Adélia, par Aline Leaunes

Photo : Stef Heendrickxen

Revenir sur ce matin surprise, matin imprévu, matin ébahi, matin stupeur. Comment dire le trouble, le tumulte, la tourmente pour lui qui depuis des années vivait dans le silence, la solitude et le soliloque.

Recevoir ce matin d’hiver, où la neige se donne en spectacle, recevoir une lettre de Senlis, ville qu’il a quittée depuis bientôt vingt ans. Des souvenirs morcelés, des couleurs effacées, des mots oubliés, un prénom gravé, ses mains tremblent, il a posé la grande enveloppe sur la table, il s’est précipité dehors pour sa marche quotidienne. Ouvrir cette lettre, cette chose, c’est encore et encore rechuter dans les souvenirs, ressasser les pourquoi ? Ruminer cette rancœur qui l’a poursuivi si longtemps, sans jamais donner une place au pardon.

Mais aujourd’hui c’est fini, c’est fini.     

La neige est tombée toute la nuit, de gros flocons lourds tombent encore au petit matin, un ciel gris, le silence comme une banalité, une respiration dans ce pays de pierres, de roches éclatées, de granit, de solitude où il s’est  installé depuis bien longtemps, il a fait son nid… non pas son nid non, plutôt, il a creusé sa caverne, sa grotte dans un fatras de tapis, de tentures, de voilages, de tableaux inachevés, de chevalets encombrés, de pinceaux en bouquets colorés dans de grands vases, de toiles de lin vierges, de palettes multicolores où depuis longtemps, le medium, le véronaise et l’outre-mer se mélangent  avec bonheur et, parfois oubliés, sèchent et craquellent. 

Dans le fond de la pièce une immense bibliothèque qui s’écroule – surcharge  anarchique de livres, d’objets inattendus, cloches, pots de terre ébréchés, lampes, une immense sculpture, cerisier brun rouge – s’étale comme garde-fou protecteur. 

Autour de la cheminée, deux fauteuils avachis où il fait bon se lover quand parfois, Eugène veut bien ouvrir sa porte pour un petit moment de confidence à mots parcimonieux. 

Sa vie d’avant, sa jeunesse, ses délires d’étudiant aux beaux-arts de Toulouse et plus tard ses frasques insensées à Senlis, ses amis Louis et François et surtout la belle, si belle, trop belle Adélia.

Là Eugène a un sourire, oh ! petit sourire, sourire en sourdine qu’il garde pour lui, des souvenirs joyeux, des souvenirs heureux, ses extravagances, ses folies, son libertinage, il a le geste élégant d’une main qui s’envole pour me dire : « oui c’était avant, c’était une autre vie ou insouciance et légèreté étaient  mon alibi.  Tu sais, j’étais très amoureux d’Elle. Elle était belle, de cette beauté qu’il faut bien chercher, pas une évidence… non… non, pas une évidence, une beauté du regard, une beauté de la voix, une beauté du geste, une beauté lascive qui t’enflamme à dix mètres de distance… tu vois ce que je veux dire ? Voilà c’était Elle, c’était Adélia, elle était comme ça. 

Je vais te raconter, pour elle j’ai peint, La Joconde, une fois, deux fois, dix fois, vingt fois, pour Elle j’ai recommencé, recommencé, recommencé  jusqu’à l’absurde,  jusqu’au dégoût des nuits entières à refaire cette Mona, cette huile sur bois de soixante-dix-sept par cinquante-trois, des nuits entières.

Et un jour, Elle est partie.

C’était un soir, comme tous les autres soirs, elle a attendu très longtemps, attendu que les enfants dorment  attendu que l’avenue soit vide, attendu que l’épicerie au bout de la rue soit fermée, attendu que l’épuisement me couche sur le parquet de l’atelier, que le silence l’agresse, que le besoin la déchire, alors elle a ouvert la porte, l’a refermée avec précaution et elle a fui, Elle s’est enfuie.    

Adélia  a disparu, emporté le faux Mona, numéro vingt,  emporté les « je t’aime » faux, emporté les faux « te quiero mucho », les faux « tu es mi vida » , emporté ma naïveté, ma candeur, ma crédulité.

Me regarder dans la glace et me traiter d’abruti, de pauv’ con, une colère volcanique et un feu de joie de ces dix-neuf Mona silencieuses et ridicules.

Besoin de silence, de vent dans mes oreilles, de pluie dans mes yeux, et de bleu dans la nuit. 

Alors tu vois, maintenant, ma victoire, ma guérison, ma cicatrisation, c’est de ne jamais… jamais  ouvrir cette chose  oh ! pas la détruire non plus, non… non pas la détruire, savoir qu’elle est là, et ne plus avoir LE BESOIN de l’ouvrir,  de savoir ;  être dans l’indifférence, tu comprends, l’indifférence… voilà c’est ça   ma liberté, j’ai cassé la chaîne.      

Texte : Aline Leaunes

Ce texte est issu de la proposition d’écriture de décembre 2020 où il s’agissait d’écrire à partir d’un événement vécu, ou d’un fait divers, susceptible de nourrir une fiction. MS

Carnet des jours (29)

 image

[Sans doute ai-je l’impression, à cultiver ce décalage, de ne plus parler vraiment de moi…]

Le 4 décembre 2017

Mort de Jean D’Ormesson… Rien lu de lui. Cet homme « cultivé, courtois, affable, plein d’humour dont le regard bleu inspirait confiance » a rendu les armes à 92 ans. Un bel âge pour mourir. Je suis étonnée de sa popularité en France !
Terminé la lecture de Chimères, de Naguib Mahfouz. Roman lent et subtil, qui révèle les codes de la société égyptienne, et de tant d’autres sans doute.
Le 5 décembre
On enterre Papy aujourd’hui à Hossegor… Le grand bonhomme au tempérament d’acier pour certains, au caractère odieux pour d’autres, a rendu l’âme à 92 ans. Il rejoint au cimetière sa femme et son fils. C’est tout mon passé qui a resurgi à cette nouvelle il y a deux jours. J’ai aimé ces deux hommes si différents. A la mort de Dominique, son père a eu ces mots touchants : « nous avons perdu un fils mais nous avons gagné une fille ». Comment l’oublier ? J’ai toujours eu de l’affection pour lui.

Le 6 décembre
De coup de fil en coup de fil avec le réseau revenu, je manque la nouvelle du jour : la mort de Johnny ! Ne l’apprends qu’à 13 h, et verse une larme encore sur le passé avant de retourner à mes occupations du jour.
Deux heures chez P. et E. pour pouvoir envoyer à Jan le dernier texte pour les Cosaques, commander un billet pour La Réunion, lire mes mails… Seule dans la nuit, j’ai écouté France Inter et l’émission sur Halliday, les invités tous émus (Miossec, Bono (U2), Camille…), retrouvé les grands tubes du chanteur qui a décidément occupé un bout d’espace dans nos vies durant soixante ans, repensé à mon père qui nous interdisait de chanter Que je t’aime, nous avions dix ou douze ans, lui qui ne jurait que par Retiens la nuit, appris que Charles Aznavour avait écrit cette chanson et je comprends qu’il devait y avoir un lien de cause à effet…
Une douleur lancinante dans le bras gauche me pousse à écrire un petit mot tout bête sans date ni signature pour conjurer le sort…
Terminé ce soir la lecture de Ouatann de Azza Filali. Une image de la Tunisie anté-révolution dont je me demande en quoi elle a vraiment changé après 2011…

Le 7 décembre
J’ai occulté hier la nouvelle politique du jour : la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël… De quoi attiser la colère et le ressentiment d’un peuple et de nombreux pays.
Le 13 décembre
Il a neigé sur le Vercors. Cruas crache au ciel sa vapeur blanche et casse la ligne orangée de l’horizon. Nous rentrons de Valence où se tenait le marché de Noël et où Nans et Julien proposaient « Les thés en hiver », du thé bio et des poteries… Ils font un tabac, si je peux dire.
Le 17 décembre
Aéroport Marseille Marignane. Les agents de contrôle sont fous, nous poussent à grande vitesse pour que nous passions nos bagages. Pas le temps de vider mes petits produits ! Mon tube d’argile acheté le matin pour soigner ma cheville passe illico presto à la poubelle. C’est vrai que j’ai l’air d’une poseuse de bombe. Le bonhomme de service me répète que c’est pourtant clairement expliqué. Je lui fais remarquer que je ne suis pas une machine et lui demande s’il lui arrive de se tromper. Mon sac est mis de côté. Fouillé par un gars encore plus débile qui cherche la contenance de mon parfum alors que le flacon est quasiment vide. Je lui dis qu’il est une caricature du zèle, il me regarde en ricanant, et poursuit sa fouille nonchalamment. Voilà, une équipe merdique qui a décidé d’enquiquiner les voyageurs, on ne sait pas pourquoi, mais de toute évidence il s’agit de cela car nous sommes très peu, on ne se bouscule encore pas au portillon. Bref.
Coup de fil tendu hier avec M. J’en ai perdu mes cordes vocales mais j’ai résisté à l’envie de lui envoyer un mail pour atténuer ma requête.
Le soleil de Marseille me réconcilie avec la vie. Je me souhaite un bon voyage et un bon séjour en Tunisie. Envie de réussir cette vie-là.
20h50 Terminé mon sandwich au thon façon Panini et bien entamé mon deuxième direct demandé très chaud. Servi brûlant avec le sourire. Tunisie que j’aime, exubérante, bruyante, fougueuse. Nous avons attendu plus d’une heure avec Donai, une jeune tunisienne rencontrée dans l’avion,  dans une triple file où chacun jouait des coudes au contrôle de police.
Installée au Cappuccino « café et restaurant ». Face à Avis, j’attends. Je suis celle qui attend. Je ne me plains pas. C’est pour moi le temps de l’acclimatation au pays – rapide je dois reconnaître –, de la réflexion, de l’attention aux sensations qui m’envahissent quand je pense le revoir, lui qui reste une surprise pour moi.
Mardi 19 décembre
A la recherche de la pièce manquante, cassée, du chauffe-eau. Garée le long d’une voie express, j’attends l’homme et la pièce.
Hier lundi journée d’achats et de règlement d’échéance. Le salon sera livré le lendemain, la cuisinière arrivera mercredi.
J’apprends ce matin que les élections municipales ont été décrétées pour le 6 mai 2018. J’ai éclaté de rire. Mais un décret est un décret. Sept ans après la révolution, la Tunisie sera enfin administrée localement. Le spectre d’Ennahda flotte droit devant. Toujours à l’arrêt dans une zone de commerces divers, j’observe huit femmes prenant le soleil devant Roche-Bobois, certaines en blouse de travail, un moment de pause peut-être, d’autres en manteaux, des clientes ? Toutes sont voilées. La recrudescence du voile m’a sauté aux yeux il y a un an déjà, je ne sais ce qu’il cache pour ces femmes confrontées à la schizophrénie de leur société.
[Entre le 19 et le 31, voyage dans le sud tunisien.]
Le 31 décembre 2017
Fête à Douz avec le groupe d’Italiens emmenés par Stefano, Zied et Sabrina. Nous visitons le matin la maison de l’artiste Salah, peintre sur peau de mouton, qui parle un excellent français comme les gens de son âge (74 ans). Ses tableaux sont inspirés de la calligraphie et de la société tunisienne, de la place des femmes. Salah insiste sur le geste calligraphique (il parle de « gestuelle ») davantage que sur la calligraphie et c’est vrai que cela donne un élan particulier à ses tableaux. (Mais je n’ai aucune photo de ceux-ci…)
marlen-sauvage-Salah

(à suivre…)

Texte et photos : Marlen Sauvage