Une ancienne cave voûtée dans un petit restaurant de V. Les tables s’éparpillent de part et d’autre le long des murs, laissant l’allée centrale libre à la circulation. L’ambiance est jaune et me rappelle Van Gogh, ce jaune du café d’Arles ; et elle est violette comme les touches de peinture sur l’église d’Auvers-sur-Oise. Les serviettes de table en papier jettent leurs carrés colorés dans la tonalité jaune de la longue salle. Je m’installe à droite en descendant les marches, juste là, près d’une niche dans le mur, éclairée par une lampe au halo diffus, et vous vous installez peu après moi, à gauche en descendant les marches, près d’une niche similaire, éclairée tout pareil.
Un regard, un sourire. Vous êtes jeune, la trentaine, grand, mince, le cheveu en bataille, la chemise bleu profond, et vous jetez négligemment votre veste noire sur le dos de la chaise avant de vous asseoir.
A votre deuxième sourire, je vous adresse la parole. Etait-ce vous qui veniez de tenir ouverte pour moi la boîte à lettres de la Poste, dix minutes auparavant ? Non. Je vous ai confondu avec un autre jeune homme à la même dégaine. Vous souriez encore. Vous me demandez tout à trac si je suis « dans le droit ». J’éclate de rire et, inquiète tout à coup, vous interroge : est-ce que je ressemble à quelqu’un qui ferait du droit ? J’attends votre réponse. Vous ne pouvez avancer un non franc et massif, ce serait en quelque sorte renier votre intuition ; à moins que vous n’ayez posé cette question que pour entrer en relation avec moi ; ou à moins que vous soyez obnubilé par une situation qui ne serait réglée que par « le droit ».
Vous hésitez puis me lâchez le morceau. C’est que vous avez un problème avec votre comptable, vous voulez déposer le bilan de votre petite entreprise et une histoire de factures sans justificatif vous empêche de régler cela rapidement. Comme nous devisons par dessus l’espace laissé libre de l’allée centrale, vite envahi par les clients à cette heure du repas, je vous propose de vous rejoindre à votre table pour poursuivre notre conversation. Je reprends mon manteau, mes lunettes, En lisant, en écrivant, de Julien Gracq, que je dépose dans la niche près de la chemise bleue, en carton celle-ci, tiens elle est assortie à votre tenue, qui contient les papiers du litige et sur lequel je peux lire le nom de votre entreprise “Pasta Nuova”. Vous avez été militaire, engagé pour deux fois cinq ans, mais vous avez quitté l’armée avant la fin de votre deuxième engagement. L’armée comme solution à une scolarité houleuse d’où vous êtes sorti sans diplôme. Vous vous êtes battu dans une de ces guerres où la France envoya ses meilleures troupes, ses meilleurs hommes. Vous avez vu l’horreur, l’absurdité, et vous n’avez rien supporté de plus une fois que vos yeux avaient été ouverts et votre sensibilité écorchée. Vous avez laissé tous les autres dans cette merde, la leur, puisqu’ils l’avaient choisie et qu’ils étaient incapables de se rebeller, de se poser les bonnes questions, de repérer les manipulations, les biais dans les discours.
Vous êtes parti et vous avez ouvert un commerce de pâtes. Des pâtes fraîches. Aux œufs ?
Ah ! non. Juste avant, vous avez réfléchi, ressassé : que faire de sa vie loin de cette deuxième famille qu’était l’armée pour vous. Car vous ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain. Le bébé, c’était la camaraderie à la virilité fissurée aussitôt qu’un moment de répit s’offrait après les embuscades, les tirs, les fumées, les blessés et les morts, en face les maisons brûlées, les pleurs des enfants, les gens en haillons, le sable et la poussière des maisons écroulées, le sang, la chair en morceaux, les cailloux en feu. Vous avez abandonné ce bébé tout de même. Et vous avez jeté l’eau, définitivement. Croyez-vous.
Vous ne me dites rien de vos cauchemars. Pourtant ils ont éclairé vos yeux noirs d’éclats de bombes sur le métal des casques. J’ai vu la guerre dans vos yeux. Et j’ai serré mes mains l’une dans l’autre à l’abri de la nappe jaune. Vous avez réfléchi pendant un an, dites-vous finalement, réfugié chez Papa et Maman, ces parents dont vous êtes le fils unique et que vous adorez d’un amour massif.
Et vous avez finalement opté pour les pâtes. Aux œufs.
Étiquette : spirale
Le rêve au cinéma [Uckas, 53]
« On s’était dit qu’on ferait d’Itinérances notre festival du cinéma nordique, qu’Alès serait notre Rouen, que le Cratère serait notre cathédrale. »
Du temps de notre vie parisienne, nous nous rendions chaque année au festival du cinéma nordique de Rouen, pour quelques jours. Cette parenthèse culturelle dura dix ans. C’est là que nous avons découvert le cinéma finlandais, estonien, norvégien, islandais, danois, letton, lituanien, suédois, belge… Aki Kaurismaki et ses films déjantés… Nous croisions « le jury » : José Giovanni, Henri Garcin, Claude Jade, Jean-Pierre Léaud, Charlélie Couture… Parfois, les sous-titres se multipliaient sur l’écran, mais l’inconfort visuel était toujours récompensé par la nouveauté des thèmes et des traitements. Nous quittions les salles, envoûtés par toutes ces voix, ces langues, ces images. Dehors, invariablement, je m’étonnais que les panneaux publicitaires dans les rues vantent des produits « de chez nous ».
Créé en 1988 par Jean-Michel Mongrédien et sa femme, le Festival a rendu les armes en 2010. Les affiches étaient signées Denis Couchaux, je les trouvais toutes superbes. En voici quelques-unes :
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La Strada [Uckas, 52]
Bien sûr, La Strada restera toujours dans mon souvenir la découverte de Fellini, je devais avoir douze ans. J’avais pleuré toutes les larmes de mon corps devant l’histoire de Gelsomina et Zampano. Fredonné et très certainement siffloté la musique de Nino Rota pendant des mois… C’est à La Strada que je dois mon goût pour le cinéma italien, la littérature italienne, la peinture italienne, l’Italie, les pizzas et les pâtes. Les mélodrames. Et peut-être, tout compte fait, il mio amore italiano…
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Jean Cocteau [Uckas, 50]
C’est une chapelle de pêcheurs qui donne sur le port. Il faisait si chaud dehors et si frais à l’intérieur. J’aurais manqué l’entrée si mon ange gardien ne m’avait poussé sous le petit porche. Je me souviens des filets à poissons sur les murs, qui semblaient ici attendre surtout les âmes… des illustrations de la vie de saint Pierre, de l’hommage aux Saintes-Maries-De-La-Mer… Avec l’écriture si reconnaissable de Cocteau ici et là… Un projet de décoration que le peintre poète mûrit pendant une dizaine d’années avant de donner libre cours à son trait en 1957. Je me souviens que la mort de Piaf éclipsa la sienne et de l’intonation de mes parents pour dire « Tiens, ils sont morts en même temps quasiment… » avec de la tristesse dans la voix.
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De l’autre côté [Uckas, 49]
Il se passe toujours quelque chose ailleurs, on n’y va pas voir souvent, et si parfois on s’y risque le trouble s’installe, de l’autre côté nous attend la folie, la mort, l’amour, la déchéance, le remords, l’absence ou l’espérance, notre histoire peut-être, la connaissance de soi, qui sait, tout ce qui peut se passer quand on ose un pied au-delà de la ligne ?
J’ai le souvenir d’un film tout en tension, imprévisible. Le cinéaste, Fatih Akin, a obtenu le Prix du scénario du Festival de Cannes en 2007.
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Marc Perrone [Uckas, 48]
Dans la série se souvenir des belles choses, il y eut cette soirée offerte par M. pour la saint Valentin avec un film en avant-première sur l’histoire de la famille italienne de Marc Perrone, je crois, des images très émouvantes, et puis lui, ensuite avec son accordéon et sa voix discordante, si touchante.
Tiens, là, sa musique et son sourire.
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Zao-Wou-Ki [Uckas, 47]
Petite expo ramassée, concentrée, des travaux de Zao-Wou-Ki [1921-2013], au musée Fabre de Montpellier [2004]. Quel chemin entre ses débuts en peinture [figurative] et ce que l’on en avait vu là. J’avais découvert que sa rencontre avec Henri Michaux [qui l’avait emmené vers l’abstraction, avec Paul Klee] l’avait réconcilié avec son écriture originelle. Je me souviens d’un grand bonheur, perdue dans la contemplation d’une toile aux tons de terre et de nuit.
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Miyazaki [Uckas, 46]
Le cinéma de midi… A l’heure où beaucoup déjeunent, c’est un bonheur de se retrouver avec quelques clampins* dans une salle obscure. Pour nous, c’est souvent le Sémaphore, à Nîmes, et souvent aussi, nous y venons au débotté. Quand le film est une belle surprise, le plaisir n’en est que plus grand.
J’utilise clampin à tort (et le tort tue, et la tumeur… Petit écho à François Bon. Puisque nous ne sommes (1) ni retardataires ou traînards dans la version « régionale » du terme ; (2) ni paresseux, ni fainéants, dans sa version familière, vieillie… Et bien que j’ignore tout de ceux et celles bien sûr que nous côtoyons dans ces moments de vacance.
Ce qui m’amuse dans la définition du Grand Robert, c’est ceci (pour la version 2) : « Le féminin n’est pas attesté ».
Un carnet kraft à spirale (Uckas)
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Debré, le peintre [Uckas, 43]

Olivier Debré devant une de ses toiles gigantesques. Je me souviens d'un petit tableau de lui, conservé chez une dame qui tenait un musée à St-Circq-Lapopie [et qui avait connu tous les artistes du début du siècle (dernier…)], avec du rose et de l'orange, je crois.
Nous lui avions acheté une litho représentant une belle endormie, accompagnée de ce poème :
Je sais des ronciers bleus aux jonquilles amères
que la buse plombée protège de son cri
Je sais l'herbe aux vipères mordant le chemin sourd
au chêne qui s'effeuille sous l'avril galopant.
Je sais l'arbre creusé que la mésange épèle
Je sais des rires en croix
des larmes de pollen
des chansons éventrées au moment que de naître
et des lèvres scellées pour n'avoir pas aimé.
Ce n'est pas signé et j'ai oublié de qui sont ces vers…
Les petites attentions impossibles à jeter…
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Un carnet kraft à spirale (Uckas)
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Langue vivante [Uckas, 42]

Toutes ces petites expressions qui prouvent que la vie est dans le langage, dans la jeunesse, et que sans cette énergie-là nous nous racornirions comme les bourgeons de framboisiers qui viennent de se prendre un coup de gelée.
Je n’ai toujours pas trouvé Patagonie, oublié de chercher d’ailleurs, et donc pas lu.
Un carnet kraft à spirale (Uckas)
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