Stage d’écriture, Guy Castelly (1)

© Marlen Sauvage 2022

Vous voulez savoir où j’ai grandi ? Ça vous intéresse vraiment ? Bon, allons-y alors. Imaginez d’abord une grande place surplombant la ville, sur la place un marché, un grand marché ! Des légumes, des fleurs, des fruits, du poisson. Ça crie, ça bouge, ça chante, ça s’engueule parfois. Ecoutez les partisanes, les femmes du marché ! Vous pourriez reconnaître les voix bien fermes de ma mère, de mes tantes, de mes grands-mères… Car chez nous, les femmes sont fortes ! Vous pouvez ensuite discrètement quitter la place, une petite rue transversale vous fait pénétrer dans le quartier populaire où je vis. Des trottoirs étroits, la place au milieu pour une charrette, des immeubles de trois étages de chaque côté. On habite là depuis trois générations, on y vit bien, mon grand père possède d’ailleurs deux des immeubles ! Ça va vous étonner, mais dans cette ville immense où béton et ciment semblent régner totalement, derrière les immeubles, comme cachés, on trouve de grands jardins. Vous, évidemment, vous ne pouvez pas les voir, mais moi je les ai vus, j’y ai joué, couru… la campagne en centre-ville, des légumes, des fruits, de l’herbe aussi, des arbres qui font le bonheur des hirondelles et parfois même des mouettes.

Si vous suivez cette rue, puis encore la rue qui suit, perpendiculaire, vous trouvez une autre grande place, bien plus paisible. Des jeux d’enfants, des promenades et des bancs pour les adultes, des kiosques à journaux ou encore en été, des vendeurs de boissons fraîches. Vous tomberiez facilement sur mes parents si vous les connaissiez. En fin d’après-midi, assis sur un banc, ils retrouvent leurs voisins, échangent les nouvelles, profitent de l’animation et de l’ombre des grands platanes. Je ne manque pas de les embrasser quand je les trouve là. Bon, ceci dit, si vous aimez les villes bien propres sur elles, bien paisibles, rangées… arrêtez-vous là, vous n’êtes pas au bon endroit ! Moi je veux continuer bien sûr, c’est ma ville. 

Vous voulez continuer ? On y va ! On descend maintenant cette grande rue populaire, il vaut mieux rester sur le trottoir, la chaussée peut être dangereuse… Ensuite ? Arrivés en bas, je vous laisse découvrir la cathédrale, à votre droite, moi je l’aime bien, elle fait partie de la famille, mes grands-parents s’y sont mariés. Ensuite ? Si vous le souhaitez, je vous laisse vous immerger dans cette foule bruyante, colorée, le plus souvent pacifique et joyeuse, amicale. Mais il faut que je vous laisse, j’ai à faire. Descendez tout droit, sans vous presser. Vous arriverez de toute façon à la mer. Vous trouverez maintenant votre chemin tout seul, et vous n’avez pas besoin de moi pour admirer…

Auteur : Guy Castelly

Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture. 
MS

Stage d’écriture, Chrystel Courbassier (3)

© Marlen Sauvage 2022

Vingt ans plus tard

Le plan d’ensemble montre un jardin public de petite taille traversé par une allée de terre. Le temps est clair, plutôt ensoleillé, un soleil pâle de fin d’automne et de fin de matinée. Les arbres, érables, frênes et peupliers commencent à sérieusement se dégarnir. Quatre bancs sont répartis le long de l’allée qui permet d’aller d’une entrée à l’autre du square, quatre bancs sur lesquels personne n’est encore assis. Deux promeneurs, chaudement couverts, vont et viennent de droite à gauche ou bien de gauche à droite, l’un tenant un chien en laisse, l’autre une poussette. Un homme portant un blouson noir élimé, mains dans les poches, arrive par la droite. Il marche lentement, ses pas sont hésitants, regarde autour de lui puis s’assoit sur le bord de l’un des bancs, le premier près de l’entrée de droite, face à la caméra. 

Quelques minutes plus tard, arrive une femme, par l’entrée de gauche. Elle porte une doudoune beige, une écharpe brune. Regarde autour d’elle, repère l’homme assis sur le banc, s’avance avec précaution, maque un temps d’arrêt, regarde l’homme droit dans les yeux, le reconnait, et s’assoit à son tour à l’autre bout du même banc. /

Sur le plan rapproché, l’homme et la femme se tiennent chacun assis à bonne distance l’un de l’autre. Ils ne se regardent pas, ne se parlent pas, les yeux tournés vers le sol. L’homme garde les mains dans ses poches. La femme les a posées sur ses genoux croisés. Sous sa doudoune, elle porte un jean bleu foncé et des petites baskets dorés. Silence pesant. /

La caméra zoome sur le visage de l’homme, une cinquantaine d’années, les cheveux grisonnants mal peignés, la barbe grise également, les joues tombantes, les yeux cernés. Il prend la parole d’une voix faible :

  • Tu voulais me voir ? 

La femme, une trentaine d’années, les cheveux blonds noués en chignon au-dessus de sa tête, les yeux légèrement maquillés, le visage grave, laisse passer quelques secondes avant de répondre :

  • Oui je voulais te voir, voir comment tu avais changé après toutes ces années. /

Gros plan sur les deux visages qui se font face à présent, impassibles. L’homme baisse le regard à nouveau et répond :

  • Dix-huit ans de prison, ça change un homme, ça change tout. Silence. Toi aussi, tu as bien changé.

La femme continue de l’observer, de le détailler avec précision, et rajoute :

  • J’avais douze ans. Bien sûr que j’ai changé ! Grandir sans mère, ça change une femme, ça change tout… /

La caméra effectue un travelling du visage de l’un à celui de l’autre. L’homme, les yeux toujours rivés au sol, tente de reprendre la parole dans un balbutiement :

  • Je… je suis désolé, je …

… mais la jeune femme lève brusquement sa main droite vers lui, dans un mouvement autoritaire, pour l’arrêter :

  • Chut ! Tais-toi ! Je n’ai pas besoin de tes excuses. Je n’en veux pas. Tout a été dit lors du procès. Je voulais juste te voir. C’est fait, je t’ai vu. /

Zoom arrière.

La femme déplie ses jambes, se lève, rajuste son écharpe brune sous le regard interdit de l’homme et s’éloigne vers la sortie de gauche, les yeux tournés droit devant elle. L’homme reste là, sur le banc, la tête rentrée dans son blouson miteux.

Autrice : Chrystel Courbassier

  • Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture.
    MS

Stage d’écriture, Chrystel Courbassier (2)

© Marlen Sauvage 2022

Il inspire et compte en même temps UNE expire inspire DEUX… TROIS… QUATRE… CINQ… son corps blanc contracté monte et descend au rythme de son souffle. Monte et descend, monte et descend, souffle, monte et descend, sue à grosses gouttes, porte juste un caleçon noir brillant, monte et descend … VINGT-CINQ… la transpiration dégouline le long de sa nuque, de ses tempes, au creux du dos, monte et descend, il halète … TRENTE-HUIT. Il veut faire mieux qu’hier et qu’avant-hier, arriver jusqu’à CENT aujourd’hui. Et puis un jour jusqu’à DEUX-CENTS. Il n’y a que ça à faire. Ils font tous ça ici. Lui, il a commencé y a pas longtemps. Combien de temps déjà ? Il ne veut pas savoir, ne pas se rappeler, juste compter et souffler, compter et souffler, sentir ses muscles durcir sous l’effet du mouvement, son corps tendu comme un bout de bois, un tronc, juste un tronc. Ne pas penser, ne pas penser à ce qu’il a fait, à pourquoi il est là ni pour combien de temps. Un monstre, ça ne pense pas. Il continue de compter. CINQUANTE-SIX, CINQUANTE-SEPT… Il voit les grosses gouttes de sueur tomber sur le béton, s’étaler jusqu’à former deux petites flaques de part et d’autre de son visage. Fermer les yeux peut-être, ça sera plus facile. Non, ce n’est pas plus facile, il revoit alors la netteté des images défiler sous ses paupières, les couleurs de la chair et du sang qui goutte le long du corps de la femme, l’arme qu’il tient dans sa main et qui n’en finit pas de s’agiter, d’aller et venir, de monter et descendre… Non, vite rouvrir les yeux, regarder le béton gris sous la masse de son corps, monter descendre, encore, ça fait mal, allez encore, continuer, y a que ça à faire de toute façon, sentir ce corps qui fait mal, qui tire, qui chauffe, qui n’est plus que douleur, ce corps raide comme la mort. QUATRE-VINGT-NEUF… accélère, souffle comme un bœuf, accélère encore… monte descend, monte descend, QUATRE-VINGT-QUINZE… QUATRE-VINGT-SEIZE… monte descend, monte descend, son corps lourd comme un rocher, comme une montagne, impossible à gravir, insurmontable, innatteignable. Tétanisé, il s’écrase au sol, sur le béton gris et froid de sa cellule, immobile, le souffle coupé. Il s’est arrêté à QUATRE-VINGT-DIX-SEPT… n’a pas réussi, a échoué, encore une fois, encore une autre fois, une énième fois. Il n’est de toute façon qu’un échoueur, un loser, un moins que rien, une vermine… infoutu d’arriver jusqu’à CENT. Infoutu de rien. Rester là le plus longtemps possible, sans bouger, jusqu’à demain peut-être. Souffrir, s’endormir et ne surtout plus penser, réessayer demain.

Autrice : Chrystel Courbassier

  • Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture.
    MS

Stage d’écriture, Chrystel Courbassier

© Marlen Sauvage 2022

Propos de voisinage

  • Ça faisait quelques mois qu’ils se fréquentaient ces deux-là. Il restait dormir de plus en plus souvent. De la fenêtre de ma cuisine, je le voyais quitter l’immeuble au petit matin de bonne heure. Je pense qu’il avait un boulot.
  • Oui, c’est incroyable ce qui s’est passé. Un type plutôt propre sur lui, vêtu de façon convenable, poli, pas très costaud mais pas moche non plus, un type normal quoi, il avait une voiture, un emploi, il ne faisait pas de bruit. Plutôt discret d’ailleurs. Un peu trop peut-être…
  • Taciturne, je dirais. Pas très sociable ni très bavard. Bonjour, bonsoir, pas plus. On savait rien de lui en fin de compte.
  • Cependant il faut reconnaître qu’il s’occupait bien de la petite. Il allait la chercher à la sortie du collège quand sa mère finissait tard. Il préparait le repas, lui faisait faire les devoirs, d’après ce qui s’est dit au procès. Vraisemblablement, elle l’aimait bien. Heureusement qu’elle n’était pas là quand c’est arrivé !
  • Il faut dire que son père à elle, il était pas très présent. Depuis que les parents étaient séparés, on le voyait plus. Il devait la prendre un jour ou deux par mois, pas plus.
  • Si c’est pas malheureux tous ces couples qui se séparent ! Enfin, après, il a bien été obligé de prendre ses responsabilités, le père. 
  • Oui mais tu vois, on croit connaître les gens et on ne les connaît pas du tout en fait. On fait connaissance sur internet, on se donne rendez-vous dans un café, on s’invite à la maison et puis voilà ce qui se passe… Il faut se méfier de tout.
  • Tu crois qu’ils se sont rencontrés sur internet ? Non, un coup de folie moi je dis. 
  • Ou une dispute qui tourne mal.
  • Je crois pas que tout ait été dit au procès. D’après ce qu’on m’a raconté, il était pas très loquace le bonhomme quand on l’interrogeait.
  • Il avait honte à mon avis. 
  • Ou bien il avait bu ou il se droguait, on ne sait pas. C’est pas écrit sur la tête des gens ce qu’ils font quand ils sont chez eux bien au chaud en famille.
  • Peut-être qu’elle le trompait tout simplement. Il a découvert le pot-aux-roses et il a pété les plombs. Moi, si ma femme me trompait, je sais pas comment je réagirais.
  • Quand même, quinze coups de couteau, c’est pas rien ! Il fallait qu’il soit sacrément en colère.
  • Il paraît qu’il n’avait pas de casier judiciaire, rien ! Pourtant, tu vas pas me dire, on se retrouve pas à commettre un crime pareil comme ça du jour au lendemain sans préalable. On n’en vient pas là par hasard.
  • C’est dans les gènes ce truc-là.
  • Oui, le gène du tueur, j’ai déjà entendu ça quelque part à la télé.
  • Bon, ce qui compte, c’est qu’il est enfermé pour un bon bout de temps maintenant.
  • Oui mais quel gâchis quand même ! On est en sécurité nulle part.

    Autrice : Chrystel Courbassier

    Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture. Merci à Chrystel pour ce premier texte.
    MS

Visages, par Claudine Albouy

 Fin octobre, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.

© Reuters

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant

Le rayon de soleil caresse ses joues rebondies, elle est heureuse baignée dans la chaleur bienveillante, son teint est bruni. Elle réchauffe un corps amoindri, douloureux qui ne lui appartient plus vraiment. La lumière glisse sur son visage reposé comme a glissé le malheur sur les années, il ne s’essouffle pas, mais il est dompté ou plutôt apprivoisé avec les  heures qui filent. Les ridules autour des yeux sont fines, peu profondes, aucune grosse cassure sur un visage presque lisse. Les yeux mi-clos surveillent le moindre mouvement, ses beaux yeux bleus ont vacillé, se sont délavés, ils ont changé, ce sont les médicaments nous dit-on ? Son regard est au repos sous les paupières, les cils ont presque tous déserté, les sourcils aussi ! Mais quand les paupières se lèvent le regard d’autrefois a laissé  place à un regard vide comme absent, c’est poignant, il se guide au son de la voix. La sienne n’a pas changé, pas vieilli, la même autorité doucereuse est bien là… Ses lèvres charnues sursautent au moindre bruit. Sa peau a gardé la même fraîcheur, claire, rosée. Le teint hâlé trahit sa cohabitation lascive avec le  soleil, un vrai lézard, elle laisse échapper des soupirs de bien-être. Un visage encadré par un casque blanc, pas un cheveu jaune, un blanc impeccable, immaculé .Du plus loin que je me souvienne, je la vois avec ses cheveux blancs ! Elle a dû blanchir très jeune…

Ses cheveux coupés très courts laissent une vue imprenable sur deux oreilles à l’extrémité épaisse. Des trous laissent deviner la trace des boucles d’oreilles devenues trop difficiles à fermer. Je lui ai toujours connu des anneaux en or qui pendaient aux oreilles. L’ovale du visage est parfait,  il se termine par un cou barré de trois rides profondes. A cet endroit la marque du temps ne peut s’enfuir, emprisonnée entre le bas du visage et le haut du corps. Ce visage, un grand livre ouvert sur sa vie passée et celle d’aujourd’hui. Un visage marqué si légèrement par autant d’années : cent deux ans maintenant…

Sur sa peau, le temps paraît piétiner, hésiter à laisser une trace indélébile. Il me faut regarder une photo pour me souvenir difficilement de ses cheveux châtains. Ses traits sont restés les mêmes, du rouge à lèvres vermillon habille ses lèvres… La vie semble refuser d’effacer, de gommer la beauté de ce visage, juste quelques petites griffures accrochées de-ci de-là laissent présager d’un âge avancé. 

Une belle petite mémé…

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)  

Pourtant ce matin-là je me souviens 

Pourtant ce matin-là je me souviens 

son reflet dans l’eau restait immobile

les vagues submergeaient ses joues transparentes

les algues enveloppaient sa chevelure ébouriffée

avec le ressac envahisseur chaque mèche dansait

dans un va-et-vient incessant

Pourtant ce matin-là je me souviens

l’eau était claire limpide

les algues caressaient son visage par vagues successives

les coquillages penchaient la tête

pour la regarder avaler son reflet

deux poissons multicolores pendaient à ses oreilles ils nageaient

la bouche entrouverte elle a happé l’eau salée

Pourtant ce matin-là je me souviens

la mer n’était pas agitée elle est arrivée avec la marée

ses pieds nus se sont enfoncés dans le sable mouillé

la mer soupirait contre les falaises dans  un son rauque

la vague mousseuse l’a caressée léchée emportée

Pourtant ce matin-là je me souviens

le ciel bleu sans nuages se reflétait dans ses yeux bleus

les algues étreignaient sa longue chevelure

le clapotis envahissait d’un chant régulier la petite crique

les hauts rochers blancs découpés 

surveillaient la petite plage blonde

Pourtant ce matin-là je me souviens

je n’ai rien fait pour la retenir

elle s’est laissé glisser au milieu des vagues

sans un bruit le visage illuminé

pas de lutte pas de cris pas de pleurs

elle s’est juste laissé glisser

Pourtant ce matin-là je me souviens

il faisait beau

il faisait chaud

le ciel bleu disparaissait dans la mer

j’ai cru apercevoir une larme salée sur la joue transparente

Pourtant ce matin-là je me souviens

Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification et à partir de la photo de Liz Taylor, au début de cette publication). 

Vous êtes arrivée dans le salon des visiteurs, aussitôt vous vous êtes abritée derrière la claustra verte face à lui.

Vous aviez rassemblé quelques forces deux étages plus haut, revêtu une pèlerine rouge à gros pois blancs. Pour rehausser votre visage diaphane, vous avez poudré vos joues, vous y avez ajouté quelques touches de rouge sur les pommettes, tamponné, estompé le surplus, pris le pinceau noir pour allonger vos yeux en œil de biche, mis un peu de fard à paupières vert, couleur de vos yeux, épaissi vos cils avec un mascara noir, brossé vos sourcils fraîchement épilés, peint vos lèvres en rouge carmin… Arrêtée dans le couloir, la glace vous a renvoyé l’image d’une femme en bonne santé, bien soignée, illusion parfaite ! Il restait juste à dompter votre chevelure de geai en l’attachant avec un ruban rouge derrière la tête en queue de cheval basse, une mèche faussement rebelle descendait en accroche-cœur devant l’oreille.

Vous aviez l’air d’une jeune fille à l’allure timide.

A votre arrivée, il s’est précipité pour vous prendre la main et l’embrasser. Accoudée sur la table, un bras sur le cœur, l’autre sous le menton pour soutenir votre tête, vous pouviez ainsi noyer votre regard dans le sien. Votre regard profond vert comme l’émeraude à votre doigt. Des yeux charmeurs, tendres avec un sourire fatigué mais rempli de promesse, de pardon…

Il le cherchait tellement ce pardon.

Pardon d’avoir conduit trop vite.

Pardon d’avoir un peu trop bu.

Pardon d’avoir mal géré la sortie de route.

Pardon pour ce fauteuil roulant…

Vous étiez belle, même très belle, meurtrie dans votre corps,

plus rien ne serait jamais comme avant, vous le saviez tous les deux.

Mais l’instant présent balayait tous les reproches .

Vous étiez là toujours séductrice, lui était là,

la vie allait continuer autrement.

Auteure : Claudine Albouy

Visages, par Anne Vernhet

Fin octobre, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.

© Marlen Sauvage 2020

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant

Ton regard

Ta main se pose sur la mienne, tes doigts enlacent les miens ; avant même d’accepter ton regard, je t’ abandonne ma main ; ce ne sera pas le dernier abandon… je veux te voir en face de moi, voir ton visage, plonger mes yeux dans les tiens, y retrouver ce que j’y avais lu…. ton regard me fuit, je revois tes sourcils fournis, tes longs cils soyeux, le carré de ton menton, ta barbe naissante et clairsemée ; mais ton regard a disparu, celui qui se plongeait dans le mien, qui me faisait exister, qui rendait le monde plus beau, plus coloré, plus désirable. Peut-être que je l’ai imaginé, qu’il n’a jamais existé. Tes cris, tes hurlements, la nappe s’envole, les objets pleuvent dans la pièce,  les éclairs de colère qui s’échappent de tes yeux, ta main qui me pousse, me bouscule…. mais ce n’est pas ce que je veux, je veux ton premier regard, celui qui me rassurait, qui me faisait sourire, qui me disait que la vie était belle.  Peut-être que je l’ai imaginé, qu’il n’a jamais existé. Ta présence à mes côtés dans le bureau de la juge, ton regard  impassible alors que tu te penches pour la dernière signature…. ce regard d’indifférence. … de l’hostilité, de la froideur…. et l’autre, ton regard d’avant, celui qui disait que tu m’aimais, où est-il ? As tu le pouvoir de l’effacer, de modifier le passé ? De détruire ce qui a été ? Peut-être que j’ ai tout imaginé, qu’il n’a jamais existé. 

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)  

Terre

Rien d’autre que ses rides, profonds sillons, n’auraient pu mieux représenter ce qu’elle était. Je me souviens de son front, solide et concret ; de sa bouche pleine d’une énergie paisible ; de son crâne, ses joues, son menton, semblables à une sphère, une sphère dans un cercle, toujours immobile, toujours en mouvement. La forêt de ses cheveux suivait le rythme des saisons. Moissons dorées. Érable rouge. Et le blanc de la montagne en hiver. Au lieu des rêves, nous avions son sourire. Les fossettes sur ses joues étaient des ravins dans lesquels nous tombions en espérant ne jamais nous relever. Peu importe les catastrophes, elle était là. Ses yeux voyaient plus loin que l’horizon, ses narines frémissaient à la moindre odeur, ses oreilles entendaient ce que personne n’entendait. Si maintenant je ne la vois plus, si les rides qui marquaient mon chemin sont devenues floues, si même son visage s’estompe en moi, ce n’est pas que je l’oublie, c’est que le bruit autour de moi est trop fort trop fort trop fort. 

Auteure : Anne Vernhet

Visages, par Mireille Rouvière

Fin octobre, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.


Femme en veste jaune (L’Amazone), de Amedeo Modigliani 

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant

Je me souviens de ses cheveux noirs en épis le matin devant son petit déjeuner, de sa main elle lissait ses mèches rebelles, ses yeux à peine ouverts regardaient son bol de lait fumant, elle pensait à la journée qui allait commencer, prendre sa voiture, amener le bébé chez la nounou, son front se plissait alors, avait-t-elle oublié quelque chose dans le vanity, se rendre au travail où l’attendaient déjà ses collègues et avec elles rires des situations rencontrées dans leurs tâches. Comme une jeune maman elle attendra avec anxiété de retrouver ce petit garçon qu’elle a abandonné le matin, le retrouver, le prendre dans ses bras avec un visage rayonnant d’amour. Ce visage s’est aminci depuis qu’elle a repris toutes ses activités, mais elle aime ça, courir après le temps qui passe trop vite, le retenir au besoin, on dirait qu’elle à peur d’en manquer. Dans le flou du vieux miroir piqué de taches de vieillesse : comme elle est belle encore, elle a toujours le regard de ses quarante ans, cheveux charbon froid, raides mais bien coiffé d’où aucune mèche ne dépasse, pommettes lisses et rebondies, un peu de sombre autour des yeux illumine son visage dont la douceur se reflète sur l’ovale encore ferme et sur lequel aucune ride n’apparaîtra jamais, aucun sillon ne barrera ce front, aucune ridule de ternira jamais cette bouche aux lèvres charnues, ses yeux, oui, ses yeux, d’un vert profond parsemé d’étoiles d’or ne seront jamais en deuil, elle flotte entre le réel et l’irréel.

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)  

L’orage

Pourtant ce matin-là rien ne prédisait cet incendie dans ses yeux, à l’horizon j’ai vu arriver une vague de chaleur d’une intensité insoutenable, des coquelicots d’un rouge intense étaient apparus sur ses joues, leurs pétales se retournaient l’une après l’autre avec violence, un vent qui aurait emporté maisons et gens s’infiltra par ses narines amenant avec lui toutes sortes d’ordures et de détritus piochés à toute allure et sans discernement dans les bordures des routes polluées, dans les campagnes souillées, dans les champs abandonnés aux ronces griffues et acérées, de sa bouche sortiraient bientôt tous les mots orduriers de sa composition,

pourtant ce matin-là, nous avions fait l’amour avec intensité et j’étais sûr que la journée serait paisible et ordonnée, j’avais entendu, comme un ouragan qui emporte tout sur son passage, le portillon du potager se refermer d’un bruit sec, des pas lourds de signification sourdre sur les dalles de la terrasse, les jolies chaises de jardin en fer forgé choisies avec amour renversées avec furie, la table bousculée sans ménagement se plaignait en grincements stridents, bientôt la porte d’entrée claqua avec véhémence, la pauvre porte en arrivait à se déglinguer, elle en perdait parfois quelques vis que je rafistolais tant bien que mal moi qui n’étais pas bricoleur, 

pourtant ce matin-là, je n’avais pas prévu de soutenir une autre scène et surtout pas de cette intensité, j’avais hésité un instant l’affronter ou me défiler, je la regardais s’avancer.

Mon essentiel dans ton visage (avec Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens

Des moustaches à la Brassens, c’était l’époque, c’était plutôt moche vous auriez pu les couper, mais non c’était plus important que vous les caressiez en nous regardant d’un mauvais œil. Moi j’avais la trouille de ce geste. Oh ! je n’aimais pas ça du tout, mes genoux claquaient, je vous détestais. Vous auriez pu vous casser une jambe un jour, c’aurait été super, on aurait eu un remplaçant ou une remplaçante, même pas ça, jamais vous n’avez été absent, tout les jours sur notre dos. La compassion en connaissiez-vous seulement le mot ? J’avais peur de vous. Bon, je n’étais pas passionnée par l’école, ce que j’aimais c’était les récréations, j’adorais jouer avec mes amies. Avec vous je n’étais pas à l’aise pour apprendre, même, j’étais tellement apeurée par votre voix,  cette voix caverneuse et rugueuse que des tremblements agitaient mon corps, comment apprendre dans ces conditions. Ah ! oui vous auriez pu être plus indulgent, il n’y aurait pas eu de mal à cela, mais non, vous adoriez nous terroriser, cela vous apportait de la satisfaction et alors vous lissiez vos moustaches avec application, Pourtant à cette époque-là, il n’y avait pas de délinquance chez nous, dans notre campagne, moi je baissais la tête pour éviter votre regard, j’étais humiliée et oui je suis sûre que cela vous plaisait à l’époque, que saviez-vous de moi alors ?

Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification et à partir de la peinture de Modigliani – femme en veste jaune, au début de cette publication). 

Si vous l’aviez vue descendre de cheval en furie main gantée sur la hanche gauche, cravache dissimulée avec impatience dans le dos, l’air hautain et narquois, vous auriez voulu être un insecte discret et vous éloigner au plus vite et si vous aviez été un insecte arrogant elle vous aurait écrasé de sa botte de cuir lustrée, elle dirigeait sur vous son œil gauche et vous montrait son profil tout anguleux à la pommette saillante, elle savait manipuler son regard pour vous confronter et vous inviter à la contredire afin que toute sa hargne s’écoule sur vous, des mots cinglants pouvaient se déverser alors : sur le cheval qui n’avait pas su l’écouter, sur le palefrenier qui avait négligé de serrer les sangles convenablement, sur le matériel devenu peu fiable, sur les commerçants toujours à l’affût de gagner de l’argent sur son dos,  même si sa mise était toujours soignée, vous pouviez sentir le désordre dans sa tête, moi qui la connaissais, je vous aurais invité à l’éviter ce jour-là, nous serions allés jouer au bridge.

Auteure : Mireille Rouvière

Visages, par Chrystel Courbassier

Fin octobre, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.

Klimt, L’Espoir 1, 1903

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant)

Un beau port de tête, des cheveux noirs et fins, la raie sur le côté, un menton assuré, des yeux brillants et noirs aussi, au milieu de ce visage souriant, amoureux de la vie, des femmes, confiant en l’avenir. Debout sur la photo, je ne sais où, ne vois pas les entours, l’imagine tenant fièrement de la main gauche, le bras tendu, un beau brochet fraîchement pêché (il n’était pourtant pas pêcheur…) Avec le poids des ans, des soucis, des dettes et du deuil, la tête s’est affaissée sur son cou effacé, les yeux ont grossi, gonflé, devenus ronds et globuleux, ils ont perdu leur charme, gagné en peine et en ressentiment ; les joues se sont remplies de haine et de mépris ; la bouche s’est vidée de ses dents, transformant son sourire enjôleur en rictus effrayant, une bouche tordue gobant un air vicié, dépourvue de paroles censées, réconfortantes ou bienveillantes ; les cheveux grisonnants et gras,  négligés, sur son crâne rond et sec ; la peau aride et tiède de ses bas-joues creusés qui s’enfoncent mollement quand on l’embrasse du bout des lèvres. Un visage si lointain à présent, déserté par l’amour et la confiance, asséché par la vie, esseulé, ravagé par la rage, la frustration et la souffrance.

Mon essentiel dans ton visage (avec Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens)

Deux globes proéminents, aux reflets gris dilatés cernés de jaune, deux boules bouillonnantes, prêtes à jaillir, à bondir hors de leur coquille et à se déverser en lave poisseuse sur sa victime, giclée de boue dévorant tout sur son passage.

Ils forment deux haies de broussaille au-dessus des paupières, deux haies plantées là à la hâte et sans règle, en zigzag, deux sentiers en friche, infranchissables, à l’herbe brune, solide et drue ; un havre de mystère et de sécurité mêlés. 

Une multitude de taches de rousseur, grains de blé gorgés de soleil, recouvrant creux et bosses, monts et merveilles, petits points lumineux également répartis et formant une plaine chatoyante au milieu du visage, paysage rond, coloré, piqueté, qu’on a envie de traverser pieds nus en plein été. Envie de glisser le bout du doigt entre les points, se frayer un chemin, partir à l’aventure, vers l’inconnu, n’en jamais voir la fin.

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)

Rien d’autre que la cascade de tes cheveux auburn et ondulés sur ta peau satinée et l’envie de plonger dedans, de m’y envelopper

Rien d’autre que ces taches de rousseur inondant ton visage, éclaboussant tes joues par vagues colorées et l’envie de barboter dedans comme un bébé 

Rien d’autre que la peau mouillée de tes lèvres formant un ruisseau, une rivière, un fleuve aux eaux tumultueuses et aux bords ravinés, m’y laisser glisser et couler au fond, tout au fond parmi algues, limon et poissons, me laisser entraîner par le courant, rencontrer creux et bosses, monts et merveilles, monstres et sirènes, amertumes pensées

Et sur le rivage de tes yeux clairs et limpides comme la mer en plein été, surprendre cette goutte froide et salée, goutte de pluie, goutte glacée qui coule, lente, inexorable, impitoyable

Juste m’y noyer et rien d’autre.

Galerie (avec Walt Whitman, Feuilles d’Herbes)

Visage dissimulé derrière un masque de couleurs ; visage sévère du beau-père ; visage naturel marqué par les années ; visage désabusé de l’oncle pervers ; visage lointain et disparu ; visage chauve et moustachu ; visage qui ne vieillit jamais ; visage gai et barbu ; visage sévère de tante Hélène ; visage tordu et effrayant ; visage gourmand toujours rieur; visage malade de l’hypochondriaque ; visage hâlé de la belle espagnole ; visage coquin de l’éternel petit frère ; visage aux joues rosies par la bouteille ; visage mystère du père/grand-père demeuré inconnu.

Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages (avec Emmanuel Levinas)

J’ai encore perdu, peut-être l’ai-je fait exprès après tout, ai-je vraiment fait de mon mieux, n’ai-je jamais gagné ?… je déteste ce jeu, j’accepte de participer pour leur faire plaisir, c’est tout. Parce que je ne peux pas dire que j’apprécie vraiment ça, ses baisers, à moins que ce ne soit l’inverse, que ce soit elle qui n’aime pas m’en faire… la peau de ses joues si collante, le rouge carmin de ses lèvres humides qui se répand sur la mienne, l’odeur âcre de la poudre dans mes narines, le métal froid de ses boucles d’oreilles qui se balancent en cadence venant heurter ma tempe … j’ai perdu parce que je cours moins vite aussi… mais j’aurais pu courir plus vite, c’est juste que je n’en avais pas envie… je le vois bien qu’elle préfère quand c’est les autres qui gagnent… quel jeu ridicule ! Tout ça juste pour un baiser… je ne sais jamais ce qu’elle pense quand je m’approche, son regard si lointain quand elle m’embrasse, ses yeux dissimulés sous un fard bleu, vert, gris, si fuyants à mon égard. Je vois bien qu’elle ne les regarde pas pareil les autres. C’est sûr, elles lui ressemblent plus, même couleur des yeux et des cheveux. Peut-être que ma peau abîmée d’adolescente la dégoûte… cela me permet au moins d’éviter ses baisers poisseux chargés de senteurs capiteuses qui me donnent la nausée. Peut-être se donne-t-on  mutuellement la nausée maman, qu’en penses-tu ? Un jour, il faudra bien qu’on se le dise. Un jour, il faudra que tu me racontes pourquoi ce masque sur ton visage, ce que tu cherches tant à dissimuler, quel secret honteux, quels faits indicibles… un jour peut-être me laisseras-tu toucher ta peau sans artifice, naturellement, un jour peut-être me laisseras-tu m’approcher de toi sans crainte, un jour peut-être t’adresseras-tu à moi avec des mots qui parlent vrai, un jour peut-être me laisseras-tu gagner un peu de ton amour.

Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification et à partir du tableau, L’espoir, II, de Klimt, qui figure au début de cette publication.)

Vous êtes là et vous me regardez. Vous me regardez comme si j’étais une bête curieuse, oui, c’est cela, une bête curieuse. Je ne sais pas qui vous êtes d’ailleurs, oui qui êtes-vous d’abord ? Je ne vous ai jamais vu par ici, pourtant je connais tout le monde. Vous êtes nouveau peut-être ? Médecin ou infirmier ? Allez, n’ayez crainte, approchez, je ne mords pas… Vous vous demandez,  n’est-ce pas ? Vous vous demandez comment j’en suis arrivée là ? Pas besoin de sortir de St-Cyr pour voir ce que vous voyez et que tout le monde voit… Mais enfin cessez d’avoir peur, de vous sentir embarrassé… au passage, c’est moi qui devrais l’être et qui le suis d’ailleurs. C’est bien comme cela que l’on dit en espagnol, non ? Embarazada … Comment est-ce arrivé ? Je ne sais pas, je ne sais plus… Oui, je vois ce que vous vous dites là dans votre petite tête, elle est un peu dérangée celle-là… Vous savez, oui vous savez forcément puisque vous êtes ici avec votre blouse blanche et moi, je suis en face de vous, sans rien… Vous êtes celui qui sait d’ailleurs, celui qui n’est pas sans savoir, un sachant, n’est-ce pas ainsi que l’on dit par ici ?… Non, vraiment, je vous assure, je ne sais pas. C’est arrivé comme ça : un jour j’étais vide et le lendemain, j’étais pleine. Il y a bien eu enquête mais cela n’a rien donné, cela n’a pas duré non plus… Il faut que je vous prévienne, il y en a qui disent que je suis une sorcière, les cheveux roux, la peau piquetée de taches de rousseur ; avancez-vous, ce n’est pas contagieux, regardez là autour du nez, des yeux, de la bouche, un vrai champ de mine… une sorcière, vous imaginez, c’est comme si le temps n’avait pas fait son travail en ces lieux ; l’épaisseur des murs sans doute, la hauteur des grillages, le poids des préjugés… Vous comprenez maintenant pourquoi je ne souris pas, pourquoi je me méfie et vous observe ainsi… Y en d’autres qui racontent que je l’ai bien mérité ce qui m’arrive… c’est parce que j’étais une fille des rues avant de me retrouver ici un soir, je me rappelle plus comment ni pourquoi, j’avais trop bu je crois… Dehors, j’avais besoin d’argent et je n’étais bonne à rien ou plutôt qu’à une chose, pas besoin de vous faire un dessin… mais ça fait deux ans déjà, vous savez compter vous aussi, et ça fait pas deux ans que je suis dans cet état. C’est arrivé ici mais je sais plus comment, impossible de me rappeler, les neuroleptiques, tout ça, on n’est plus dans son état normal, on est dépossédé et non pas possédé… Alors tant pis, j’attends, j’attends que ça passe et après on verra. Vous avez l’air gentil, vous voudrez bien vous occuper un peu de moi ?

Chrystel Courbassier

Visages, par Monika Espinasse

Le week-end dernier, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.

© Louis Monier, Patrick Modiano, 1998, in Ecrivains de Paul Eluard
à Marguerite Duras, ed. Eyrolles.

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant)

Il avait un âge certain. C’est ce qu’on dit pour un vieil homme qui a déjà vécu longtemps. Ce n’est plus un certain âge, la vieillesse accuse, trahit, affiche les joies, les chagrins, les erreurs de toute une vie passée. Il avait pourtant encore une peau de bébé quand on l’embrassait, il était tout doux, avait abandonné la moustache de ses trente ans, joues lisses et bien rasées. Le crâne aussi était dégarni depuis longtemps, il n’y avait plus qu’une couronne de cheveux autour de sa tête, un fin duvet blanc qu’il laissait pousser et qui habillait son visage de douceur. De petits yeux enfoncés, mais alertes, aux cils rares, d’un bleu délavé glissant vers un gris de brume. Lunettes fines cerclées d’acier qui donnaient parfois un regard pointu. Une bouche fine, en mouvement, il parlait bien, beaucoup, volontiers, il savait dire les choses, affirmer ce qui étaient pour lui des évidences. Le sourire était timide, tout en retenue pour ne pas dévoiler les trous dans sa dentition, les incisives manquaient depuis quelques années, les soins dentaires n’avaient pas été une préoccupation majeure, il laissait faire. Oreilles bien ourlées, bien formées, mais qui, depuis le temps, avaient besoin d’un appareil pour remplir leur fonction. Peu de rides, on aurait dit que malgré son grand âge, il n’avait guère changé. Les photos d’autrefois montrent un trentenaire glabre, ou parfois orné d’une petite moustache blonde, une calvitie précoce, des lunettes à l’ancienne, massives, un peu sévères, des yeux qui pétillent, des lèvres fines souriantes, en mouvement. Et en regardant des photos d’il y a vingt ans où il sourit au monde, il s’exclame : « Mon Dieu, j’avais déjà la même tête à cette époque ? »

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)

Le temps qui passe creuse la terre, érode la montagne, ébouriffe les forêts. Les arbres sur la crête, noirs, ronds ou élancés, seront les boucles désordonnées, chevelure d’ogre, de monstre ou de dieu tonitruant de l’Olympe. La terre grise est sillonnée de rides, des sentes bordées de genêt et de bruyère, poils gris et couleur aux joues. Un pic, une falaise, s’érige au milieu du paysage visage sauvage, éminence grise et rouge dans ce flanc de montagne descendant régulièrement vers un val profond. Ouverture effrayante, déchirure que bordent des lèvres de murets et de clôtures. Trou édenté, sans langue, sans palais, sans fond, rien d’autres que des pierres sculptées par le vent, dents volumineuses, massives, protectrices, dangereuses. Des arbustes tout autour, haies, alignements, pins noirs rampant sous le pic planté au milieu du paysage. Un visage brut, irrégulier, sillonné, fendu, blessé. Blessant celui qui regarde. Même les nuages qui s’amoncellent dans le ciel, font grise mine. Et pourtant, ce matin-là, j’ai découvert les lacs sous la crête, au-dessus de la falaise centrale, deux petits lacs de montagne, clairs, purs, vert émeraude, des sourcils de bruyère, améthyste, et des coquelicots grenat au bord du val noir. Je me souviens que ce jour-là, j’ai aimé le visage de cette montagne solide rayonnante de couleur sous le soleil, aimable, souriante.

Et si maintenant cette image s’estompait, laissant s’évanouir la noirceur de l’ogre, si ce même paysage devenait joyeux avec ses boucles noires, ces joues rouges, son nez droit, sa bouche mangée de barbe soyeuse et ses yeux lumineux, s’il devenait pâtre grec ou gitan fougueux, je reviendrais écrire une autre histoire…

Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages (avec Emmanuel Levinas)

On se voit moins depuis quelque temps. Elle est partie faire sa vie et c’est bien. Mais elle me manque…un tourbillon, une tornade, toujours en mouvement. On n’est pas dans les embrassades, mais j’aimais te caresser avec les yeux. Tes cheveux lisses coiffés en madone comme tant de jeunes filles d’aujourd’hui, à les confondre au premier abord… la couleur blonde de bébé changée en châtain foncé avec le temps… je sens l’odeur de ton shampoing, odeur à donner le tournis, tant tu aimes changer de parfum, coco, pêche, vanille… non, pas vanille, c’est trop mou, trop sucré, ce n’est pas toi… parfois tu relèves tes cheveux en chignon et j’aime cette torsade plantée haut sur la tête… ta mère faisait de même autrefois avec ses cheveux noirs… il met en valeur les courbes de ta tête, cet arrondi vers la nuque, ton cou gracile qui accompagne tes mouvements, tes paroles… car tu parles, beaucoup, volubile, rapide, il faut que je m’accroche pour te suivre, mais j’aime t’écouter, entendre ta voix claire, voir apparaître le sourire qui illumine ton visage et ma journée, ta bouche aux lèvres pleines qui remuent sans cesse, cette bouche joliment ourlée, sans artifices encore, j’aime qu’elle parle, j’aime que tu racontes… tes grands yeux aux paillettes dorées, tu les aimerais bleus, mais ce vert te va si bien, ce n’est pas commun, pas mièvre, un peu chat sauvage, avec des cils noirs, là, tu aides un peu, tu épaissis avec du maquillage, de longs cils courbés, des sourcils bien dessinés en arc régulier qui surmontent les yeux et soulignent ton regard… froncés, circonflexes, en broussailles quand tu es en colère… tes yeux rient, interrogent, pleurent parfois de rage ou de chagrin… il m’arrive d’avoir un pincement au cœur… on ne peut pas aider, juste être là… et ta peau douce, bronzée, avec un reste d’acné qui t’énerve, ça ne partira donc jamais, j’aimerais te consoler, mais ça ne sert à rien, mieux vaut t’aguerrir, et puis tu es si indépendante, un peu sauvage même parfois, ça me fait mal, mais c’est mieux pour toi, pour ce que tu seras, ce que tu feras plus tard… des liens, mais pas des attaches, je n’aimerais pas t’entraver, toi qui vas de l’avant, qui marches d’un pas sûr, dansant, j’attrape tes doigts fins de musicienne, pianiste au gré du temps… tu m’étonneras toujours… ces mains agiles qui ne sont plus accaparées par ton téléphone, cet écran  qui ne te quittait jamais il y a encore peu… Tes mains, tes yeux, tes pensées, tournées vers l’avant, loin de moi. C’est douloureux et c’est bien. Je sais que tu me reviendras de temps en temps, le lien est noué, le lien perdurera.

Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification, et à partir de la photo de Patrick Modiano, par Louis Monier,, au début de cette publication.)

Profil de bel homme, je vous imagine grand, élancé. Vos cheveux mi-longs coiffés en arrière découvrent un haut front de penseur. Des yeux profonds, enfoncés, regard songeur, un peu sévère peut-être, ou perdu vers l’intérieur. Sourcils légèrement broussailleux. Nez droit bien présent pointant dans le paysage. Visage glabre, menton volontaire, lèvres serrées. Simplicité de la tenue, chemise à carreaux et veste sombre.

Ce qui me frappe dans votre portrait, c’est votre oreille. Une oreille, puisque l’autre est invisible. Puisque vous vous présentez en profil. Mais cette oreille est très présente, le haut légèrement caché par une partie de votre chevelure lissée, peignée soigneusement vers l’arrière, vers la nuque, une oreille éclairée par la lumière, soleil ou flash, bien mise en évidence. Oreille bien ourlée, au pavillon dessiné, bien ouvert. Un outil majeur pour votre travail d’écrivain, pour saisir les voix qui vous parlent, les voix qui vous disent leur histoire, qui vous accompagnent, vous échappent, vous reviennent, insistent, vous aident à créer. A écrire. J’ai lu nombre de vos récits, j’ai aimé déambuler avec vous dans la ville, écouter les bruits, entendre vos voix. Suivre les mêmes chemins, les méandres de vos pensées sous le front ample, démesuré. Parler avec vous de vos voix, vos projets, vos rêves. Mais parler vous semble difficile, les lèvres minces, collées, ne se desserrent pas facilement. Les mots que vous alignez avec votre plume, se bloquent dans votre gorge, votre poitrine, votre tête. Vous avez tant à dire et vous achoppez dès qu’on vous interroge. Phrases avortées, voix qui s’éteint, qui laisse parler des mains impuissantes de transmettre ce que vous savez si bien exprimer avec votre écriture. J’ai souffert pour vous, la bienveillance des interviewers vous a sauvé. Vous avez réussi à faire vivre vos voix. Et ces voix restent un présent pour nous qui sommes vos lecteurs.

Monika Espinasse

Visages, par Sabine Lavabre Chardenon

Le week-end dernier, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.

Henri Cartier-Bresson (1908-2004)

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant)

Ma grand-mère maternelle à eu 10 enfants. Ma cousine journaliste à un jour décidé d’écrire un livre sur la vie de cette femme qui pour nous ne ressemblait à personne. Feuilleter ce livre m’a permis de voir des photos de ma grand-mère jeune. Son visage resplendissait, on ne peut pas dire qu’il était beau, mais  il était lumineux, gai, il semblait que rien ne pouvait l’attrister. Plutôt ovale la peau paraissait nette et lisse, aucune cicatrice ne venait altérer cette sérénité. À 98 ans son expression était identique et malgré les tracas les souffrances ses yeux étaient toujours pétillants, espiègles, comme s’ils avaient effacé de sa mémoire les mauvais souvenirs. Les paupières n’étaient plus étirées donnant des yeux que l’on aurait décrit comme des yeux de biche, elles étaient gonflées tombantes leurs bords étaient discrètement rouges et leurs formes s’étaient bizarrement rétrécies et arrondies. Ses yeux n’étaient plus lubrifiés une certaine sécheresse donnant un aspect plus terne à ses cornées et ses conjonctives hyperhémiées montraient leur irritation, dans ces yeux vieillis persistaient des pupilles hyper-réactives prêtent à tous moments à réagir, à se dilater ou au contraire à se rétrécir témoignant de l’interprétation que ma grand mère avait au sujet de ce qu’on lui disait ou qu’elle voyait.

Jeune sa peau était lisse, ses joues à peine perceptibles n’étant ni pommées ni creusées, sa peau claire ne laissait apparaître aucune tâche, quel changement par rapport à cette vieille dame au port encore altier dont les bajoues tombantes molles étaient parsemées de tâches brunâtres plus ou moins épaisses aux contours irréguliers certaines surplombées d’une croûte qu’on nommait comme étant de la crasse  sénile, quelle vilaine expression ! pour des lésions qui nous ne nous gênaient pas. 

Son menton naguère discrètement fuyant s’était épaissi d’une peau un peu poilue granuleuse, on pouvait y apercevoir de-ci de-là quelques petits points noirs, qui cependant ne rendaient pas ce visage disgracieux. Deux éléments m’avaient frappée chez mon aïeule son nez et ses cheveux. Alors qu’à vingt ans on pouvait noter un nez certes bien présent mais non imposant, assez droit avec le temps il semblait être devenu proéminent,  irrégulier déformé par une bosse centrale lui donnant un aspect un peu crochu. Tout ce visage était surplombé d’une chevelure blanche gracieusement coiffée en un chignon. La mèche frontale  relevée discrètement bombante était striée d’une touffe sombre gris foncé, aspect qui était bien présent à vingt ans et donnait toujours à ce visage aimé et aimant une grande classe et dignité.

Galerie (avec Walt Whitman, Feuilles d’Herbes)

La table est mise le repas est prêt les pèlerins entrent seuls ou en groupe et s’installent. Pensive j’observe ces visages burinés par le soleil éreintés d’un long chemin parcouru.

Qui tête haute, menton relevé, regard vif et conquérant fier tel un lion dominant la troupe; qui petite chétive à la peau brûlée par le soleil le foulard sur la tête cachant ses cheveux qui n’ont pas encore repoussé, visage lumineux fendu par un large sourire voix guillerette et chantante heureuse de sa petite étape du jour il en émane une certaine dignité ; qui absent rêveur le regard lointain un peu terne une discrète larme au coin qu’il cache en se mouchant bruyamment, il aurait tant voulu qu’elle soit là ! qui en groupe bruyant tel un essaim entre brutalement jacassant visages indéfinissables indifférentiables tellement identiques modelés conformes cheveux courts c’est plus pratique, trace de lunettes de soleil témoignant qu’aucun d’entre eux ne les a oubliées, petit bandana aux coquilles autour du cou il leur a été offert par le club avant le départ au moins eux on le sait ils vont à Saint-Jacques.

Mon essentiel dans ton visage (avec Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens)

Rouge vif, strié de vermisseaux veineux et artériels,  réactivée au froid sa couperose occupe son visage tel un papillon dont les ailes se déploient du nez sur les 2 joues.

Pincé, mince, crochu à son extrémité, ce nez déformé par une bosse centrale faisait peur aux enfants qui évoquaient une sorcière.

Longue, savamment  taillée, peignée, nette, englobant sa bouche, avalant ses lèvres, cachant un menton un peu trop proéminent ; cette barbe finement crépue parfois parlante, douce au toucher adoucissait son visage.

Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification et à partir de la photo de Henri Cartier-Bresson, au début de cette publication.)

Je vous vois, je vous regarde intriguée un peu perdue. Votre visage allongé maigre qui serait presque pointu, cela étant accentué par votre nez très long dont l’arête se dédouble en narines assez développées sur une bouche à peine étirée encadrée de part et d’autre par un pli tout juste marqué, pourrait être inexpressif,  peut-être discrètement narquois,  si vos yeux globuleux profondément tristes ne vous racontaient pas. On vous voit jeune belle grande femme élancée, racée arrivant dans la famille de votre mari . Oui vous avez été mariée très jeune vous ne l’avez pas choisi mais vous étiez promise et chez vous on ne discute pas. Fini les cheveux au vent, fini les robes multicolores, fini l’espièglerie les jeux, dans le lit de cet époux vous vous êtes soumise. Sous le joug de sa mère vous avez obéi, la maîtresse femme dirigeait la maison, dirigeait ses brus eh ! oui vous n’étiez pas la seule. Au moins entre vous vous pouviez rire, papoter en nettoyant, en  frottant, en cuisinant , en vous occupant des enfants, oui vous en avez eu des enfants, moments de souffrance mais aussi multiples moments de bonheur. Très jeune cela a commencé au moins durant ces grossesses il ne vous touchait pas s’occupant d’en engrosser ou d’en épouser une autre….

Je ne peux vous donner d’âge, votre lassitude, votre aspect désabusé qui n’attend rien, qui n’espère rien si ce n’est que surtout il vous oublie, l’absence de fantaisie sous  ce voile sombre qui couvre totalement votre chevelure dont naguère vous étiez si fière me perd. Le regard de vos belles-filles ou de vos remplaçantes plus jeunes m’intrigue : êtes-vous devenue la  « mère » de la maison, la vieille est-elle morte  ? Vous souvenez-vous des jours passés sans doute pas si lointain où vous subissiez ? vos belles-filles vous craignent-elles? vont-elles vieillir comme vous en permanence grosse ou allaitant, soumises, s’éteindront-elles peu à peu ou bien les aiderez-vous malgré vos traditions, vos croyances à se défendre à retrouver des couleurs des cheveux, des yeux rieurs une bouche souriante mais assez ferme pour refuser la domination ?

Votre visage ne me le dit pas.

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)

Dans cette nuit noire, pas d’étoile, pas de lune rien seul ce feu nous attire, nous réchauffe et nous emporte.

Dans la danse des flammes  rouges, vives élancées, m’apparaît un visage maigre plutôt que mince déformé par les ondulations du feu. Sa bouche ovale étirée douloureuse crépite venant résonner dans ma tête: « aide-moi, sors-moi de là » ses yeux écarquillés orangés, sanguins, semblent terrifiés apeurés effrayés me répètent inlassablement « aide-moi sors-moi de là ».

Qui est-ce ? que faire ? Je ne peux l’attraper, je ne peux la saisir !

Ses longs cheveux pendant de part et d’autre de son visage sont léchés, happés par le brasier, une fumée grisâtre épaisse s’échappe et de loin en loin l’écho répète « aide-moi sors-moi de là »

Angoissée larmoyante cette femme semble prise, seul son visage apparaît part en fumée et réapparaît répétant inlassablement « aide-moi sors-moi de là »

Je le saisis entre les deux mains, je veux la rassurer sans savoir comment faire, mes mains se joignent se touchent rien tout à disparu, doucement la flamme diminue passant du rouge au jaune, je suis inquiète et soulagée incapable de bouger, mais déjà quelqu’un a jeté du bois sec de longues flammes vives surgissent et avec le visage rouge intense rageur râlant, vigoureux mais impuissant, les sourcils froncés me menacent, les yeux noirs me reprochent mon impuissance cette fois les flammes crient  « aide-moi sors-moi de là » sa bouche se déforme colérique, grimaçante, reprochante, incapable de réagir devant ce visage douloureux je ne souhaite qu’une chose que ça s’arrête !

Le temps s’écoule, le bois s’épuise les flammes diminuent la fumée me pique les yeux , dans ma tête résonne toujours « aide-moi sors-moi de là » 

Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages (avec Emmanuel Levinas)

Tu viens de passer devant moi, encore une fois sans me voir sans m’adresser la parole, voûté, tête baissée, bouche bougonne, visage à la peau acneïque. Je devine ton regard blasé, exaspéré. 

Qu’ai-je fait ? qu’ai-je dit qui mérite cela ? Rien je le sais, je dois y passer, on doit y passer. Où est mon bébé à la peau douce, qui sentait bon et souriait aux anges ? Est-ce ce grand dégingandé que je ne reconnais que par le cœur et non la vue ? Combien de temps faudra-t-il encore subir ce visage indiffèrent à tout, fermé, qui se sent mal-aimé ?

Que faire de plus que remplir le frigo, les placards, veiller sur lui, avoir un regard bienveillant mais pas trop ? Oui c’est sûr je dois patienter, accompagner de loin, surveiller discrètement je le sais mais  « mon Dieu «  que c’ est long ! » , que c’est fatiguant. Je ne peux tout accepter quand même ! Il pourrait faire un effort !  comme ranger un peu, se coiffer, se doucher, déposer son linge dans la corbeille et non par terre éparpillé dans toute sa chambre, je vais le lui dire, c’est assez ! Non Non, je dois accepter, après tout quand il en aura assez du désordre, de la crasse, de l’indifférence et d’être le plus malheureux de la terre il reviendra. Je dois continuer, surtout ne pas râler, ne pas questionner, ne rien montrer, fermer ses poings rageurs les mettre dans les poches, se taire,  se dominer, accepter patienter sourire être accueillante,  être prête. 

Sabine Lavabre Chardenon