Ce n’était pas la faute d’Adeline

Enfoncée dans un fauteuil de cuir vert bronze, près de la haute fenêtre du salon des invités, au sud, dans la lumière, elle tournait les pages d’un vieux dictionnaire, ouvrage du XIXe siècle, emprunté dans la bibliothèque vitrée. Il pesait lourdement sur ses cuisses et elle en tournait religieusement les pages écornées, redressant un coin de temps à autre, surprise à chaque fois de ne pas casser le papier tant la pliure était ancienne.

A la lettre T, le mot taffetas avait été souligné deux fois au crayon de bois, et, à la page suivante, une photo glissa sur le papier jauni, lentement, jusqu’à toucher son pubis. La dame la regardait droit dans les yeux. Pourtant sa tête s’appuyait, légèrement penchée, sur le tronc de l’ormeau du parc voisin. Elle le reconnaissait, il avait beaucoup grandi depuis la photo, c’était un orme magnifique aujourd’hui, mais c’était bien lui, à quelques mètres du bassin aux mosaïques colorées, ce que la photo en noir et blanc ne révélait pas. Et ce fut comme si tout s’animait et s’éclairait : le sourire de la dame, ses yeux légèrement plissés, le vent dans sa longue robe de taffetas miroitant dans la lumière du soir, et le bijou de nacre sur sa poitrine.

Quand elle l’entendit clairement murmurer : « Ce n’était pas la faute d’Adeline », elle déglutit lentement, et toucha la main de la dame de papier. Dans quel univers totalement foutraque allait-elle encore embarquer ? Dans quels replis du temps ? Elle ne percevait plus que ses pas sur le gravier de l’allée, son allure rapide, son souffle haletant, le bruissement du taffetas à chaque avancée. L’orme dressait sa stature à quelques dizaines de mètres vers le ciel, elle pencha la tête en arrière pour en admirer le faîte, plongeant les yeux dans le baldaquin bleu qui s’assombrissait, à l’écoute d’une réponse, les bras levés au-dessus de la tête, prolongeant de ses mains la percée des branches dans l’éther, jusqu’à l’épuisement des muscles et la meurtrissure de la nuque.

Au pied de l’arbre, elle gratta de ses mains nues, de ses ongles vernis, elle gratta, creusa, frappa à l’aide de cailloux plus ou moins aiguisés qu’elle trouvait au fur et à mesure de son creusement, jusqu’à la nuit tombée, jusqu’à ce que brille au fond de la petite excavation la nacre d’un coquillage, un ormeau dans son écrin de soie tachée, qu’elle frotta pour en retrouver l’éclat ; quand une voix derrière elle la surprit tant qu’elle glissa de la position accroupie pour s’adosser contre l’arbre, se demandant quelles explications emberlificotées elle allait bien pouvoir donner à sa présence ici, à sa trouvaille, à la raison de cette entreprise sous la lune, elle serra contre elle le coquillage précieux, s’excusa tandis que l’homme s’éloignait, annonçant la fermeture du parc, elle reboucha tant bien que mal le trou au trésor, et retourna vers le manoir, accompagnée du bruissement de la robe de la dame et de son murmure évanescent « Ce n’était pas la faute d’Adeline ».

**********************************************************************

Pour écrire ces microfictions, un procédé, toujours le même : un mot (ici, ETOFFE) que je décline en autant de mots qu’il comporte de lettres (emberlificoté, taffetas, ormeau, foutraque, fermeture, écorné), le tout en quelques secondes. Mots jetés sur un carnet que je relis avant de démarrer une histoire… par quoi, comment ? Mystère. Ici, c’est le taffetas qui l’a emporté ! Cinq minutes pour écrire, c’est ma contrainte. Le mot initial n’apparaît pas forcément dans le texte.