Mer du Nord, Annette P.

 

                                   Je me souviens du bord de mer avec ses filles au teint si clair
                                  Elles avaient l’âme hospitalière c’était pas fait pour me déplaire
                                 Naïves autant qu’elles étaient belles on pouvait lire dans leurs prunelles
                             Qu’elles voulaient pratiquer le sport pour garder une belle ligne de corps
                        Et encore, et encore, z’auraient pu danser la java

                           Z’étaient chouettes les filles du bord de mer
                            Z’étaient chouettes pour qui savait y faire

 

Salvatore ADAMO

 

En Belgique, les filles sont moches. Vous l’aviez lu dans un hebdomadaire français lorsque vous aviez vingt ans. L’homme qui signait cette déclaration précisait que, même à la Porte Louise qui est le quartier nec plus ultra de Bruxelles, malgré tous les efforts qu’il avait déployés pour en trouver une, il n’avait jamais rencontré la moindre jolie fille. Bon. Si un journaliste français se permet de révéler une telle carence esthétique, c’est que celle-ci doit être vraie. Le Français est champion du monde en matière de femmes et de bon goût. Depuis lors, vous regrettez d’avoir ouvert ce magazine, vous regrettez d’avoir lu cet article. Mais c’est trop tard, le mal est fait ! Et chaque fois que vous vous regardez dans un miroir, vous y repensez. Forcément.

Les périodes de beau temps restent rares en Belgique. Trois jours de soleil consécutifs font les grands titres des journaux. Ainsi, si vous interrogez un Flamand ou un Wallon sur sa préférence en matière de villégiature rapprochée, il vous répondra toujours qu’il préfère la mer du Nord aux Ardennes. Pour la bonne et simple raison que le sable sèche plus vite que l’herbe. Cet argument se répète, imparable, de génération en génération.

De la frontière française à celle des Pays-Bas, sur une longueur de soixante-six kilomètres, la côte belge concentre seize stations balnéaires. Face aux falaises anglaises qui peuvent s’entre-apercevoir sous une certaine lumière, les plages y sont somptueuses, d’un grain à nul autre pareil.

Vous voici descendue sur la plage. Le vent vous fait frissonner. Vous cherchez à vous frayer un passage dans le labyrinthe des corps étalés. Vous reviennent alors en mémoire les mots que vous aviez entendus un soir à la radio : Le Belge a la peau rosée des buveurs de bière. Maintenant que le mal est fait, qu’il est trop tard pour revenir en arrière, chaque fois que vous regardez votre peau, vous y repensez. Forcément.

Finalement, la plage vous a concédé une place. L’éparpillement stratégique de vos biens dessine une limite précaire à votre territoire. Avec votre panier, une bouée et une serviette éponge, vous vous inventez un petit paravent derrière lequel vous allez pouvoir vous abriter. Vous avez beau vous faire plus plate qu’une limande, vous tremblez. Le ciel est gris. La mer est grise. Le soleil ne devrait plus tarder. Des rafales de sable se collent à votre inutile crème solaire. Aujourd’hui, l’office du tourisme affiche une mer à quinze degrés. Vandaag is de temperatuur van de zee vijftien graden. A mesure que la mer se retire, la plage prend de l’ampleur. Le sable reconquis est immédiatement envahi par de nouvelles cohortes rosées de l’espèce humaine.

Votre mère est déjà dans l’eau. Elle vous fait de grands signes en sautant sur place.

– Hou hou ! Annette ! Tu viens ? Qu’est-ce que tu attends ?

La voix de l’intrépide est contrecarrée par le cri des enfants. Vous n’êtes pas certaine d’avoir bien entendu. Mais celle-ci continue :

– Viens nager ! La mer est délicieuse ! C’est génial !

A force, vous vous levez. Vous confiez l’ensemble de vos biens à la vigilance de l’inconnu le plus proche et vous vous avancez vers votre premier supplice. Vous voici dans la mer, tétanisée par le froid, cherchant à oublier le pipi des baigneurs, les poissons crevés, les boulettes d’hydrocarbure et les noyés pensifs qui glissent vers vous le dos rond.

Il s’agissait bien là d’un premier supplice, car, sur les plages belges, les supplices sont au nombre de deux et le second n’est pas le moindre. Celui-ci commence au moment exact où vous sortez de l’eau. Vous avez les cheveux trempés, la chair de poule, les lèvres violettes, le nez rouge et de la morve que vous vous contraignez à retenir en reniflant. Votre maillot pendouille. La mer est si basse à présent que la distance entre vous et votre petit paravent s’est encore agrandie. Vous allez être à la parade ! Il va vous falloir parcourir une distance de cinq cents mètres au moins sous mille regards inquisiteurs qui vont observer chacun de vos bourrelets, reluquer le galbe de vos seins, jauger la fermeté de votre ventre, scruter la peau d’orange de votre culotte de cheval, considérer l’acné de votre visage, vérifier l’épilation de votre maillot et observer si vos jambes frottent ou ne frottent pas l’une contre l’autre quand vous marchez… Vous allez défaillir. Mais non. Courageuse, dans votre peau rosée et votre mocheté nationale, vous vous avancez vaille que vaille en regrettant toutefois de ne pas avoir choisi les Ardennes pour y passer le week-end. Forcément.

avril 2012

 

Lu le week-end dernier à Auge, en Creuse, à l’occasion de l’assemblée générale de Terre de lecteurs.

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