Quelques souvenirs, Monique Fraissinet

©Eric Vanderschaeghe – 2017, Salon de la Photo, Paris.

Aujourd’hui j’ai mis de l’ordre dans un vieux meuble recouvert de la poussière du grenier. Une carte postale. Une vue de la côte bretonne, un prénom écrit par la main d’un enfant précédé d’un texte. Il ne s’ennuie pas. C’est beau la Bretagne, il mange bien, il dort bien, il joue avec ses nouveaux camarades. Le moniteur est gentil. Moi, je pleure, il est loin. C’est la première fois. C’est long vingt et un jours.

Une petite valise à la main. Sa mère avait pris soin de ne rien oublier. Elle est partie, elle a agité sa petite main par la fenêtre de l’autobus. Elle les a regardés jusqu’à les perdre de vue à cause d’un virage. Ses petites jambes collent au skaï du siège. Elle ne reconnaît aucun des paysages qui défilent. Le chauffeur est au courant. Sa tante l’attendra-t-elle à l’arrêt de bus ? C’est la première fois, elle compte sur lui.  Elle la prend dans ses bras. Une grande place, une belle fontaine, de nombreux véhicules, une boutique de fleurs. Elle voudra acheter un bouquet pour sa maman quand elle repartira. 

Un rendez-vous avec lui à dix-sept heures à l’angle de la rue Hugues Mangin et de la rue des 4 vents. Incertitudes. La barbe longue, blanche, bien taillée, propre. Des cheveux blancs, longs, retenus par un élastique. Le son grave de sa voix, il lui tend la main. Elle la prend sans dire un mot. Juste quelques secondes se sont écoulées. C’est la première fois. Elle lui sourit.

Elle est placée devant, au milieu de la photo, une jupe plissée blanche, un corsage blanc en broderie anglaise, un serre-tête blanc, des sandales blanches. Seule une croix brille autour de son cou. La famille qui l’entoure est endimanchée, en vêtements sombres, ils se tiennent droits,  des sourires timides. Ce jour là, pour elle, c’était la première fois. elle recevait le baptême et le corps du Christ.

Mais surtout elle n’a pas oublié qu’elle allait recevoir de précieux cadeaux dont elle gardera le souvenir. Ce sont ses premiers vrais cadeaux.

Elle porte un robe claire à manches ballon, des chaussettes qui ne couvrent que la moitié de ses petites jambes frêles, ses cheveux bouclent sur ses épaules. Elle a les bras levés, maintenant en l’air un ours en peluche.  C’est la première fois qu’elle a un jouet neuf. Elle l’a tant aimé qu’il a vieilli avec elle. Handicapé, il n’a plus qu’un œil, qu’un bras, il lui manque une oreille. Il se prénomme  Copain.

Une soirée pas comme les autres, elle attend, attend encore. Le téléphone sonne. Une voix de femme, une voix qui lui demande si elle est bien Madame…, ces quelques mots suffisent à eux seuls pour en comprendre la suite. Elle sait déjà. Elle a compris. Les mots d’après sont tous de trop. Elle a mal. A partir de ce jour, elle aura toujours mal. Elle gardera, comme dans un écrin, les derniers mots de son dernier coup de fil, le son de sa voix, précieuse, envolée à tout jamais. C’était la dernière fois. 

Texte : Monique Fraissinet
Photo : © Eric Vanderschaeghe

Petits bonheurs (28)

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Face à l’Océan indien, se baigner dans son ciel.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Partageons nos bonheurs !

Vous êtes heureux ? Dites-le !
« Nos téléphones se prêtent bien à cela, on marche, et hop on attrape un instant qui surgit, aussi fugace que sacré, unique et délicieux, et on continue le chemin d’un pas de plus vers autre chose…  »
Sylvie Chaudoreille (en réponse à ma proposition)
1 image et 1 phrase que je publierai dans une série « Vos petits bonheurs ». A adresser à
marlen.sauvage@orange.fr

Tentative de dialogue

 

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Il l’observe s’installer avec précaution à l’avant de la voiture, se caler dans le siège ; sa maigreur est extrême, elle porte encore une minerve et son cœur bat trop fort. Il l’entend. A moins que ce ne soit son propre cœur. Il voudrait la réconforter, mais que dire quand on souffre soi-même au-delà des mots, il tentera des paroles anodines… il sait que rien ne peut être anodin avec elle pourtant. Quand il démarre, elle se raidit, garde une main crispée sur la portière. « Je roulerai doucement. » Dans une sorte de vide mental, elle voit défiler les immeubles de la résidence, les parkings, les clôtures de bois blanc, la petite école au toit de tuiles romaines, le haut grillage derrière lequel l’enfant l’observait fixement il y a quelques mois, perdue au milieu de la cour et du brouhaha des grands, elle se souvient. « Il y a des jours où c’est impossible. » Sa voix atone répète « impossible ».

Il pense qu’aucune parole anodine ne franchira ses lèvres aujourd’hui. La radio a rendu l’âme, il le regrette ; il aimerait l’entendre chanter, elle, qu’elle sache ce souhait… chantera-t-elle de nouveau ? Très vite, ils ont rejoint la voie rapide, la circulation, elle serre ses genoux à s’en faire mal, elle a porté la main gauche à son cou. Il dépasse un camion et elle crie longtemps ; dans ce hurlement il y a une détresse incommensurable qui lui noue la gorge, il appuie sur l’accélérateur et se rabat sur la droite, tout cela n’a duré que quelques secondes et son cri résonne encore dans l’habitacle. Seul le bruit du moteur couvre le silence quand elle lâche d’un ton laconique « Je veux partir d’ici. » « Lâche cette portière, s’il te plaît. Je resterai sur la droite maintenant. Tu peux me faire confiance. » Dans sa tête à elle, le crissement des roues, le froissement de la tôle, l’horizon qui se renverse, la poussière de la route en été, et c’est encore l’été, l’été dure trop longtemps. Elle hait le soleil.

« Tu n’as pas confiance. »

« Je veux dire : je VAIS partir d’ici. C’est une histoire de place. Je n’ai plus de place. Je ne te demande pas ton avis, je t’annonce que je pars. »

Il garde les mains sur le volant, ses doigts se crispent, il a compris. Partir pour où ? Il n’ose pas la question. Sa vie défaite, où ira-t-elle, et pourquoi ne pas rester près d’eux ? Son désespoir le remplit, depuis toujours ils fonctionnent ainsi, deux vases communicants.

C’est maintenant une route de campagne étroite qui coupe à travers champs, les chênes verts, les vignes, quelques maisons disséminées, au loin les Dentelles de Montmirail, les fils électriques noirs dans le ciel bleu ; elle fixe les poteaux qui se succèdent, elle a vu blanchir ses phalanges, elle sait qu’il pleure.

« La semaine dernière, j’ai téléphoné à la maison. Personne n’est venu. Il y avait les dahlias à repiquer, des papiers à remplir et je ne sais quoi encore. J’ai craqué une fois. Une seule. La semaine dernière. Vous n’êtes pas venus. Aucun de vous n’est venu. » Il est près de midi, elle ouvre la vitre et respire l’air du dehors à grandes goulées, pour ne pas pleurer elle aussi. Le téléphone sonne si peu souvent, il se souviendrait l’avoir entendu. Il pense qu’elle a appelé pendant son absence. Le seul jour où il était absent. Lentement elle tourne la tête vers lui, vers son front immense et interrogateur, vers ses cheveux blanchis prématurément, elle voit la larme sur sa peau cuivrée, il ne lève pas les yeux de la route.

« Le dernier soir avant de repartir, nous avons admiré l’océan, longtemps. Il entourait mes épaules de ses bras et c’est la dernière image que je garde de nous deux. Face au soleil qui s’enfonçait dans l’eau. »

« Qu’iras-tu faire là-bas ? Ton enfance est ici, ta maison, ta vie, la famille… C’est ici que vous aviez choisi de vivre. Nous ne verrons plus les enfants… »

« On m’attend ailleurs. Et peu importe si ce n’est pas le cas. »

Elle a parlé d’un ton froid, au-delà de la détermination, avec un détachement qui le tétanise. C’est sa nouvelle voix, sans modulation, sans passion, sans vie, il pense : « sans vie ». Elle détourne son regard et fixe l’horizon, la main droite toujours sur la portière, la gauche hésitante, en l’air, elle pourrait se poser sur la sienne, sur son bras. Mais elle la coince entre ses jambes.

MS

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture permanent proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.