Ce drôle d’effet

© Bernard Perlongo

A trois reprises déjà, récemment, croisant son image dans un miroir – tête et corps – ça lui avait sauté aux yeux. La première fois, ce devait être en novembre dernier, en Cornouailles anglaises, chez cette jeune amie de sa femme qui se mariait en grandes pompes, dans une demeure fastueuse où les trumeaux s’ornaient d’immenses glaces bordées de bois d’acajou ou de moulures dorées à l’or fin. Après un millième de seconde, surpris, reculant d’un pas dans le salon où se pressaient les invités, un coup d’œil à son reflet… mais l’impression avait disparu. Une jeune femme s’étant méprise sur son intention avait accéléré le pas vers lui, lui prenant le bras, certaine d’avoir été attendue. Marion en avait été surprise, agacée d’abord puis amusée quand il lui avait raconté l’épisode. Les autres fois où cela s’était produit, tout avait été aussi fugitif, mais il se remémorait les situations, les circonstances, le lieu, l’instant… 

Alors qu’il ajustait son nœud de cravate avant de partir au bureau, un vendredi – il se souvenait bien de ce vendredi car le numéro deux de la hiérarchie américaine débarquait ce jour-là, sans doute pas à l’improviste, mais on n’avait prévenu l’équipe que la veille au soir, et les commerciaux se devant d’être impeccables devant le boss, il avait hésité entre deux cravates en pure soie pendant un temps infini, les deux sur fond gris bleu mais l’une ornée d’un oiseau prenant son vol, l’autre de motifs floraux, puis il avait opté finalement pour l’oiseau au plumage orangé. Alors qu’il s’évertuait à aligner les motifs de l’extrémité la plus étroite du bout de tissu avec ceux du grand pan, il avait noté l’expression sur ses traits, tellement passagère qu’il ne l’avait pas retrouvée dans la minute qui avait suivi… Installé devant le miroir ancien de la chambre, il guettait sur son visage le signe mouvant, quelque chose dans le pli creusé de chaque côté des lèvres, qui donnait un peu d’amertume à son expression. Mais le dessin seul de la ride ne contenait plus ce qui avait suscité son étonnement. Cela surgirait-il dans une autre partie de son visage ? 

Et hier, pour le passage de l’année à la suivante, invités à une soirée qui se déroulait dans une ancienne salle de danse, c’était arrivé encore alors qu’il tenait Marion serré contre lui pour un tango argentin. La renversant, il avait jeté un œil au miroir mural qui occupait le fond de la pièce pour admirer le corps mince de sa femme, drapé dans une robe  rouge et noire des années soixante, sublime… Ce que lui avait révélé son regard alors… Troublé, il avait un millième de seconde perdu le rythme et s’en était excusé auprès de Marion, arguant que sa beauté l’avait confondu. Après quinze années de vie conjugale, l’anecdote avait ému leurs amis, tous en couple de fraîche date après plusieurs vies sentimentales chaotiques… Mais plusieurs fois dans la soirée, Marion avait surpris son regard perdu et s’en était inquiétée. Pour lui, l’étrange sensation d’avoir été l’espace de quelques secondes quelqu’un d’autre, parce qu’à l’image de leur couple s’était superposée celle de ses parents, et son souvenir imposait une photo où son père dansait avec sa mère, des dizaines d’années auparavant, dans une valse tourbillonnante, leurs regards intenses posés l’un sur l’autre. L’explosion dans les yeux d’une lumière, d’une douceur posée sur les traits de sa femme rejaillissait sur le visage paternel, le tout teinté d’un constat singulier : que le temps effacerait tout cela, que la magie de l’instant dont le père se réjouissait serait noyée dans le flux de la vie, que le vieillissement s’emparerait de leurs corps, de leurs désirs, de leurs rêves, de leurs projets.  

Ça, c’était l’analyse qu’en avait faite les frangins et frangine. Ce n’était pas la sienne ! Frères et sœurs avaient de tout temps admiré la photo, la troublante complicité du couple, et souhaité vivre une relation identique, dans une même osmose. Comme ils l’avaient cherchée, l’âme sœur ! Dernier de la fratrie, lui seul, au fait des frasques de son père et témoin de nombreuses scènes où les reproches de sa mère fusaient en tous sens – indifférente à la présence du gamin qu’il était alors – lui seul connaissait la vraie nature de leur relation intime. Aujourd’hui, il pouvait l’affirmer : lui seul avait rencontré LA femme de sa vie. Frères et sœur avaient tous divorcé au moins une fois, portant aux nues le couple de leurs parents. Et alors qu’il pouvait s’enorgueillir de rendre heureuse la femme qui partageait ses jours, il découvrait bon sang de bois que les années avaient passé et qu’il avait pris les traits de son père, cet homme fat, sournois, détesté. Il reconnaissait les rides amères de chaque côté de la bouche, descendant jusqu’au bas du menton, le pli dur entre les sourcils, l’indéfinissable lassitude dans le regard posé sur lui-même et qui transparaissait dans la fameuse photo. Un doute énorme. Que savait-il finalement de ce que recouvrait le bonheur pour Marion ? Lui avait-il seulement posé la question ? L’angoisse lui nouait la gorge. Le regard de son père présent dans ses propres yeux lui révélait la fragilité des certitudes, la vanité de son existence, de ses choix de vie, la force vulgaire de ses préjugés, lui faisant craindre une immense solitude au moment de sa fin, et c’est l’accablement qui attrapa son corps tout entier et son esprit que surprit Marion, à quoi il ne sut que dire « Je ressemble à mon père. Ça me fait ce drôle d’effet, tu sais ? »

MS
(Ce texte a été écrit pour le jeu littéraire Va-et-Vient n°2).

Trois greniers

Photo : Marlen Sauvage

Vous me direz que c’est facile, un souvenir de grenier surtout quand il s’agit d’un grenier de grand-mère. Le grenier des clichés… Mais confronté à d’autres, mon souvenir le restitue tel que je vous le livre. Rangé, poudroyant. Un grand grenier au plancher de lattes étroites, aux lucarnes opacifiées par la poussière. Enfant, sans que l’on s’y attende, la grand-mère nous envoie au grenier, il n’y a rien à répliquer, rien à demander, mais pourquoi le grenier ? Fallait-il nous éloigner de la conversation ? Il y avait dans sa voix quelque chose de mystérieux, « allez donc faire un tour au grenier, tiens ! » ou bien le mystère tenait-il à son sourire, elle qui souriait si peu. Il fallait sortir de la ferme, la contourner par la droite, monter les marches de pierre en se tenant à la rampe en fer forgé vert pâle, et puis pousser la porte après avoir soulevé le gros loquet de métal noir. Le rai de lumière qui traversait l’espace entre les poutres et le plancher, en diagonale, était bien là. Le regard des trois petites filles était attiré par une grande malle en osier clair, remplie de tissus, de vêtements, de robes, de manteaux. Tout était si propre et bien plié ! Un rai de lumière et une odeur de vieux livres. Dans un landau bleu à grosses roues de caoutchouc, qui avait dû promener quatre filles au moins, une poupée nous regardait de ses yeux de verre bleu. Plus loin à même le sol, des paquets de vieilles revues tenues par une ficelle, des Modes & Travaux, des patrons. La grand-mère brodait. Elle lisait aussi, dans son lit, loin des yeux de son époux, des romans de Delly. Empilés là, aussi.

Un endroit où l’on ne se vantait pas d’aller. Surtout après la découverte des journaux coquins du monsieur qui avait vécu ici pendant des décennies et des romans-photos que devait lire son épouse. « Amour, mon cher amour », combien de fois l’ai-je dévoré ! Dans une valise, de belles tenues bien coupées dans des tissus de qualité, des robes cintrées à la taille, des fanfreluches en bas d’une jupe, et me revient en mémoire la silhouette de ma mère au soutien-gorge pointu qui lui donnait l’arrogance d’une star… Nous jouions « à la dame » alors et enfilions chemisiers, robes et chaussures à talons pour le plaisir secret de lui ressembler. Comme elle était belle et comme nous l’admirions ! J’ai oublié comment on accédait à cet espace sous les combles… Aucun escalier extérieur dans ma mémoire, seulement peut-être cette ouverture dans le plafond du couloir à l’étage, mais alors il fallait tirer une échelle pour y grimper… Et en dehors de nos lectures avides et de nos travestissements, rien ne se presse parmi les images du passé, rien ne me raconte autrement le grenier que la valise, les images de femmes nues, et les Nous Deux éparpillés par nos petites mains.

Je n’y étais jamais montée. Durant toutes ces années où je leur avais rendu visite, je n’y avais pas songé. Eux non plus qui, à l’âge de la retraite, étaient assez fiers de l’achat de cette fermette en bordure d’un chemin, proche de la ville mais au milieu des prés, voisine de quelques pavillons modernes. J’en avais fait le tour, traversé les pièces en enfilade, jeté un œil au fond du puits, visité les dépendances, mais jamais je n’avais vu le grenier. Debout au milieu de la cour, j’avais pourtant souvent observé la longère et son toit de tuiles plates aux petites ouvertures. Enfant toujours, mais l’enfance avait fui. C’est parce qu’il avait fallu le vider que je m’y étais retrouvée un matin, étourdie encore par la perte de mon père, et je n’avais pu me résigner à jeter d’une main désinvolte le passé de cet homme secret. Assise sur le plancher noueux, j’avais sorti un à un les dossiers des cartons, parcouru chaque page, découvert deux ou trois courriers intimes que j’avais mis de coté, une carte postale vierge que j’avais empochée, retrouvé des états de service de l’armée, des comptes rendus de réunions syndicales, des bilans financiers, des brouillons de vœux d’anniversaire à moi destinés, et l’émotion qui me submergeait m’avait forcée à interrompre un instant le déballage. Je triais ainsi qu’il me l’avait été demandé. Selon mon intérêt aussi. C’est là, dans ce grenier, alors que Le Scorpion ou La confession imaginaire d’Albert Memmi était ma lecture du moment, que je décidai de vagabonder à la recherche de mon père, militaire par nécessité qui, arrivé en Allemagne après la défaite du pays, avait passé dix-huit ans de sa vie dans une famille qu’il s’était choisi.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte appartient à une série de fictions publiées sur le site des Cosaques des Frontières en mars 2018.

Entrer dans des maisons inconnues 

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Elle avait la migraine et dévalé les rues. Jamais elle ne retenait rien des villes et de ses déambulations, mais de ce jeudi 19 août à 15 h 11, elle se souviendrait. Boulevard Vauban près de l’hôtel de Normandie, un tressaillement. La perspective de la contre-allée bordée d’arbres auprès de laquelle gisait un oiseau mort… Elle s’avança. L’image persista. Elle secoua si fort la tête pour la chasser qu’elle en vacilla, s’appuya à un platane et tourna le regard vers la façade de l’hôtel mangée par le lierre. Cette sensation d’étrangeté familière. Et un désir d’entrailles à dormir là. Elle traversa la chaussée. Une nausée l’emporta, elle s’appuya à l’un des piliers de l’entrée, retrouvant dans la rugosité de l’enduit quelque chose de celui de la maison d’enfance, et sa blancheur jaunâtre. En pénétrant dans le hall rose thé, la surprise l’étreignit de ne rien reconnaître. A quoi s’attendait-elle ? Foulant l’épaisse moquette, elle s’avança jusqu’au comptoir derrière lequel se tenait une employée au sourire convenu qui pourtant s’inquiéta de sa pâleur. Lui offrit un verre d’eau et l’installa dans un canapé de cuir blanc. Alors elle éprouva la fragilité de sa nuque, un échafaudage de vertèbres aux ligaments enflammés, la douleur intense qui plongeait du haut du dos vers le bras droit. Elle payait son inconséquence. La fatigue venue, elle avait opté pour la prochaine sortie sur l’autoroute, suivi la direction d’Auxerre, luttant par des bâillements contre le désir de dormir qui alourdissait ses paupières. Elle entendait la voix de son père « toujours s’arrêter sur le bord de la route dès que le sommeil vous prend… ». Maintenant qu’il avait franchi le seuil d’un autre monde, ses paroles traversaient le temps plus souvent qu’à leur tour. Elle n’avait pourtant pas suivi son conseil. En mode automatique, à la sortie 19, elle avait quitté l’A6 et emprunté la nationale, suivi le centre ville, garé sa voiture au hasard d’un parking pour respirer l’air frais et marcher dans les rues médiévales. La tour de l’Horloge l’avait ramenée à la guerre de Cent ans, à celle des Deux-Roses, à ces vieilles rancœurs qu’exprimaient encore dans son enfance les Bourguignons de la famille envers les Anglais… Sans doute les maisons à colombages ici comme dans tant d’autres villes moyenâgeuses perturbaient-elles son souvenir… Sans doute se fourvoyait-elle et n’avait-elle jamais mis les pieds ici. A cet instant, dans le canapé blanc, elle s’en tint là. Mais la vision de l’oiseau au pied d’un arbre la tenaillait. Lever les yeux, contourner l’incontournable. Le plafond aux moulures anciennes avouait l’âge de l’hôtel. Etait-ce bien celui-ci ? Elle aimait son côté suranné et regrettait qu’on ait de toute évidence voulu en gommer l’aspect vieillot.

Elle réserva une chambre et donna le nom de son père, « mon nom, pensa-t-elle, celui que je ne porte plus depuis des lustres ». La lourde clé au numéro 47 vieilli dans son écrin d’émail pesait dans sa main d’un poids de passé. Elle emprunta l’ascenseur, assaillie de nouveau par l’image de l’oiseau cette fois dans une boîte à chaussures. « Je l’avais ramassé et devant mon insistance et mes larmes, papa avait cédé. Nous devions reprendre la route des vacances le lendemain, peut-être pensait-il que l’oiseau ne passerait pas la nuit… » Trente ans auparavant, seul un escalier menait au deuxième étage, nul ascenseur alors, elle retrouvait encore en fermant les yeux le moelleux de la moquette sous la main le long de la rampe…

Elle enfonça la clé dans la serrure, mais le ventre noué, étonnée qu’une autre main la tournât pour elle, la volonté de revivre un fragment d’enfance si ancrée dans son chagrin. La première image de la chambre et celle de la colombe de Rosine Wachtmeister au-dessus du lit fut une révélation. Rien qu’elle n’aimât dans ce dessin, la surprise se trouvait dans le symbole de la colombe, des dernières conversations avec son père, de la sensation sur son épaule d’une paix sereine au moment de la cérémonie d’adieu. Dans le grand lit elle s’allongea, cherchant à extirper du fond de sa mémoire ce qui y gisait comme un poids mort. Quand elle se réveilla, le ciel s’assombrissait, par la fenêtre une cavale de nuages fonçait droit sur la contre-allée, ses platanes, et sous la rangée d’arbres, une petite fille ramassait un oiseau tombé du nid des années auparavant. Elle jeta un œil au-dessus des toits de la ville. « J’ai déjà admiré ces toits. J’ai rêvé vivre dans les hôtels, voyageant d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, j’ai fermé les yeux et respiré à fond l’air de cette ville qui me parlait d’ailleurs, j’avais dix ans… » Quand elle redescendit plus tard, la tête moins cotonneuse, l’aspect désuet de l’hôtel ne lui évoqua plus rien. Il lui sembla avoir tout inventé : la contre-allée bordée de platanes, la boîte à chaussures, le poids de la clé. Réveillée tout à fait dans la nuit qu’éclairaient deux lampadaires posés sur les piliers à l’entrée de l’hôtel, elle traversa la chaussée, leva la tête vers le deuxième étage et ses chiens-assis. Elle avait admiré la vue de la ville de sa chambre sous les toits. Elle rêvait encore de vivre dans les hôtels, voyageant d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, elle avait fermé les yeux et respiré à fond l’air de cette ville qui lui parlait d’ailleurs, elle avait dix ans…

Texte et photo : Marlen Sauvage

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture permanent proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.

Un Zap book jaune [≠ 26]

[Un rêve, un texte, une fiction]
Je suis dans la chambre de ma mère, l’infirmière a tiré les rideaux et le soleil blanc de novembre filtre à peine, jetant sur son visage des ombres qui trahissent encore davantage les rides qu’elle accepte si mal. Elle ne m’a pas entendue entrer à moins qu’elle ne fasse semblant. Toujours en moi revient cette interrogation lancinante : joue-t-elle et à quoi ? Face à elle endormie, vulnérable, mes pensées ne sont-elles pas celles d’une fille vindicative, rancunière ? Je m’approche et effleure sa main posée à plat sur le drap blanc. Elle murmure : « C’est toi ma chérie ? » et je culpabilise encore. Sa voix est atone, c’est celle d’une malade, je ne peux m’empêcher d’entendre celle d’une mère indifférente, seulement préoccupée d’elle-même, qui répondait à peine à mes grands discours d’adolescente, tranchant enfin d’un « On ne peut pas refaire le monde » qui mettait fin à toute velléité de discussion.
Je suis dans la chambre de ma mère. Celle qu’elle a fait repeindre et décorer après la mort de mon père, comme pour battre en brèche le passé, le reléguer aux oubliettes, lui imposer la vie nouvelle qu’elle avait bien l’intention de mener.

[Je me sens obligée, il faut bien le reconnaître, de mentionner « Un rêve, un texte, une fiction » en préambule à ce texte. Car je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit, qu’il ne m’évoque aucun souvenir précis ou diffus, et que par conséquent j’ai envie de conclure par la formule « Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé serait purement fortuite ».]

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