D’un mot à l’autre, par Stéphanie Rieu

 

FUNAMBULE

Fille à fil qui vacille sous les applaudissements des aveugles.

VACILLER

Ne jamais savoir si, lorsqu’on se penche, c’est pour éviter l’obstacle ou par manque de courage. Avoir peur de perdre la sûreté de son pas, de savoir que l’abîme existe pour de vrai.

ABIME

Plus j’avance mieux je sais ce qui m’abîme et m’entraîne dans le gouffre que je dessine et que j’habille de mes frayeurs contenues.

GOUFFRE

Le gouffre de Padirac où j’ai plongé, petite, toujours plus profondes les vacances en famille. C’est à lui que je dois de ne jamais savoir écrire le mot gaufre, de m’y reprendre à deux fois et chaque fois le même étonnement.

FAMILLE

Fil à la patte de l’existence qui nous empêche d’être baudruche.

BAUDRUCHE

Ce n’est pas le roi des Belges mais c’est quand même gonflé.

GONFLE

C’est l’épaisseur qui me submerge, une bouée quand je m’enfonce  et un bélier lorsque je cogne dans la bêtise qui emprisonne.

SUBMERGER

Sur les berges de la Seine, j’imagine, insubmersibles, les peines de cœur tragiques jetées aux flots par mauvais temps.

PEINE DE CŒUR

C’était hier et c’est si loin. Bat-il encore un peu, le bougre ?

LOIN

Regarde loin devant, oublie tes pieds, avance si tu ne veux pas tomber. Fixe un point devant toi et avance. Ne regarde pas en bas, avance mais avance donc !

AVANCER

Continuer quand même avec la sensation du vide sous nos pas. Oublier le vertige et le fil qui s’agite, se dire qu’il est moelleux d’atterrir tout en bas, funambule léger de sa propre existence.

FUNAMBULE

J’avance sur mon fil, les aveugles applaudissent mais en dedans de moi, je sens que je vacille.

Stéphanie Rieu

Un texte écrit en atelier à partir d’une proposition que j’ai intitulée « D’un mot à l’autre », inspirée d’un texte de Anna Jouy, publié sur sa page Facebook le 5 avril (à lire ci-dessous). Marlen Sauvage

poète

– se demande si 58 kilos ce n’est pas trop pour le plaisir et le goût éthéré des choses

choses

-un mot que j’aime bien, comme s’il soutenait tous les indéfinis de trottoir et que cela m’exemptait de chercher à monter et à les assembler

assembler

-peut-être mais trop souvent, il faut ensuite en découdre, un fil sous la peau et puis le trou suivant… encore.

découdre

-c’est un poing dans l’espace, je ne frôle que le vide, la fuite, et je ne les bats même pas.

frôler

-caresse inaboutie qui tient entre ses dents, son chapeau. toutou sage et formaté. la peur est une amante sans la moindre idée de mon désir

chapeau

-toujours le porter sur le côté responsable. la vie se vit avec un rebord large, comme un anneau de Saturne. mais que des manèges et des tournées de veste

anneau

-je le retiens celui-là, pour toutes les conneries qui passent au travers du feu et n’en sortent même pas roussies

conneries

-fortes, âcres, sentant leurs reflets fauves, oppression de pores et remugles de caniveau où je navigue- paraît que je suis folle-, c’est l’essentiel à dire. je n’en doute pas. ça suinte.

doute

-pourtant. tout est fuites sans corde de rappel. les choses n’ont pas de prix, ne valent pas certes le temps de disparaître. elles vont dans le silence, silence de ce qui est mort.

silence

-pour en finir. on y voit la liberté de vivre, selon soi. à l’autre bout, il n’y a personne – parait-

mais j’en doute

poète

-58 kilos de mots et de gras sur les papiers.

©Anna Jouy

 

 

Du côté de l’invisible, par Stéphanie Rieu

L’invisible était notre thème lors d’un dernier atelier… les textes sont ceux d’une participante du groupe de Florac.

marlen-sauvage-chevrefeuille

 

Pénombre du soir sous l’escalier. L’odeur entêtante et sucré du chèvrefeuille qui flotte et insuffle dans l’air une douce amertume en forme de regret. Le lucane s’abat juste sur mon épaule, rebondit sur le sol et il reste sonné près du pot de terre cuite qui a fait la culbute. On voit béer son trou ne menant nulle part, et sa chaleur factice léguée par le ciment le fait se rengorger tel un petit volcan. L’insecte est immobile et je l’entends penser. Sa corne est grossière, sa carapace sans finesse. Ses pattes courtaudes et sa manière de s’aplatir au sol comme pour éviter un éternel orage font monter ma colère. Quelle est donc cette forme encore ? N’a-t-elle rien appris de toutes ces épreuves ? Combien de vies va-t-il lui falloir pour libérer sa carcasse de toute cette gêne, de toute cette peur,  et de ce miroir terne ? Ma colère et mes larmes, ma colère et mon désespoir, ma colère et mon incrédulité de la voir retourner à ces choses qui rampent au lieu de s’élever. La bestiole esquisse un pas tremblant, je la sens s’ébrouer, le deuxième est prudent mais elle semble avancer. Puis d’un saut maladroit se retourne vers moi, bouge la tête à gauche, bouge la tête à droite et se laisse admirer. Sa corne est affûtée, je peux y distinguer des piques acérées.  Elle est enfin armée, me dis-je, c’est là la différence, c’est ce qu’elle vient montrer.

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La première fois, c’était juste un rouge-queue. Posé sur le pilier de la maison natale. Coïncidence. Agité, espiègle, frivole, frondeur. Il est revenu le lendemain. A la même heure. Au petit déjeuner. Le seul moment de la journée qui réunissait tout le monde sur la terrasse. L’heure exacte où l’on ne pourrait manquer d’admirer sa forme vigoureuse. Sa queue rouge en panache. Transformation réussie de son esprit coquin, de sa liberté, du droit d’aller trop loin que lui accordaient son grand âge, sa tête blanche, sa solitude indéfectible, son regret de ne plus pouvoir éteindre, aimer charnellement, trop vieux pour ça et pas assez conforme à l’idée qu’on se fait d’un brave grand-papa. Il continuait quand même à gueuler l’Internationale, poing en l’air, dès qu’il pouvait. Rien à voir avec ce pépiement d’oiseau, ce virevoltage léger, ce sautillant primesautier qu’il nous donnait là. Tous les matins, il revenait. Je l’accueillais en silence, au-dessus de mon bol de café, je répondais muettement à son désir d’être admiré, le laissait, jour après jour me passer le message. Tout était bien. Cette forme était la sienne, il n’en n’avait jamais eu d’autre malgré nos illusions d’humains, malgré la couche vernissée. C’était bien lui maintenant plus que jamais. Au bout de dix jours de ce manège étrange (il n’y avait jamais eu d’oiseau avant), j’ai simplement dit, l’air de rien comme à la cantonade, c’est quand même bizarre ce rouge-queue tous les matins. Le lendemain, il n’est pas revenu.

Textes : Stéphanie Rieu
Photo : Marlen Sauvage

 

 

Fleurette, par Stéphanie Rieu

Un texte écrit en atelier… Un personnage en 3 phrases, un texte « juste avant » cet extrait succinct…

marlen-sauvage-pave-Paris

Elle court pour attraper le dernier métro. Sa robe trop légère se soulève en rythme. Du rimmel a coulé partout sur ses joues.

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 Comme tous les jours, Fleurette marchait dans Paris. Comme tous les jours, elle battait le pavé, à la recherche des invisibles. Elle avait fini par galber ses jambes à force d’arpenter les rues. Elle en tirait une certaine satisfaction, elle qui n’aimait pas beaucoup son corps trop rond. Il lui arrivait même de jeter un coup d’œil en arrière quand elle passait devant une vitrine. Tout ça pour admirer un instant la rondeur plus si ronde de ses mollets musclés. Petite fierté secrète et personnelle, plaisir qui ne lui coûtait pas bien cher. Aussitôt après ce moment dérobé à la longue journée, elle se ressaisissait, se reconcentrait, utilisait ses yeux pour réaliser ce pour quoi on la payait grassement. Sous un tas de cartons, près d’une bouche d’aération, elle en vit soudain un. Il avait beau se ratatiner, se tortiller, faire mine de ne pas l’avoir remarquée, elle fut sûre d’avoir tiré le gros lot, sûre que celui-là en était un. Elle s’accroupit près de lui et essaya d’entamer la conversation, doucement, en utilisant successivement les quelques mots les plus courants des langues chantantes et mystérieuses qu’on lui avait vaguement enseignées avant de la laisser se débrouiller toute seule. Un éclair illumina brièvement le regard de l’autre quand elle en fut au pachtoune. Ça y est, ça prenait, il était harponné. Mon dieu, qu’il était jeune ! Mon dieu, qu’il était beau ! Même sous la crasse, ça se voyait qu’il avait les traits fins, presque des traits de fille. Et ses yeux qui brillaient, est-ce que c’était de fièvre ou de ferveur devant le sourire éclatant qu’elle lui adressait ? Il leva soudain la main vers son visage et d’un doigt lui caressa la joue. Elle fut emportée dans l’encre profonde de ses mirettes sombres et s’y noya un instant. Quand elle reprit pied, il lui souriait doucement, d’un air triste. Avec des gestes, trois mots de plus, des grimaces et des cabrioles, elle réussit à lui faire comprendre qu’il devait se lever, qu’elle voulait marcher avec lui parce qu’elle avait beaucoup à lui dire. Comme souvent, son charme opéra. Le garçon sortit de dessous le monticule brun et lui emboîta le pas. Elle mit toute son énergie à l’entraîner car elle aimait le travail bien fait. C’était difficile pourtant. Ses pieds connaissaient le chemin mais son cœur battait trop fort, la tirait en arrière et elle devait lutter contre. Le garçon lui avait agrippé la main, l’écoutait lui parler de soupe, de bain, de chaleur, d’abri, de sommeil serein, d’enveloppement douillet et d’absence de peur. Mon dieu, qu’il était jeune… Mon dieu, qu’il était beau… Il irradiait la douceur et la confiance. Une fois, elle faillit renoncer, le planter là et rentrer bredouille. Il eut suffi d’un rien mais elle fut assaillie par la pensée du loyer à payer, des années où elle avait dû monnayer sa chair pour joindre les deux bouts. Elle fut anéantie par le souvenir de sa déchéance passée, incapable de prendre le risque de retomber encore si bas, beaucoup trop bas. Elle força l’allure, le traînant presque maintenant. Il se faisait tard : la place était déserte. Quand ils atteignirent l’impasse sombre, la silhouette du gros Marcel se découpait déjà sous la lune. Elle se retourna vers le jeune homme, plongeant une dernière fois son regard au fond de ses yeux. Une longue et dernière fois. Puis, d’une secousse brusque, elle lui fit perdre l’équilibre et il chuta. Rapidement, Marcel, dans une danse arachnéenne se pencha sur lui et l’assomma avant de le balancer sur son épaule comme un vulgaire sac de chiffons. Il jeta par-dessus son épaule les cinq cents euros promis. Elle dut se plier en deux pour les ramasser, sentit venir la nausée, se retint. Pour ne pas éclabousser les chaussures en cuir de son acolyte. Elle voulait éviter les ennuis. « Merci, lui dit Marcel, belle pièce celui-là, ses organes vont rapporter un max. ». Il tourna les talons, elle se retrouva seule et il fallut rentrer.

Texte : Stéphanie Rieu
Photo : Marlen Sauvage

 

 

Un carnet kraft à spirale [Chien revolver, 23]

CarnetkraftRevolver

L’image est une illustration de Stéphanie Heendrickxen et fut peut-être à l’époque de ce carnet publiée dans Manière de voir avec une vingtaine d’autres illustrations. Stef est une illustratrice et auteur franco-canadienne qui vit près de Montréal. J’aime beaucoup son travail que l’on peut retrouver ici entre autres :
http://fineartamerica.com/profiles/stephanie-heendrickxen.html

Licence Creative Commons

Dans l’intervalle de deux lames…

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(…) Sur le front battu de la mer
Je m’abîme dans l’intervalle de deux lames…
Ce temps à regret
Fini, infini… (…)
Paul Valéry, « Comme au bord de la mer », (1943) Autres rhumbs, Tel quel, Folio essais, 2008.

Carte réalisée par Stéphanie Heendrickxen pour Les Ateliers du déluge.