Visages, par Mireille Rouvière

Fin octobre, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.


Femme en veste jaune (L’Amazone), de Amedeo Modigliani 

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant

Je me souviens de ses cheveux noirs en épis le matin devant son petit déjeuner, de sa main elle lissait ses mèches rebelles, ses yeux à peine ouverts regardaient son bol de lait fumant, elle pensait à la journée qui allait commencer, prendre sa voiture, amener le bébé chez la nounou, son front se plissait alors, avait-t-elle oublié quelque chose dans le vanity, se rendre au travail où l’attendaient déjà ses collègues et avec elles rires des situations rencontrées dans leurs tâches. Comme une jeune maman elle attendra avec anxiété de retrouver ce petit garçon qu’elle a abandonné le matin, le retrouver, le prendre dans ses bras avec un visage rayonnant d’amour. Ce visage s’est aminci depuis qu’elle a repris toutes ses activités, mais elle aime ça, courir après le temps qui passe trop vite, le retenir au besoin, on dirait qu’elle à peur d’en manquer. Dans le flou du vieux miroir piqué de taches de vieillesse : comme elle est belle encore, elle a toujours le regard de ses quarante ans, cheveux charbon froid, raides mais bien coiffé d’où aucune mèche ne dépasse, pommettes lisses et rebondies, un peu de sombre autour des yeux illumine son visage dont la douceur se reflète sur l’ovale encore ferme et sur lequel aucune ride n’apparaîtra jamais, aucun sillon ne barrera ce front, aucune ridule de ternira jamais cette bouche aux lèvres charnues, ses yeux, oui, ses yeux, d’un vert profond parsemé d’étoiles d’or ne seront jamais en deuil, elle flotte entre le réel et l’irréel.

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)  

L’orage

Pourtant ce matin-là rien ne prédisait cet incendie dans ses yeux, à l’horizon j’ai vu arriver une vague de chaleur d’une intensité insoutenable, des coquelicots d’un rouge intense étaient apparus sur ses joues, leurs pétales se retournaient l’une après l’autre avec violence, un vent qui aurait emporté maisons et gens s’infiltra par ses narines amenant avec lui toutes sortes d’ordures et de détritus piochés à toute allure et sans discernement dans les bordures des routes polluées, dans les campagnes souillées, dans les champs abandonnés aux ronces griffues et acérées, de sa bouche sortiraient bientôt tous les mots orduriers de sa composition,

pourtant ce matin-là, nous avions fait l’amour avec intensité et j’étais sûr que la journée serait paisible et ordonnée, j’avais entendu, comme un ouragan qui emporte tout sur son passage, le portillon du potager se refermer d’un bruit sec, des pas lourds de signification sourdre sur les dalles de la terrasse, les jolies chaises de jardin en fer forgé choisies avec amour renversées avec furie, la table bousculée sans ménagement se plaignait en grincements stridents, bientôt la porte d’entrée claqua avec véhémence, la pauvre porte en arrivait à se déglinguer, elle en perdait parfois quelques vis que je rafistolais tant bien que mal moi qui n’étais pas bricoleur, 

pourtant ce matin-là, je n’avais pas prévu de soutenir une autre scène et surtout pas de cette intensité, j’avais hésité un instant l’affronter ou me défiler, je la regardais s’avancer.

Mon essentiel dans ton visage (avec Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens

Des moustaches à la Brassens, c’était l’époque, c’était plutôt moche vous auriez pu les couper, mais non c’était plus important que vous les caressiez en nous regardant d’un mauvais œil. Moi j’avais la trouille de ce geste. Oh ! je n’aimais pas ça du tout, mes genoux claquaient, je vous détestais. Vous auriez pu vous casser une jambe un jour, c’aurait été super, on aurait eu un remplaçant ou une remplaçante, même pas ça, jamais vous n’avez été absent, tout les jours sur notre dos. La compassion en connaissiez-vous seulement le mot ? J’avais peur de vous. Bon, je n’étais pas passionnée par l’école, ce que j’aimais c’était les récréations, j’adorais jouer avec mes amies. Avec vous je n’étais pas à l’aise pour apprendre, même, j’étais tellement apeurée par votre voix,  cette voix caverneuse et rugueuse que des tremblements agitaient mon corps, comment apprendre dans ces conditions. Ah ! oui vous auriez pu être plus indulgent, il n’y aurait pas eu de mal à cela, mais non, vous adoriez nous terroriser, cela vous apportait de la satisfaction et alors vous lissiez vos moustaches avec application, Pourtant à cette époque-là, il n’y avait pas de délinquance chez nous, dans notre campagne, moi je baissais la tête pour éviter votre regard, j’étais humiliée et oui je suis sûre que cela vous plaisait à l’époque, que saviez-vous de moi alors ?

Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification et à partir de la peinture de Modigliani – femme en veste jaune, au début de cette publication). 

Si vous l’aviez vue descendre de cheval en furie main gantée sur la hanche gauche, cravache dissimulée avec impatience dans le dos, l’air hautain et narquois, vous auriez voulu être un insecte discret et vous éloigner au plus vite et si vous aviez été un insecte arrogant elle vous aurait écrasé de sa botte de cuir lustrée, elle dirigeait sur vous son œil gauche et vous montrait son profil tout anguleux à la pommette saillante, elle savait manipuler son regard pour vous confronter et vous inviter à la contredire afin que toute sa hargne s’écoule sur vous, des mots cinglants pouvaient se déverser alors : sur le cheval qui n’avait pas su l’écouter, sur le palefrenier qui avait négligé de serrer les sangles convenablement, sur le matériel devenu peu fiable, sur les commerçants toujours à l’affût de gagner de l’argent sur son dos,  même si sa mise était toujours soignée, vous pouviez sentir le désordre dans sa tête, moi qui la connaissais, je vous aurais invité à l’éviter ce jour-là, nous serions allés jouer au bridge.

Auteure : Mireille Rouvière

Ecrire en novembre, par Mireille Rouvière

D’après Sophie Calle

Délire.

Parce qu’il avait oublié sa clef : une fleur écarlate flottait sur l’eau de la piscine emportée  par les vaguelettes que le vent formait. Le ciel s’assombrit, un éclair scinda le nuage rougi par le soleil couchant, un Peau-Rouge à la parure de plumes couleur rubis apparut sur le fond rosé du ciel délavé.

– noooon : il ne voulait pas.

Pourtant de son index le guerrier lui intima la direction.

Photo : Marlen Sauvage

Errance

Il avançait, il faisait froid, puis il eut chaud, de ses pores suintait une eau de feu. La femme à la cruche étancha sa soif d’un liquide gluant et nauséabond puis essuya ses joues inondées de larmes de sang à l’aide de son moignon sanguinolent, d’elle émanait une chaleur caniculaire, elle le laissa  filer en lui susurrant des sifflements assourdissants. Il plaqua ses deux mains sur ses oreilles. Marcha, marcha en traînant les pieds. Ses chaussures laissaient sortir des orteils qui commençaient à se déchiqueter et faisaient apparaître des lambeaux de peau et d’os. Il était toujours debout et continuait son chemin. A l’horizon une lumière incandescente pointait.  Corbeille en équilibre sur la tête, une magnifique négresse déambulait, le panier chuta, tous les fruits s’éparpillèrent et furent aussitôt avalés par le sol comme une bouche aux lèvres épaisses et charnues, seul rescapé un grain de raisin, il s’en saisit avidement, les ricanements sinistres de la belle dame l’accompagnèrent encore longtemps se répercutant comme autant d’échos. Son corps tout entier lui disait qu’il brûlait vif. Il ne voulait plus savoir. De la dernière phalange décharnée du majeur de la main gauche il appuya sur le bouton flash-back.

Textes : Mireille Rouvière

Ces textes répondaient aux suggestions d’écriture de l’atelier de novembre 2020. MS

Cartes postales, par Mireille Rouvière

La carte postale

Elle est de couleurs chaudes la cloison derrière elle, faite de rectangles monochromes dans les bruns et ocres. On aperçoit une porte au fond à gauche. Un lit de couleur blanche et gris clair à hauteur de ses hanches du côté droit. Elle est assise dans un fauteuil la femme, la femme dont on aperçoit derrière l’épaule gauche un bout de dossier de cuir luisant. Elle porte des cheveux carotte mi-longs sur un visage démesurément allongé sur un cou à la Néfertiti qui supporte un collier de perles orangées. Elle est vêtue d’une robe noire, un châle anthracite. Son bras gauche maintient sur ses genoux un enfançon au visage rond qui porte un bonnet de la couleur du châle de la femme, un gilet enfilé à l’envers qui laisse déborder le blanc du dos de sa petite robe et tout le bas. La main de la femme est posée sur le ventre de l’enfant et ses doigts se dissimulent sous le bras droit de l’enfant qui lui même pend le long des plis de la longue robe de la femme. Des bottes marron recouvrent ses jambes et ses pieds qui se laissent aller sur l’ampleur du noir du bas de la robe de la femme.

Modigliani, Maternité, 1919. source : anttialanenfilmdiary.blogspot.com

La truelle

Je pouvais l’apercevoir sur l’échafaudage avec sa truelle. Le soir lorsqu’il redescendait de son promontoire je la lui prenais des mains. J’aimais la caresser, elle avait un manche luisant d’usure, elle était douce et devenue fine par le frottement. Le ciment l’avait décolorée, mais le métal dont elle était faite était toujours étincelant, lisse et propre. Il n’aurait jamais rangé son outil sans le rincer à l’eau claire et l’essuyer pour éviter de le retrouver rouillé par l’eau le lendemain. Jamais il ne laissait un brin de ciment coincé juste à la jointure du manche. Il m’avait confié qu’au début de son utilisation elle était de forme rectangulaire. Mais maintenant avec le temps elle arborait des courbes gracieuses. Un bel arrondi qui était devenu tranchant tant l’épaisseur du métal s’était amincie. Elle découpait avec souplesse les tranches de béton qu’il posait sur sa taloche, et j’étais ébahi par la danse de cet instrument qui laissait rarement tomber son contenu. Je sautillais auprès de lui et je savais que sa main libre dans un instant se poserait sur ma tête. Une main aux doigts épais et courts, une paume charnue et rouge, aux stries saillantes. Une peau rugueuse comme la toile émeri et burinée par l’agression du mortier tant et si bien que l’on ne distinguait plus les lignes qui auraient pu intéresser une bohémienne. C’était une main velue et recouverte de cicatrices. Les ongles toujours très courts et blancs, élimés et parfois crevassés. Oui elle se poserait sur ma tête légère comme une plume, comme un souffle de vent, comme le battement léger d’une paupière, et il me dirait : « Rentrons ».

Clichés d’autrefois. ©Elie Plantier (1898-1995), photographe en Vallée Française. Maçons à La Baume, Molezon. Lozère

L’incendie

Un tapis de fumée cache le soleil. Le ciel s’obscurcit de plus en plus, c’est imminent. Dans la maison la famille prépare les bagages, l’homme est sorti démarrer la voiture et ouvrir le coffre. La femme court à droite à gauche remplit les valises avec tout ce qui lui tombe sous la main, papier, culottes, robes, tee-shirts, casseroles, verres. Elle n’arrive pas à se concentrer pour décider et emporter l’essentiel. Lui ne réussit pas à démarrer l’auto, insiste, soulève le capot, peste, jure. L’air devient irrespirable, il fait chaud, il transpire. Le moteur ronronne enfin. Les sirènes des pompiers hurlent. La route recouverte de poussière vaporeuse qui se soulève à chaque passage, fluctue sous la vision fantomatique de véhicules ocres, pressés, débordant de passagers et de toits recouverts de bagages. Dans un vacarme assourdissant, les flammes arrivent, lèchent les premiers arbres de la propriété, l’homme se révolte retourne dans la maison, cherche les enfants, les trouve recroquevillés dans un coin de la cuisine avec leur doudou sur les genoux qu’ils enserrent dans leurs petites mains, les visages mangés par la peur et l’effroi, les attrape, les soulève de ses bras tentaculaires, les enfourne dans l’auto. Retourne chercher la femme qui se débat, refuse d’abandonner tout ce qu’elle aime, qu’elle a construit, qu’elle a décoré. Le salon juste repeint, le nouveau tableau accroché au-dessus de la petite commode de sa grand-mère. Il la tire, la pousse, l’accompagne par la taille, l’embrasse, la dépose presque sur le siège, ferme la portière. Elle, hébétée, larmes qui roulent, regarde par la vitre l’incendie qui arrive dans un fracas, dépasse la toiture de leur habitation et engloutit voracement la jolie maisonnette.

Mireille Rouvière

La proposition en 3 étapes était la suivante : à partir d’une carte postale tirée au hasard à chaque étape, décrire la première carte comme on le ferait pour un aveugle ; choisir dans la 2e un élément rappelant un souvenir ; et ajoutant la troisième aux précédentes, tisser un fil entre ces cartes pour inventer une fiction. Parmi les suggestions d’écriture, l’utilisation de la cataphore, celle du « il y a » ou encore la description à la Perec, pour la première. L’appui de Charles Juliet pour l’écriture du souvenir, et enfin la recherche de sa propre voix pour ce qu’il en est de la fiction. Marlen Sauvage

Mon jardin de curé, Mireille Rouvière

 © DR© DR

 J’ouvre le portail et j’avance en posant délicatement mes pas sur l’herbe mouillée de rosée du chemin, mais attention à ne pas marcher sur la grenouille rousse qui m’attend chaque matin. Surprise par son bond inattendu, moi comme un pantin désarticulé je finis par sursauter. Un jour je l’ai observée alors qu’elle avalait une grosse limace. Elle était statique seul ses gros yeux suivaient mes mouvements et me priaient de ne pas la déranger. Les perles d’eau reposant sur les ombelles épanouies révèlent un jardin enchanté. Prendre le temps d’admirer et de remercier toute cette belle nature. Inspirer, expirer, fermer les yeux et les rouvrir avec un nouveau regard. Pourtant tout ce labeur n’a pas été fait en vain, il va être temps de cueillir les cucurbitacées : pâtissons, potimarrons, butternuts, courgettes rondes ou longues, les courges n’ont pas encore mis leur couleur d’automne, elles patienteront. Les poireaux dressent leurs feuilles effilées de toute leur hauteur et semblent me dire : regarde au petit matin comme nous sommes fiers et vois comme les nuances du vert au violet sont éclatantes. Il faudra les butter afin que le blanc s’allonge. Les salades dépassent tout ce monde. Elles ont voulu se hisser si haut que leurs feuilles en sont devenues insignifiantes. Les oignons encore bien verts ne sont pas près de céder  leur parure, il faudra les y aider sinon nous n’en n’aurons pas pour cet hiver. Au frôlement les œillets d’Inde, plantes utiles au potager, se sont mis à exhaler leur odeur. Je suis toujours surprise par leur réactivité. Les haricots jaunissent, ils se sont épuisés à donner leurs belles et tendres gousses. Il faudra les arracher. Les basilics ont été atteints de gigantisme cette année ; que de bonnes soupes et de bonnes salades ils ont parfumées, eux attendront le gel pour terminer leur course. Les deux tournesols plantés un peu tard commencent juste à montrer leur corolle jaune, ils sont les soleils de mon jardin. Pourtant ils me tournent le dos et orientés vers l’Est ils attendent le grand astre. Ils apportent l’énergie nécessaire à toute cette basse-cour. Les tomates mûrissent difficilement, peut-être les ramasserons-nous vertes. Les choux continueront de se pommeler, il peuvent se réjouir, nous ne les cueillerons que plus tard. Les marguerites gardent encore quelques blanches pétales. Les nouveaux venus les Calamintha grandiflora resteront en place et passeront l’hiver en compagnie du romarin, de la sauge et de l’oseille. La rhubarbe nous invite à cueillir ses dernières feuilles pour enfin hiverner. Les framboisiers, cassissiers et groseilliers finissent de perdre leur parure. C’est bientôt l’automne une belle saison pour mon jardin planté à mille trois cinquante mètres d’altitude. Il est encore plein de couleurs et de vie et cet amoncellement de fruits et légumes me rappelle les saisons de Gisueppe Arcimboldo.

Texte : Mireille Rouvière

Ce texte a été écrit par Mireille Rouvière, fidèle participante des Ateliers du déluge, pour le Club de Mediapart cet été 2020, et publié ici. La proposition était de décrire un lieu aimé en lien avec une œuvre d’art, une sorte de diptyque où l’un et l’autre se feraient écho en toute subjectivité. C’est ainsi en tout cas que j’ai compris la proposition. Marlen Sauvage

La douleur, Mireille Rouvière

Photo : Marlen Sauvage

La liste

Oublier, cérébrale, tempête sous un crâne, la douleur, évanescente ou tumultueuse, la rêver, la manipuler, obédiente ou indocile,  douleur vagabonde, oppressante, dominante, accablante, pesante, refluer ou renflouer, l’amener à se corrompre, la stipendier, l’accepter pour soulager, finir par l’oublier.

La douleur

Pitre, oui bille de clown, faire l’arbre droit, oui oublier la souffrance. Regarder le ciel et dessiner des arabesques sur le sable clair. Un petit vélo dans ta tête qui fait des zigzags et se sauve pour soulager la tempête sous le crâne, il l’extirpe de ta pensée, il l’aspire la délie et la jette dans l’océan où elle va se fondre et se confondre avec le monde sous-marin. Le grand Léviathan reviendra se fourrera dans ton esprit et ta cervelle en explosera. Tant pis pour toi tu n’avais qu’à y penser avant, la douleur on ne doit pas attendre on doit la soigner dès qu’elle apparaît pour qu’elle nous laisse tranquille, pour qu’elle nous oublie. Maintenant essaie comme l’autruche, ta tête,  enfouis-la dans le sable et écoute si ça te soulage après tout tu n’as rien à perdre, seulement perdre la tête, et alors un décapité il la perd bien et cela ne lui fait ni chaud ni froid, elle roule on la  ramasse et on la lui sert sur un plateau. Ou bien allonge-toi sur la voie ferrée, choisis plus tôt celle du TGV c’est plus radical, tu es tranquille, tu te poses juste pour faire un essai et ta douleur elle a tellement peur qu’elle se retire, et là tu la considères tu lui parles de femme à  femme, face à face, tu l’insultes avec tous les jurons que tu connais et dans toutes les langues dont tu sais faire usage, alors tu la vois ta douleur elle devient rouge de honte, bleue de peur, blanche d’effroi, elle diminue, elle fond, elle se dessèche, elle s’effrite et elle disparaît définitivement.

Mireille Rouvière

Ma proposition d’écriture 
A la façon de Tarkos, dans son texte 
Le contre-jour, dresser une liste de votre environnement mental ici et maintenant, en un bloc de texte, où seuls se succèderont des mots séparés par des virgules. Puis dans un deuxième temps et un deuxième texte, écrire en vous inspirant de cette citation de Virginia Woolf :« Ecrivez. Soyez niais, soyez sentimental, lâchez la bride à toute impulsion, faites toutes les fautes de style, de grammaire, de goût et de syntaxe, débordez, culbutez, dans n’importe quelle prose ou poésie. Ainsi vous apprendrez à écrire. » Marlen Sauvage

Balade, de Mireille Rouvière

Photo : Marlen Sauvage

Un texte d’atelier de Mireille Rouvière

Aujourd’hui j’ai décidé de prendre le large et de m’aérer. Je sors de ma maison, j’inspire un grand bol d’air et je m’étire. Je me dirige vers la grange et je prends à droite tout au-dessus du bâtiment. J’emprunte le chemin balisé et je marche ou peut-être je me balade aidé de mes bâtons télescopiques. Je décide de prendre à travers champs. J’arpente à grands pas le pré multicolore au-dessus de mon cloître. J’avance lentement dans les hautes herbes. Je chemine ou je trimarde sur la sente que les sangliers ont tracée par leurs passages répétés. Je me précipite vers le bas de la falaise que j’escalade à quatre pattes plus que je ne crapahute. Je me dépêche et je cours  en clopinant et en me dandinant pour ne pas rater le lever du soleil.  Repu du spectacle  qui irradie l’Est, je saute par-dessus le petit ruisseau qui susurre aux truites Fario qu’un intrus arrive. Je m’abreuve à l’onde claire puis je déambule, je flâne et je me déplace à cloche-pied le long de son cours. J’erre pour passer le petit pont de bois. Je défile devant une rangée d’arbres centenaires, ce sont les hêtres que mon grand-père a plantés il y a maintenant bien longtemps. Le soleil est à son zénith, je trotte ou je lambine au bord de la mare où quelques libellules rasent l’eau de leurs ailes bruissantes. Je baguenaude ébahie par des grenouilles qui plongent à mon approche dans un plouf silencieux. Une main en visière je lanterne devant les faneurs qui au loin ramassent leurs foins et prendront bientôt le repas qu’apportera la fermière dans un panier d’osier recouvert d’une nappe à carreaux rouges et blancs. Je musarde devant une musaraigne étonnée qui lève son nez et détale. Je baguenaude devant un horizon plein d’espoir. Que c’est bon de vagabonder dans sa tête. J’ai  sillonné ma campagne du fond de mon fauteuil roulant !

Mireille Rouvière

Ma proposition
Une histoire de marche et d’écriture, où le texte s’élabore en marchant, et en ces temps de confinement, nous pouvons marcher dans notre tête. La phrase restitue le mouvement de la marche, dans son allure, ses arrêts, ses hésitations, selon le sol et ses accidents.
MS

Un instant fugace – Le cèpe

Photo : visoflora.com

Un texte d’atelier écrit par Mireille Rouvière

Nous avions pris des chemins différents, elle, elle cherchait dans la pente. Je ne l’entendis plus et la peur  qu’elle ne s’égare fit que je décidai de me diriger vers elle. Je ne l’appelai pas, je respectai son silence cela faisait si longtemps que nous n’avions pas eu quelques moments d’intimité. Je l’aperçus à travers les branches. Elle était assise sur la mousse, en silence, le regard vers le sol. Je la redécouvrais. Elle avait remonté ses longs cheveux bruns avec une pince qui dévoilaient l’ovale de son visage. Je connaissais ses yeux verts qui pouvaient devenir noisette lorsqu’elle était ravie. Ses lèvres fines qui ne laissaient passer que peu de mots comme si elle trouvait qu’il ne fallait pas les gaspiller. Mon cœur se serra et des souvenirs d’enfance refirent surface.  Il y avait longtemps qu’elle n’était plus revenue chez nous. La brouille ridicule qui nous avait séparés lui avait interdit un retour dans ces terres que nous aimions parcourir dans de longues balades à la découverte des petits ruisseaux qui nous surprenaient toujours par leur profondeur. Au-delà de ses fondrières sans fond nous imaginions des mondes fabuleux et magiques. Nous étanchions notre soif à tous les filets d’eau que nous trouvions sur notre chemin. 

Ses yeux scrutaient le sol avec assiduité. Les grands sapins obscurcissaient l’horizon. Il faisait déjà sombre sous leurs houppiers. Je m’approchai. Aurait-elle eu un malaise ? Je vis son regard fixé au sol. Un instant de grâce. Elle était en extase, hypnotisée par sa découverte : devant elle sur un tapis de mousse fraîche un cèpe énorme. Elle ne pouvait en détacher ses yeux. Effrayée par son regard statique, je pris peur et m’approchai. 

– Regarde, me dit-elle avec son petit défaut de langue qui me la rendait si fragile, il est splendide je ne peux pas me résoudre à le couper.

Je la découvrais si vulnérable. 

Mireille Rouvière

Ma proposition
Retrouver un moment heureux ou non, et en restituer ce qui aujourd’hui en constitue l’essence. En quoi notre mémoire est-elle suffisamment intacte (mais le sait-on jamais ?) pour venir nous dire quelque chose de notre état du moment ? En quoi le passage du temps modifie-t-il le souvenir de ce qui nous a affecté et révèle-t-il une part de nous inexistante alors ? MS

Un murmure d’oasis, par Mireille Rouvière

Photo : Marlen Sauvage

J’ai fait du rangement et il est réapparu, je l’ai posé bien en vu sur ma table. C’était l’attrait de la couverture qui m’avait poussé à l’acheter. Je devais être enceinte. L’image d’un beau et appétissant tajine, un livre de recettes, un murmure d’oasis. Sur la couverture, d’un vert d’herbes tendres printanières, était posé un plat contenu et contenant de couleurs chaudes et vous donnaient l’eau à la bouche. Tajine c’est un repas que l’on partage à plusieurs, c’est un repas aux convives bruyants, qui mangent à même le plat. Ce sont des palabres en continu. Mais avant cela un tajine ce sont des femmes attelées à le préparer ensemble dans la bonne humeur, l’une pour découper et frire la viande dans des oignons finement hachés et légèrement colorés, l’autre pour trier et éplucher les légumes colorés, une autre pour s’occuper des agrumes peut-être des citrons confits ou des fruits. Tout cela dans des fous rires et dans l’expectative du partage de ce tajine. L’une dira d’ajouter des épices, l’autre trouvera que ce n’est pas assez salé, du cumin sera prévu dans une coupelle pour rajouter si nécessaire. Puis on mettra le plat au four, la cuisson en est longue. Elles partageront un thé à la menthe en se racontant les potins du coin et tous les tajines déjà partagés. Un tajine c’est un pays chaud, convivial et gai, des souks bruyants, colorés et parfumés. Des badauds par grappes devant un étal de pâtisseries, les couleurs des babouches en peau de chèvre, les artisans de masques taillés dans la racine d’un thuya. Avec les années j’avais oublié la douceur de vivre, le soleil qui illumine les journées, la sieste bien méritée que l’on pratique dans ma Provence natale. Les couleurs chatoyantes des robes sur des épaules dénudées, des peaux bronzées. Pourtant Tajine ce n’est pas un plat provençal…

Mireille Rouvière

Ma proposition d’écriture : Retrouver une scène qui vous a particulièrement marquée dans un film ou un roman, ou en rêve, ou imaginée à partir d’un fait divers, et la décrire même si vous n’avez pas (surtout si vous n’avez pas) d’informations particulières. Mettez en scène le narrateur qui la décrit. Revenez à plusieurs reprises sur cette scène pour en trouver le sens. Pour revenir sur la situation, vous pouvez vous appuyer sur une phrase récurrente, toujours identique, qui servira d’appui au cheminement du narrateur. Cette phrase, vous la trouverez peut-être au fil de votre écriture. Elle ne sera sans doute pas la première que vous écrirez. A chaque “reprise” de la phrase, l’image délivrera des morceaux de sens qui révèlent l’histoire et les personnages. Il s’agit d’une écriture réflexive, l’image est obsédante et c’est elle qui suscite l’écriture. MS

La femme, Mireille Rouvière

Photo : Marlen Sauvage

Elle descend l’escalier et s’avance vers le quai. La rame arrive et fait trembler le sol. Elle continue et se dirige vers le tunnel où une lueur rouge est allumée. Ses talons aiguilles claquent sur le pavé. Sa jupe courte et moulante remonte le long de ses cuisses et découvre des jambes longilignes enserrées dans un collant fin qui scintille au reflet des lampadaires. Le courant d’air emporté par la rame qui repart soulève son écharpe et sa chevelure argentée, d’un geste ferme de la main elle récupère le tissu soyeux et doux qu’elle resserre autour de son cou. Il fait nuit dehors comme sous terre. Quelques clochards s’abritent sous des cartons pour passer la nuit en  grommelant sur son passage. Des bouteilles vides s’éparpillent aux pieds des pochards, ça sent la pisse et le vin bon marché. Il est tard, bientôt la dernière rame de la nuit passera. Elle marche derrière la limite de sécurité un pas après l’autre dans un alignement parfait, son regard se dirige vers les rails luisants d’usure et la profondeur sombre où ils reposent.

Texte : Mireille Rouvière

[Atelier en Cévennes, les textes (7)]

Rappel de la proposition
Il s’agissait de construire des personnages à partir de situations, d’actions, de description des lieux, sans que l’on sache grand-chose des personnages ni de leurs intentions. Pas de monologue intérieur, par exemple, pas de « tentation psychologique ou explicative »1. L’auteur convoqué est Cormac McCarthy, L’obscurité du dehors. MS

1- Une proposition issue d’un vieux bouquin que j’utilisais au début de ma pratique d’animatrice, très bien fichu, Atelier d’écriture : mode d’emploi, d’Odile Pimet (1999).

Sous le voile, Mireille Rouvière

©Marlen Sauvage – Rivière à Grattegals, Lozère

Qui voit ses veines voit ses peines – son visage ne laisse pas des veinules apparaître mais des rides qui se croisent et s’entrecroisent et ressemblent au delta du Rhône le pays d’où elle vient – avec ses alluvions qui resserrent en fins ruisselets l’eau et peuvent nous apporter par  leurs cheminements la sagesse et la connaissance – son faciès fripé comme une pomme oubliée que l’on retrouve au printemps encore ferme à l’intérieur qui vous surprend par son goût sucré suave et exquis lorsque vous la croquez – entoure  deux yeux pétillants et vifs du désir de découverte qui ne l’a pas encore abandonnée –  des petites pattes lui donnent une expression de douceur et de compréhension envers tout ce qui l’entoure pourtant – combien de perles salées a-t-il fallu pour creuser ces sillons aussi profondément dans sa chair et combien de soucis d’inquiétudes et d’attentes son front a-t-il ruminés  avant de contourner toutes les cellules dont il est fait – comme un vieux parchemin bruni par le temps son teint en a pris la couleur et garde sur la crête de ses ridules le nacre et la brillance des années – le Mistral ce vent violent dont on n’arrive pas à s’abriter qui passe par tous les interstices elle l’a accepté et lui a laissé le droit de lui tailler un visage émacié – pourquoi lutter aussi contre lui se disait-elle des luttes elle en avait suffisamment dans d’autres domaines – lui parfois au moins il emportait par sa force quelques bribes de préoccupations qui la laissaient légère – ses lèvres un joyau qu’elle surligne avec un peu de rouge rehausse la volonté que ses yeux affichent après tant d’années – elles sont encore charnues et gourmandes de la vie qu’elle a voulu engloutir avec une boulimie carencée – sa bouche n’a pas retenu le pli amer et désabusé qu’elle aurait été en droit de prendre et les mots doux et onctueux qui en sortent savent apaiser la petite tête blonde et bouclée posée sur ses genoux – elle la caresse d’un geste d’apaisement avec des mains aux veines saillantes qui charrient toutes les misères que le monde concède aux gens dans le malheur – combien de tâches ont-elles accomplies combien de linge ont-elles frotté l’un contre l’autre dans l’eau de la rivière encore froide au printemps combien de larmes de tristesse ou de rage ont elles essuyées

Texte : Mireille Rouvière

Ma proposition d’écriture était de retrouver une expression, une phrase, un mot, qui nous restent en tête malgré le temps, soit parce qu’elles disent quelque chose de la personne qui les prononce, ou parce qu’elles ont suscité un questionnement, ou un désordre quelconque, tout autant qu’une joie. Et remontant la sensation que font naître en nous ces mots, partir à la découverte de ce qu’ils nous racontent au plus profond de soi, et le dire dans une écriture réflexive ou/et de ce qu’ils révèlent des visages, de celles et/ou ceux qui les ont portés. L’auteur convoqué : François Durif, Temps compté (blog remue.net) MS