cela lui importait peu. Elle patienta sur le seuil, détaillant le gravier blanc, visualisant la petite dalle de béton posée devant l’entrée durant des années, à laquelle était fixée une grille de métal destinée à gratter les semelles boueuses des sabots puis des chaussures. Perdue dans la remémoration de cette grille, elle fut tirée de sa rêverie par une voix. L’homme se tenait devant elle, jovial, la main tendue, et l’invita à le suivre sans plus de façon.

L’entrée étroite et sombre avait disparu. A peine dans la maison, le regard se perdait sur la droite dans une immense pièce éclairée par la baie vitrée, une salle carrelée, froide, blanche… Tout brûlait de blanc désormais ici. Le mur tapissé de bleu, aux patères accueillantes, débordant de manteaux, de parapluies et de chapeaux avait été abattu. Elle vacilla imperceptiblement. Pour retrouver son appui, elle ferma les yeux et l’homme s’inquiéta de son état. « Ah ! vous ne devez plus rien reconnaître ! Ça vous fait un choc ? J’en suis désolé ! » Elle s’excusa, et devant son désarroi, il lui proposa un verre d’eau qu’elle refusa instinctivement. En avant d’elle, la voix chantante de l’homme ne cessait de raconter les multiples travaux, le décaissement du sol ici, l’installation de matériau isolant ailleurs ou l’aménagement de l’espace. Quelques pas en arrière, elle promenait son regard sur la maison nouvelle, dont le fantôme surgissait de chaque mur, chaque plancher, chaque plafond. Il lui suffisait de fermer les yeux un bref instant.

La chambre parentale occupait les trois-quarts de cette nouvelle pièce, avec l’armoire en orme blond, le lit assorti, les rideaux lourds au tissu frappé de grandes fleurs, et elle revit ce matin d’août rempli d’effroi, la robe de chambre de son père abandonnée sur un fauteuil de velours rouge, le livre ouvert sur le chevet du côté où dormait sa mère, le désordre de la vie précipitée en quelques secondes dans l’inattendu ; elle revit le carrelage bleu du couloir qui desservait le séjour à gauche, avec sa cheminée simple – aujourd’hui prétentieuse –, surmontée de deux personnages en biscuit coloré, le jardinier, la jardinière – autour de laquelle elle se tenait avec ses sœurs pour découvrir le nom donné à la maison par leur père en l’honneur de ses trois filles ; elle revit les larges dalles de pierre réchauffées de tapis élimés, le plafond de poutres peintes, mal dégrossies par endroits, puis la pièce attenante où l’on mangeait en famille, les meubles en noyer, les bibelots de verre ; le bureau ouvrant sur une chambrette éclairée par une fenêtre avec le pré pour tout décor ; la chambre verte au fond qu’elle préférait à toutes avec son lit haut et son matelas de laine, bosselé, et l’édredon jaune d’or qui rappelait les vacances de Pâques dans la maison des grands-parents ; la grande chambre installée dans l’ancienne étable – dortoir pour les petits-enfants –, à laquelle on accédait en descendant deux marches, transformée en atelier de peintre par sa mère ; la haute salle de bains noyée sous les miroirs, la cuisine aux meubles de chêne à « chapeaux de gendarme » désuets, et où le carillon sonnait chaque quart d’heure, la table ronde recouverte d’une toile cirée, les peintures sur les murs, la véranda d’où l’on admirait les asters bleus et roses semés sur le gazon et les deux chênes unis dans une même contemplation…

Plus rien de tout cela dans cette ferme quelconque, clinquante de mobilier neuf et sans vie. Elle osa une question, demanda à revoir le grenier. Un sourire spontané s’élargit sur le visage de l’homme qu’elle ne sut à quoi attribuer… Là encore il la précéda, montant les escaliers extérieurs qui avaient conservé la rampe métallique d’un vert pâle écaillé, s’excusant presque de ne pas avoir encore entrepris de travaux dans cette partie de la maison, puis il se tut d’un coup au milieu d’une phrase et s’effaça devant elle, d’un air complice. Que lui signifiait-il ? La grosse clé restée dans la serrure joua sous ses doigts sans effort, sans même un grincement. Solène détourna la tête vers l’homme mais il avait déjà disparu. Le plancher courait sur toute la longueur du bâtiment. Par les fenestrons en losange répartis sous les corbeaux de la toiture pénétrait une lumière dont les rais éclairaient à intervalles réguliers les lames disjointes. Elle y voyait danser des particules de poussière. Elle resta là, songeuse, un instant.

C’est ici que s’étaient entassées pendant des décennies des cartons de courrier, de papiers administratifs, de photos, de papèterie, de souvenirs de voyages… Le contenu d’une vie dans laquelle elle avait plongé pour tenter d’en comprendre les secrets. Là qu’elle avait retrouvé, annotée d’une écriture parfois illisible, la définition de la barbarie, extraite d’un vieux dictionnaire universel et dont elle se remémorait encore quelques passages « Là, règne le despotisme le plus brutal, la servitude la plus vile ; là se débattent les intérêts les plus sordides, les appétits les plus grossiers ; là tout ce qui est esprit, tout ce qui est intelligence est dédaigné… » Et en marge de la longue définition, des interrogations qui étaient autant d’allusions à la cruauté déployée durant les guerres fomentées par les hommes au siècle passé. Elle se promit de revisiter les notes retrouvées, de déceler entre les lignes la voix de son père, ses pensées, son cheminement, sa sagesse, peut-être, venue avec l’âge et la confrontation avec la mort.

Alors elle s’assit, le dos au mur de la façade, plongeant le regard dans l’obscurité du mur nord. Elle pleura longtemps, silencieusement, retenant les sanglots par crainte d’être, au-dessous d’elle, dans la maison blanche, sinon entendue, devinée, découverte. Tout le discours de l’homme l’avait importunée, son comportement, ses excuses, sa sollicitude et cette fausse complicité. Lui qui l’avait assurée qu’il ne changerait rien dans la maison, qu’il la trouvait charmante ainsi ! Pourquoi était-elle revenue ? La mélancolie débordait d’elle ; elle lui lâcha la bride. Lavée de son chagrin, elle inspira profondément dans un soupir de soulagement, alors que dans le même instant, elle découvrait un point de lumière venu de l’endroit le plus éloigné d’elle, dans ce grenier vide et désolé. Elle s’y dirigea. Par terre, dans la poussière, une enseigne affichait en lettres noires sur un fond d’or patiné, le nom que son père avait donné à la maison quelques mois avant de mourir. « Les trois colombes ». L’avait-on vraiment oubliée ici au moment du déménagement ? Le propriétaire des lieux savait-il qu’elle se trouvait là ? Se pouvait-il qu’il ait deviné ce que venait chercher Solène quand elle-même l’ignorait ? Elle enfouit le bandeau rigide sous son blouson, soudainement réjouie, riant intérieurement de la rigidité de sa démarche, et s’éloigna rapidement de la maison, après un salut discret à l’homme debout sous les chênes centenaires.

Marlen Sauvage

Ce texte appartient à la série Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des frontières en février 2017.

Le cahier de raison

Photo : Marlen Sauvage

En surplomb d’abord, des toits. Et le soleil de fin d’après-midi jetant l’ombre des branches sur les lauzes grises. Elle était là, nichée en contrebas, dans la clairière d’une châtaigneraie. Tout de suite, tu t’étais projetée l’été dans cette herbe verte, à l’écoute du chant de la nature. Il avait suffi de contourner le hameau et de descendre vers cet écart, à pied bien sûr, sans croiser quiconque. Quelques maisons en bord de route, inhabitées, abandonnées, un mur de pierre enflé comme un ventre trop plein, des hangars aux planches pourries, aux lessiveuses remplies de terre où pointait encore un moignon d’arbuste, aux vieilles bassines en tôle émaillée trouées de rouille… A l’entrée du chemin sans issue qui mène à la maison, la voûte de châtaigniers de part et d’autre te protégeait des pensées noires, des obstacles, des malédictions, des remarques jalouses, et tu avançais étrangement poussée par une bienveillance extérieure, saluant sur la droite le vieil arbre aux gargouilles inscrites dans le tronc, puis quittant le chemin pour affronter la façade de la maison à découvert, à travers champ. Tout de suite, tu sus que c’était ici. Au bouillonnement dans tes veines, ton ventre, ton cerveau, suivi de cette liquéfaction debout. Décès, divorce, déménagement. Tu entendais la voix de l’agent immobilier égrenant les trois situations qui président à la vente. Tu n’avais rien demandé pour celle-ci.

La maison vous accueillait de toute sa vigne vierge, rouge déjà et de son lierre grimpant aux fenêtres de l’étage, assaillant même le toit et la cheminée haute de pierre, bizarrement surmontée d’un caillou rond et blanc. Dans le ciel bleu de mai, tu ne voyais qu’elle à droite, et tout de suite à gauche, la majesté simple du pigeonnier. Derrière le crépi gris de la façade au sud, tu devinais les pierres ; vingt pas plus loin du découvris tout l’angle qui s’ouvrait à la vue, avec une aile à l’est et des portes, des fenêtres encore aux contours de fraidonite noire. Stupéfaite, tu restais immobile devant la vision de cette maison rêvée depuis l’enfance. A l’arrière, les bouleaux blancs, les forsythias, les althéas occupaient le talus dans lequel une partie de la maison s’enfonçait. Les rosiers rouges et jaunes en fleurs, l’eucalyptus géant dans cette nature uniforme de châtaigniers, le laurier sauce collé au pignon sud, tout invitait à se taire, à goûter le plaisir de la révélation.

Aucune présence ici pensais-tu. Et puis, le dos bronzé d’un homme dans le jardin potager en contrebas… Ce torse nu devant des pieds de tomates et d’autres plants. Tu te souvins alors du nom de cette vallée : la vallée verte. L’homme délaissa son occupation et vous ouvrit la porte. Tu te dédoublas instantanément, plongeant dans un espace-temps inconnu mais que tu devinais futur, pour te retrouver dans cette immense pièce à la cheminée imposante, tenant un atelier d’écriture pour un groupe d’hommes et de femmes penchés sur des cahiers ou des carnets, dans une musique que tu n’identifias pas. Tu étais attendue.

Bien des mois plus tard, installée dans cette vallée, tu croisas la route d’un homme qui avait travaillé dans cette maison. Quarante ans auparavant, affirmait-il, il avait scellé des pierres dans les murs, enduit les intérieurs, carrelé les sols, réparé la toiture… Tu l’invitas à boire un verre, il te raconta l’histoire de la vallée, et ce qu’il savait de la maison, de ses différents propriétaires, des vacanciers surtout, qui n’avaient eu comme priorité que celle de construire une piscine aujourd’hui enfouie dans la terre. Il te parla de la treille de clinton encore sur pied au coin de la maison, de cette piquette que chacun fabriquait chez soi et partageait avec les voisins, de l’isabelle, ce cépage interdit, parce qu’il rendait fou soi-disant… Verre après verre, le flot de paroles se tarissait, le regard de l’homme se perdait dans le passé, ce n’est pas qu’il se refusait à parler, c’était comme s’il recherchait un souvenir, ou comme s’il hésitait à le révéler. Tu l’encourageas et tu appris encore que la maison ne servait plus que d’abri aux bêtes au début du siècle, qu’une grange ici se remplissait de foin à chaque été, qu’une magnanerie avait été installée sous les combles, qu’en témoignaient encore les petites cheminées aux angles des pièces « là-haut » et les mûriers aux troncs noueux disséminés dans la parcelle, que de l’abri à bois derrière la maison, on pouvait entendre le vent souffler tout autour dans la vallée sans jamais en souffrir comme si la clairière où elle était bâtie la protégeait de tout. « Oui, j’étais bien ici. » ponctua-t-il. Et tu compris qu’il y avait vécu. « Je reviendrai vous voir, ajouta-t-il, et je vous remettrai le cahier de raison que j’ai trouvé ici dès les premiers jours quand j’y travaillais. Je ne parviens pas à tout déchiffrer, mais il parle d’un secret enfoui dans les murs. Je n’ai jamais rien trouvé. » Tu te gardais de lui dire la petite urne en terre jaune retrouvée dans l’encadrement d’une fenêtre que vous veniez d’agrandir. Pourquoi ? Il ajouta que la dernière héritière des lieux était enterrée derrière la maison, sous l’if à la cime brisée, face à la vallée. Dès le départ de l’homme, tu fis le tour de la bâtisse, te glissas sous les branches basses du conifère et au milieu des orties, tu découvris la petite pierre plantée, sans aucune autre trace, qui marquait une tombe protestante. Un flot de tendresse t’envahit. Tu te promis de semer des fleurs et de tailler le rosier pleureur pour honorer la dame. Bien plus tard, les paroles de l’homme te revinrent (il avait tenu promesse et laissé un jour le cahier à l’écriture tarabiscotée dans la boîte à lettres), sans plus réfléchir tu attrapas l’urne jaune, la secoua, elle te parut lourde soudain, ce qu’elle contenait tu n’en avais aucune idée, aussi tu la brisas. Une poussière se répandit et une souffrance immense te submergea.

Le temps passa et plus rien ne fut jamais pareil.

Aujourd’hui alors que tu refermes la porte de cette maison pour la quitter à tout jamais, tu connais le mystère du cahier de raison, le mystère de l’urne. Divorce, décès, déménagement. On t’avait prévenue mais tu n’avais pas pu résister au désir de savoir.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions, intitulée Secrets de maisons, publié sur le site des Cosaques des Frontières.

Route de Poisson

Photo : Marlen Sauvage

C’était une vraie retraite. Retraite de leurs emplois respectifs, retraite de leurs habitudes et d’un mode de vie trentenaire, retraite loin des paysages marins pour s’enfoncer dans le centre du pays, à l’inverse de tous les couples de  leur âge… Que n’avaient-ils entendu sur la douceur de cette côte qui apaiserait toutes leurs douleurs de vieillards… Mais la perte de leurs plus chers amis précipitait cette fuite et à soixante-sept ans, ils s’estimaient encore assez jeunes pour venir bourlinguer le long des côtes si le cœur leur en disait. Ils quittèrent donc leur petite maison de bord de mer, presque sans regret, après l’avoir vendue à une famille charmante et filèrent vers le centre de la France. C’est là qu’Elle avait ses attaches. Dans cette région verdoyante, humide et fraîche au printemps, vallonnée, aux vaches paisibles et rousses. Revenir au pays, c’était en quelque sorte retrouver les copains de l’enfance, les souvenirs enfouis, les balades de jeunesse, se reconstruire des amitiés quand celles de la vie active venaient de disparaître. On les attendait ailleurs. La famille pourtant allègrement oubliée pendant toutes ces années de travail et de vie loin de ce coin de France, avait spontanément proposé qu’ils viennent vivre dans une maison inhabitée depuis des années, que l’on se refusait à mettre en vente on ne savait plus trop pourquoi, et qui se tenait sur la  route de Poisson.

Route de Poisson, Elle trouva le lieu plus sinistre que dans son  souvenir. Le virage, d’abord, dans lequel  se tenait la maison. Comme si la route avait été découpée au ras des murs. Le pignon aveugle protégé par un haut grillage triste. Les jardins en friche de l’autre côté de la route. Les champs autour à l’abandon. Pas de voisins, ou suffisamment loin pour se sentir isolés. Ils avaient l’habitude d’une vie de village et la proximité des gens ne les importunait pas. En ce mois de septembre et de brouillard, tout était enveloppé de refus. Ici ils ne se sentaient pas attendus mais ils feraient avec, le temps au moins de trouver un gîte plus accueillant. Harassés par le voyage, ils déposèrent leurs bagages dans l’entrée sombre, sas entre l’extérieur et la salle à manger traditionnelle, avec sa cheminée et ses meubles style Henri II. Elle se souvenait être venue ici enfant visiter une vieille tante, puis plus tard une de ses filles aujourd’hui décédée. Tout était resté en l’état, le mobilier, les rideaux, la vaisselle qu’Elle inspectait en ouvrant les portes du buffet massif. Elle ferait le ménage là-dedans plus tard. Pour l’instant, il s’agissait de grignoter un morceau de poulet froid et d’aller se coucher. La chambre à l’étage avait été préparée par une cousine bienveillante et ils se glissèrent avec lassitude dans des draps de lin usé.

Le lendemain et les jours suivants, absorbés par leur installation, ils trompèrent la sensation de lourdeur qu’ils éprouvaient dès leur retour dans la maison en s’activant ici et là. Elle changea tous les rideaux, enleva les tableaux aux murs – des scènes de chasse, des fleurs délavées  – et dégagea la vue de ce qui pouvait l’encombrer, installa quelques plantes  tandis qu’il réparait une étagère ici, redressait un volet là,  nettoyait le foyer de la grande cheminée. Quoi qu’ils fassent, l’escalier qui menait à l’étage et aux chambres restait invariablement raide, il usait leurs genoux et craquait sourdement. Les plafonds aux poutres basses menaçaient de les assaillir et c’était  pire encore une fois couchés. La vue sur le paysage en cette saison était bouchée du matin au soir, prise dans une ouate grise et sale qui leur tirait un soupir solitaire, car l’un et l’autre tentaient de faire bonne figure. Ils végétaient dans cette nouvelle vie, sans plus de goût à rencontrer Pierre ou Bernard, Ninon ou Monique, terrassés par un choix qu’ils regrettaient amèrement.

Un matin à l’ouverture des volets de la cuisine, au rez-de-chaussée, Elle trouva une botte de poireaux, quelques carottes et du persil enveloppés dans du journal. Jeta un œil au dehors, vers la route. Au loin  de ce côté Elle  apercevait le pont du chemin de fer. Pas de quidam. Pas de maison. Elle prépara une soupe, émue de ce présent. Un cadeau de bienvenue ? Quelques jours plus tard, Elle ouvrit un paquet de blettes, le surlendemain quelques pommes de terre, une autre fois un bouquet d’herbes du jardin, une boîte d’œufs frais. Et toujours personne à remercier.

La vie passa. Avec ses retrouvailles, ses rencontres, ses rituels. Ils ne s’habituaient pas à la maison grise, ainsi l’appelaient-ils, et cherchèrent un autre lieu de vie. Le seul moment de lumière restait cette offrande déposée sur le rebord de la fenêtre. Un jour, alors qu’Elle s’était levée plus tôt, elle entendit le son léger du portail sur la rue. A peine eut-elle le temps d’entrouvrir le volet et d’apercevoir une silhouette frêle s’enfuir à pas menus. Elle la décrivit pour le peu qu’elle en ait vu à une cousine proche, laquelle leva les yeux au ciel. Agaçait-elle le monde avec ses questions ?

Leurs recherches en vue de trouver une autre maison aboutirent enfin et ils se préparaient à un nouveau déménagement quand ils réalisèrent qu’aucun légume ou fruit n’apparaissait plus à l’ouverture des volets. Quinze jours passèrent. Au village voisin, on célébra l’enterrement d’une Amélie L., ce qu’Elle apprit par le journal et la rubrique nécrologique. Le nom l’interpela. Il était dans la famille, Elle en était certaine. C’était plus fort qu’elle, il fallait retrouver l’arbre généalogique enfermé dans un carton et vérifier son intuition. Une Amélie L. y apparaissait quatre-vingts ans auparavant comme la fille orpheline d’une lointaine tante, veuve, puis morte dans l’année suivant la naissance de cette enfant. Un rapide calcul laissait entendre que le père n’avait pu être le mari décédé.  Elle imaginait l’opprobre dont avait dû souffrir la jeune mère enceinte – traitre à la famille, grue, femme de mauvaise vie… Selon sa généalogie, Amélie ne s’était jamais mariée et restait sans descendance. Une case isolée sous un seul nom de famille aujourd’hui tombé dans l’oubli.

Une anecdote lui revint alors en mémoire : elle avait six ou sept ans et visitait leur tante dans cette même maison, avec ses parents, pendant les fêtes de Pâques (on avait fait rouler des œufs colorés sur la pente du terrain de l’autre côté de la route) ; une jeune fille maigrichonne l’avait consolée d’avoir brisé le sien pendant le concours. A l’écart de la famille, elles avaient parlé longtemps toutes les deux, et Elle avait appris la façon dont on colorait les œufs en les cuisant dans de la pelure d’oignon, dans des betteraves ou dans des épinards… La voix douce de sa tante avait renvoyé la jeune fille. Elle avait crié, pleuré, s’agrippant à celle qui semblait tout comprendre de son chagrin et la traiter comme une vraie personne. Son prénom résonnait à ses oreilles… Pourquoi ce souvenir surgissait-il ? Qui était-elle ? Plus jamais Elle n’avait revu la jeune fille dans la famille et Elle avait fini par l’oublier. Qui pourrait la renseigner ? Il ne restait en dehors des cousines – qui de toute évidence ne se souvenaient de rien ou ne voulaient pas se souvenir – qu’un oncle reclus dans une maison de retraite voisine, Jean. Ce qu’elle apprit de cet homme fut édifiant… Âgé de  quatre-vingt-trois ans, il était le plus jeune frère du père adoptif d’Amélie qu’il avait toujours connue, aimée, et voulu épouser au grand dam de la famille tout entière opposée à cette éventualité. On n’épousait pas une cousine même « cousine par alliance ». Il avait fini par se marier avec une jeune fille de bonne famille dont il ne dit rien de plus, mais son regard vague l’emmenait vers Amélie, Elle en était certaine. La tante, qui avait adoptée Amélie à la mort de sa mère et l’avait toujours protégée de la jalousie de ses propres enfants nés après elle, avait inscrit celle-ci sur son testament, demandant que la vente de la maison lui rapportât la même somme au partage qu’à chacun d’entre eux. Durant des années après la mort de la tante, la maison vit passer les uns et les autres, les abritant quelques mois – ils étaient cinq – voire quelques années pour la dernière habitante, la fille aînée de la fratrie. Jamais il ne fut question de vendre la maison car rien ne devait échoir à cette fille de rien ! Amélie venait de mourir seule au monde. On disait d’elle qu’au fil du temps et d’une vie sans amour, elle était devenue « beurdin », cinglée… Jean reconnaissait dans les cadeaux de légumes et d’œufs la simplicité d’Amélie. Il avait bravé les interdits tenaces en se rendant à la messe d’enterrement. Personne d’autre que lui n’avait suivi le cercueil jusqu’à sa mise en terre. Il n’attendait plus que la mort pour finalement rejoindre celle qu’il n’avait pas eu le courage d’aimer au grand jour. La maison pouvait aujourd’hui être vendue…

Mais une question subsistait… Se pouvait-il qu’Amélie ait su qui Elle était et voulu par ses présents lui rappeler leur lien tendre et fugace ? Se pouvait-il qu’elle n’ait rien oublié ?

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à la série Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des frontières en février 2017.