Du mouvement, mais sans verbe…

Cour herbeuse au printemps, sèche l’été, graviers sous la plante des pieds dans les chaussures ouvertes, enlevés du bout des doigts, perchée sur une jambe, bousculée par les bourrasques de mistral, à huit ou dix ans, qui gelait les joues l’hiver. Pompe à eau métallique au milieu de la cour, ou est-ce un souvenir trompeur ?, au col lisse à caresser en passant. La meule de pierre. Les roses trémières. A l’angle du portail, le figuier aux larges feuilles, délice des coccinelles, la chênaie, le pré vert, ensemencé de blé, de trèfle selon les années, jaune l’été, coquelicots lumineux, bleuets tendres, rouleaux de foin, ballots de paille. Le chemin de Mialouze, caillouteux, à la crête enherbée en son centre, chênes verts, genêts jaune d’or qui fouettaient les doigts, écureuils furtifs, chemin tampon entre la solitude de la maison et la route pour le village. Champ de melons ou de lavande. Figuier aux fruits rouges à voler par dessus le mur. La route. Le goudron. La ferme des Donnadieu. Les villas des années soixante. La route. La maison des C. Le stop à l’endroit de l’ancienne voie ferrée. Le Lauzon. Le virage à droite. Le fenouil sauvage dans les fossés. La chapelle saint Jean. La maison des H. Le croisement avec la grand-route pour Saint-Paul-Trois-Châteaux. La montée vers le village, les maisons de pierre aux toits de tuiles romaines, maisons mitoyennes, la place de la mairie, la mairie et son drapeau et ses grands escaliers, l’épicerie du père Masbeuf, la boulangerie, l’école, l’église, l’arrêt de bus, le café où jamais on ne mettait les pieds, le stade de foot, trop loin j’ai filé, retour en arrière, la patte d’oie avec la route pour Valréas et le collège, à gauche où conduisait-elle ?, le château de Montségur et les ruines où se perdre et se délecter de la légende de la princesse morte dans une oubliette.

Marlen Sauvage

Deuxième atelier d’écriture mené par François Bon, hiver 2016.

(je ne parviens pas à coller le lien vers le site de François Bon et ses ateliers. Allez sur le-tiers-livre et la rubrique ateliers thématiques je crois. Ordinateur en rade. J’utilise l’IPad et c’est pas gagné…)

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partir de l’angle gauche de la maison ; grimper le talus à l’arrière ; traverser l’écran de bouleaux ; ce qui fut un écran ; les bouleaux meurent au printemps chez nous ; franchir les deux ou trois mètres jusqu’au sentier herbeux ; la limite du terrain de ce côté-ci ; longer les mûriers desséchés ; les laisser à main gauche ; traverser la clôture ; elle délimite la pâture de l’unique brebis ; l’autre n’a pas survécu à son treizième hiver ; avancer dans le verger de cognassiers ; en contrebas à droite la clède ; les châtaignes y séchaient au début du siècle dernier ; à gauche deux cerisiers s’époumonent jusqu’au ciel ; longer le pré voisin  jusqu’à l’angle de la clôture ; au-delà le terrain est celui de Germaine ; Germaine morte en 2002 ; Germaine que nous n’avons pas connue ; Germaine qui vivait de rien ; à la maison en terre battue ; propriété maintenant de cousins éloignés ; descendre sur la droite en contournant la clède ; traverser le chemin communal ; poursuivre dans la pente ; le poulailler ici s’abandonne à la végétation ; nulle poule pour la contenir ; continuer jusqu’à la châtaigneraie ; après avoir coupé dans les genêts allongés sur le sol ; qu’il a fallu tailler à ras l’été dernier ; ramasser quelques « marrons » dauphine ; ces bonnes châtaignes au taux de sucre élevé ; au cloisonnement inférieur à 10 % ; se contenter de jeter un œil vers le bas ; vous y glisseriez à cette heure au milieu des feuilles rousses ; vous apercevrez bien l’autre clôture de bois et de grillage ; piquer alors vers l’autre délimitation ; ce ne sont que châtaigniers encore ; merisiers sauvages ; restes de murets effondrés ; et vous remonterez alors sur votre droite ; croisant la petite route goudronnée ; vous admirerez les sumacs rouge feu ; les tronçons d’eucalyptus au pied du laurier sauce ; le prunier ; le pré où les vaches en cet automne jettent leurs tâches brunes sur le sol givré du matin ; sans souci de vous ; et vous rejoindrez après le portique la ruine éventrée ; présente sur le compoix de 1840 ; la ruine qui nourrissait nos rêves d’atelier tout de verre bâti ; pour profiter de la vue sur la vallée ; la ruine qui marque le coin du rectangle que vous venez de parcourir ; alors que vous n’avez fait que tourner autour de la maison en S inversé ; sans remarquer sa façade de pierre au nord tandis qu’au sud le crépi l’enlaidit ; son absence de gouttières et son toit de bardeaux ; sa terrasse au soleil ; l’if indiquant une tombe protestante ; le jardin potager tout en longueur derrière le poulailler ; l’étroit escalier de pierre qui y descend ; l’abri de jardin qui attend son toit de lauzes depuis des années ; le figuier aux branches basses entouré de forsythias jaunes en février ; le large escalier aux pierres inégales qui mène à la maison ; et trouant le pignon à l’est couvert de signes cabalistiques ; la porte de la cave voûtée où se tenaient des chèvres dans une vie antérieure ;

Texte et photo Marlen Sauvage

(Photo : la clède à l’automne)

Première séance d’atelier d’hiver conduit par François Bon, premier texte.

 

 

Carnet du jour (3)

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23 octobre 2013, suite. Ce serait donc le carnet de Rome. La ville de la perte et du malentendu.

Le malentendu trouve son origine  dans l’évidence entretenue… pour l’une, que l’autre saura son désir de marcher en direction du Colisée, de la Piazza Navona, de la Villa Borghese, de la place du Peuple… pour l’autre, qu’elle saura son désir de rester sur place, Fontaine Trevi, pour photographier à leur insu les touristes venus se prendre eux-mêmes en photo, lançant une pièce dans ladite fontaine, saisis le bras en l’air la pièce dans la main droite – car le mouvement à respecter est celui-ci, de droite à gauche en passant par dessus l’épaule – et ainsi persuadé qu’elle aura deviné cet incommensurable désir de s’imprégner du « sujet », de « shooter » une heure durant malgré la pluie légère d’abord puis drue, des colonies de japonaises, il ne comprendra pas que l’autre, qui n’a évidemment rien envisagé de tel, tourne, vire, arpente et finisse par se perdre, agacée de ne pas même avoir admiré les façades ocres, les porches des demeures qui abritent des musées particuliers, les galeries d’art, les boutiques de papier, de peinture, d’encre, les librairies, les bouquinistes, les marchands de bondieuseries, les cavistes et les pâtisseries.

(Quand ils se retrouvent l’un devant l’autre sous une pluie battante, au milieu d’une foule désordonnée fuyant se réfugier sous les arcades proches, seuls enfin à se toucher, je ne sais plus s’ils pleurent ou si c’est qu’il pleut tellement. Il se tient devant elle comme ce jeune père venu porter des chaussons bleus à la maman qui venait d’accoucher d’un enfant mort. Elle est désemparée, lui enlève ses lunettes pour les essuyer, car il pleure vraiment. Mais ça, c’est dans un film. La première soirée à Rome est une soirée ratée.)

(À suivre)

Carnet du jour (2)

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Rome pourrait être – si ce n’est rester, car nous avons déjà décidé de faire le vœu à la fontaine Trevi, de revenir – la ville de la perte et du malentendu.

Parmi aussi les évocations de Rome, il y aurait celle de l’amour lié à la ville à cause de son nom même, au palindrome évocateur, ROMA – AMOR. Rome, ce serait aussi la foule sur le Corso le samedi, où l’on choisit de poursuivre notre déambulation néanmoins, et le niveau sonore inhérent à la fougue latine. Rome, ses cafés longo, espresso, americano, cappucino, con latte… Rome et ses ruelles où s’ouvrent des galeries inattendues comme celle où nous découvrons les dessins de Lord Compton.

A Rome, les façades anciennes jettent leurs ocres écaillés aux yeux écarquillés des passants.

Rome et son forum qui saisit l’âme pour la conduire à rebours du temps, douze siècles auparavant, et l’on se sent partie intime de cette humanité qui nous a précédés, élevant des temples à ses divinités. Rome et ses marchands de fruits, ses vendeurs à la sauvette auxquels on tente d’échapper en ondulant le long des trottoirs bondés. Rome et ses musées, le Capitole, la Ghaleria Borghese, le musée Barberini et leurs collections impressionnantes où dominent Titien, Rafaello, Caravaggio, et Filipino Lippi et Ghirlandaio…

Je disais donc la ville de la perte et du malentendu.

À quel moment se perd-on dans une ville inconnue alors que dans la poche pèse la clé de l’hôtel et que l’on tient à la main un plan du quartier ? Déambuler, errer, se planter devant une façade, poursuivre son chemin dans des ruelles fanées qu’éclaire un bout de ciel, déchiffrer des inscriptions dans la pierre érodée, bousculer des passants, scruter la vitrine d’un antiquaire en quête de l’objet le plus inattendu, et puis en un instant, comprendre que l’on s’est transporté loin de l’autre dans un temps non mesurable, ce qui en amplifie la profondeur, parce que la seule chose qui (ne) nous manque (pas) en vacances, c’est une montre.

(Et que le mobile n’est pas non plus un accessoire indispensable.)

On se perd dans une ville dés l’instant qu’on ne peut pas estimer la durée pendant laquelle on a baguenaudé, croisé des sourires, capté des morceaux de conversation, échafaudé des plans sur la comète – louer un appartement dans telle rue en basse saison pour venir y écrire loin de tout – oublié que l’on n’était pas seule précisément ce jour-là dans cette ville-là. On se perd des l´instant que le plan du quartier ne nous sert à rien parce qu’on en a dépassé les limites ou parce que le nom des rues n’y est pas mentionné, que la police de caractère n’excède pas le corps 5 et que le jour s’enfuit.

Une fois perdu, reste à se retrouver. Remonter les avenues, la succession de « corso », les rues, traverser les placettes, contourner les places, rechercher le café qui servait de repère, revenir sur ses pas, cet hôtel sous le lierre, l’avait-on abordé de face ou de côté ? – lever les yeux au coin des bâtisses pour y retrouver le nom de la rue mémorisée, la plus proche de notre rendez-vous, tenter d’interroger le passant dans sa langue, puis enfin reconnaître dans la signalétique un panneau indicateur.

(Ce n’est que des années plus tard que l’on comprend ce qui se jouait là, la réalité de la perte, ce qu’elle signifiait vraiment, ce qu’elle laissait augurer. On avait perdu l’autre. L’autre insouciant. Nous nous étions perdus.)

(à suivre)

Carnet du jour (1)

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Ce devait être le carnet de Rome, ouvert un 26 octobre 2013. Un FABRIANO CLASSIC ARTIST’S JOURNAL  à la couverture cartonnée bleu marine et aux 12 cahiers de 16 pages, alternant pages blanches et pages ocre jaune. Seules 7 ont été noircies de mon écriture  au crayon de bois, un énorme crayon court acheté dans la même boutique que le carnet. Ce sera un objet comme tant d’autres semblables qui rejoindra, une fois rempli, le grand tiroir du meuble coloré. Ce tiroir qui n’a plus accueilli aucun carnet depuis trois ans.

Car il y a le blog ! Un autre carnet. Le carnet qui devait remplacer tous les autres… Or, il m’est impossible d’écrire la même chose sur le blog que sur mes carnets. Ici même j’en ai transcrit plusieurs, de ces journaux personnels et carnets de voyage, de nombreuses années après les avoir écrits, en supprimant parfois certains passages. Une question de pudeur à ne pas étaler au temps T ma vie du moment. Ce serait pourtant la fonction première du blog, celle d’un journal « extime »… Depuis ce blog et mes premières transcriptions, plus de carnet « intime » sur lequel je m’attardais chaque soir. Plus d’écriture « à la main », un clavier et rien d’autre. Et de la fiction, des citations, des images, qui en disent sans doute autant de mes pensées, rêves, émotions, tourments… De la fiction pour échapper à la réalité. Comme lorsqu’enfant puis adolescente, je ne sortais le nez d’un livre que pour le plonger dans un autre.

Et puis aujourd’hui le carnet de Rome… Qui m’appelle et réclame ma main. J’y écrirai d’abord. Qui sait si ses pages ne se retrouveront pas ici, livrées telles qu’écrites…

(À suivre)

Haïku de novembre

marlen-sauvage-nadia-riviere

Pour Liliane

Dressé vers le ciel
protégeant son lieu sacré ~
Le menhir attend

Tous ces jeux d’enfant
partagés un mois durant ~
Déjà dans l’oubli

Nuages en mer
déposés dans la vallée ~
Envie de plonger

Premières lueurs
de rose le ciel s’habille –
Les arbres s’éveillent

Au milieu du vert ­~
un champ comme un grand tricot
aux couleurs d’automne

De l’or dans le ciel ~
Avant la chute des feuilles
l’automne flamboie

Mur de graffitis
Personnages en noir et blanc ~
Un chat prend la pose

Leurs murs se touchent…
Que se racontent-elles ?
~ Secrets de maison

Au fond de la grotte
L’eau échafaude ses plans ~
Draperies calcaires

Quand la main de l’homme
de la nature reçoit l’aide ~
Beauté des murets

Le bois pour l’hiver ~
Entassé depuis longtemps
s’accorde au décor

Debout sur les toits
elles veillent sur les crêtes ~
Cheminées de pierre

Comme on a sans doute
taillé la route il faut bien
la rapiécer

Au-dessus du causse
ils jettent leurs taches d’ombre ~
Les nuages blancs

Dans le jour naissant
tombent comme vieille peau
tous les cauchemars

Partout le regard
s’embrase au chant des oiseaux ~
Automne incendié

La nuit vers le nord,
les étoiles pour boussole,
migrent les oiseaux

Migrateur errant
seul dans le ciel assombri
Et mon cœur se serre

Un peu d’or sur le sable ~
Souvenir d’une oie
sauvage dans le ciel

Cette heure du soir
Où se taisent les oiseaux ~
Résonne ta voix

Dans les limbes il fuit
le haïku imaginé ~
Pris par le sommeil

Grandes flaques d’eau
après les pluies battantes ~
Faux miroir brisé

Branches racines
que l’eau confond ~ Image
d’un ciel renversé

Feuilles d’automne
comme pièces de monnaie ~
Vœux dans une flaque

Alignés serrés ~
Depuis la cime se mirent
les grands peupliers

Arbres narcisses ~
Le soleil projette l’ombre
d’un autre plus grand

Devisant gaiement
le bain de pieds se poursuit ~
Soleil revenu

Chaleur du soleil
avant la fin de sa course ~
La nuit peut tomber

Surface irisée
sous les rais de l’astre blanc ~
Le lac s’ensommeille

De blanc se hérisse
la mer contre les rochers ~
Vagues à l’assaut

Photo : ©Nadia Rivière
Texte : Marlen Sauvage