Nos 27 septembre

1988 (mardi)

La nuit tombait déjà, le froid cinglait, le parvis se peuplait de gens pressés d’attraper le train ou le métro. Elle marchait d’un pas rapide en baissant la tête pour échapper à tout regard, à tout accroche d’une enseigne lumineuse ou d’une étoile perdue dans le ciel noir. Elle désirait rester seule avec elle et traverser ses pensées comme la foule, sans se laisser distraire. Le vent lui gelait les oreilles et elle enroula soigneusement l’écharpe grise autour de sa tête. C’était comme une caresse odorante, la bonne odeur de cette eau de toilette dont il se parfumait le matin – alors qu’il était à neuf heures de vol. Son passé était constitué d’étapes géographiques. Chaque déménagement portait en lui ses promesses. Elle avait tout aimé. Le soleil de Provence et ses garrigues, les Pyrénées aux réveils gelés, la Marne et ses champs de craie. Aucun paysage ne l’avait retenue. Elle était de nulle part. En déambulant ce soir sur le parvis de La Défense, elle avait admiré les jeux de lumière et d’eau, elle sifflotait en pensée la musique qui générait les sourires des passants en même temps que les gerbes jaillissantes, Tea for Two. Elle surprit le regard d’un homme qu’elle croisa. Elle venait d’éclater de rire au plaisir de traverser cette place vivante. Un éclat de bonheur à l’heure où l’on rentre chez soi d’un pas pressé.

1997 (samedi)

Des petits destins… 
L’estafette verte devant la maison rose à Charolles.
Il y a des étrangers dans ma rue et je ne comprends pas leur langue.
Le temps passe et je n’entends plus ta voix au téléphone.
Le suicide de cet écrivain que j’ai découvert il y a trois mois.
Le baiser dans le train.
L’Huma, le Figaro et Le Monde, dans un train encore.
La maison de Tantine aux portes toujours ouvertes.
Le cellier du Ragabodot.

1999 (lundi)

Du vide parfait, de Lie ZI. Maître taoïste, Lie Zi estime davantage le XU (le vide) que le ROU (le souple, cher à Lao Zi) et que le REN (la bienveillance) prôné par Confucius. 

[Difficile de me relire… est-ce le ROU ou le RON ? Et je suis incapable d’écrire le o barré obliquement de Lao…]  

Trois sections dans ce petit livre : Faveurs célestes, L’Empereur jaune, Yang Zhu. 

300 ap. J.-C. Penseur taoïste. Style simple, direct, clair (une clarté qu’on lui a reprochée). Cet auteur se met en scène dans des situations qui ne l’avantagent pas, contrairement à d’autres maîtres (Lao Zi, Zhuang Zi).

Dans Faveurs célestes : « Aussi revient-il (…) à chacun des dix mille êtres de suivre sa nature. » « (…) que la saveur soit goûtée, ses ingrédients ne se montrent pas. »  « Celui qui oublie son chemin en voyageant ne peut rentrer chez lui. » (Les Anciens appelaient les morts « Ceux qui sont revenus »)

« (…) Brisez le silence, remplissez le vide, vous ne trouverez nulle part où aller. »

Huang Di
« No wanting to clink like jade they clunk like rocks. » « Il préfère rouler comme un caillou qu’être un jade poli. » Traduction de R. Pine.

« Pour rester ferme, deviens souple. Pour rester puissant, préserve ta faiblesse. »

« Qui s’attache aux apparences pour reconnaître un Sage ne découvrira rien qui s’en rapproche. »

A propos des animaux : « En quoi leur cœur est-il différent du nôtre ? » Seuls leur forme et leurs cris nous sont étrangers et encore n’est-ce pas parce que nous ne savons pas communiquer avec eux ?

Yang Zhu
« Celui qui veut gouverner un grand Etat ne s’attache pas à des détails. Celui qui veut s’élever ne s’abaisse pas. »

2002 (vendredi)

De Gubbio

3 pièces rapportées
2 soliflores
1 long et mince
1 court et gros
1 assiette creuse aux oiseaux

Tout est dans les nuages

Firenze
Nous sommes montés dans la coupole et je crois que nous avons vu l’Enfer, l’Enfer et le Ciel.

2004 (lundi)

Petite expo concentrée, ramassée, des travaux de Zao Wou-Ki au musée Fabre de Montpellier. Quel chemin entre ses débuts en peinture et ce que l’on en a vu là. J’ai découvert que sa rencontre avec Michaux l’avait réconcilié avec son écriture « originelle ». Je me souviens d’un grand bonheur, perdue dans la contemplation d’une toile dans les tons de terre et de nuit. 

2005 (mardi)

Lu ce mois-ci (septembre) : Paul Auster, L’invention de la solitude. James Baldwin, Harlem Quartet. Anne Lauricella, Charles Juliet : d’où venu ? Erri de Luca, En haut à gauche. Jacques Réda, Le méridien de Paris (offert par Patrick Roy). François Bon, C’était toute une vie (Verdier). Bernard Noël, Le tu et le silence. Bernard-Marie Koltès, Combat de nègres et de chiens

2008 (samedi)

Stef parle en anglais au petit gars [Justin, 3ans1/2] qui lui répond : « Moi, je parle en majuscules ! » (il voulait dire « en français »)

2011 (mardi) 

A Céret. Hôtel Vidal, aux moulures colorées, à la girouette datant de 1736, dans un petit salon moelleux éclairé par deux grandes fenêtres, nous lisons. Et c’est déjà la vacance du corps.

Dans les rues de Céret, terrasse du café de France, la sirène des pompiers a retenti deux fois, saisissant un centième de seconde les esprits dans un même questionnement. Une nuée de jeunes s’est levée d’un seul mouvement, rien à voir avec la sirène, mais sans doute avec l’heure de rentrée du lycée. Ici les toilettes ne sont pas à l’étage. Le panneau indicateur est visible de loin, ornementé, joli, et quand on s’en approche, il nous dit que les toilettes ne sont pas à l’étage. Du coup, je pense à tout ce qu’on affiche, tout ce que l’on donne à voir, qui, en fait, est menteur. Racoleur, provocant, et trompeur à la fois. A qui raccrocher cela dans le monde de la littérature ?

Rieira y Arago, musée d’art contemporain de Céret. Toutes les formes parlent d’hélices, de sous-marins, de poissons, d’êtres humains, d’arcs, d’objets en marche, de roues, d’élan spirituel entre l’air et les vagues, des couleurs de la vie, du jaune au rouge, au bleu turquoise, au bleu du ciel, au bleu de Prusse, au gris, à l’or, au rouge vermillon, le tout gainé de noir et de blanc. Toutes les pièces redisent la même obsession, chantée différemment [dessin]. Une seule nous laisse notre place pour penser l’absence [dessin]elle dit en trois morceaux ce que taisent les autres qui en disent trop.

Haïkus par Rieira y Arago. Juste quelques traits de peinture qui affleurent le tissu bis et qui, traversés par la fulgurance du mouvement, ou de l’intention du peintre, livrent l’essentiel de son émotion. 

Absence Disparition Oubli Egarement Manque Enfouissement Extinction Anéantissement Eloignement Rupture Evanescence Ephémère Diaphane Pas de côté Engourdissement Faille Présence à soi

2016 (mardi)

Enfance berlinoise, Walter Benjamin, prêté par Samuel.

Marlen Sauvage

C’était la 8e proposition de l’atelier de François Bon, il s’agissait de retrouver trace (fictivement ou non) de quelques 27 septembre, comme l’avait fait Christa Wolf, écrivain allemande, dans Une journée ordinaire.

Trois mots en partage

J’ai lancé il y a plusieurs mois une rubrique « Petits bonheurs » que j’ai partagée d’ailleurs avec quelques internautes, lesquels m’envoyaient leur image/texte publiés sur ce blog. Et puis j’ai arrêté… Non pas que je ne vivais plus de petits bonheurs, mais la crainte de lasser avec ces « petites » choses sans importance. Or, elles sont tellement importantes ! J’ai trouvé sur Twitter récemment une initiative identique à laquelle bien sûr j’ai participé, et sur le net bien d’autres sites évoquant la nécessité de savoir apprécier les cadeaux de la vie.

Et là, il m’arrive quelque chose de si émouvant que je le partage sous la forme d’un grand bonheur ! J’ai « rencontré » Anne Dejardin par son écriture, sur le Tiers-Livre de François Bon où nous collaborons parmi une centaine d’autres auteurs à l’atelier « Pousser la langue« . Lors d’une récente publication sur le site qui nous est dédié, Anne m’a gratifiée du commentaire suivant : « Trouer l’oubli, magnifique. J’ai adoré ce texte tellement à propos, au cœur de nos recherches actuelles et la phrase d’Etienne Klein… Grand merci. Et la photo et le verre vert et ce qui s’écrit… Merci, Marlen. » (je publierai ce texte ici prochainement et quelque chose sur le bouquin d’Etienne Klein !)

Avec ce que je croyais être un dessin qu’elle m’envoie sur Messenger, Anne me demande si elle peut « m’emprunter » « Trouer l’oubli » !!! Comme si les mots m’appartenaient ! Au contraire, quelle joie de les partager et de voir qu’ils résonnent chez les autres ! Et voilà que le dessin est une broderie à laquelle elle ajoute mon nom. Je vous assure, j’en ai versé des larmes ! 😀

Je vais donc reprendre ma rubrique de petits bonheurs et vous êtes bienvenus pour m’envoyer les vôtres en image et/ou texte que je publierai ici @ lesateliersdudeluge@orange.fr

MS

Le blog d’Anne Dejardin ici
Et celui du Tiers-Livre

Juste avant, tout juste

Une lumière crue découpait la porte de la cave. La lune ce soir envahissait la cuisine jaune citron et déambulait jusqu’à son entrée. Chaque grain de formica des placards, de la table, des chaises brillait d’un éclat astral. Les yeux apprivoisaient l’ombre. Elle était partout. Sur le réfrigérateur dans l’angle du mur, la boîte à musique avait fini par immobiliser la petite danseuse dans une drôle de posture. Hier, je l’avais saisie instinctivement pour cacher mon émotion à l’annonce de la nouvelle, et le dos tourné aux autres, la petite musique avait étouffé mes sanglots. Je la remontais indéfiniment pour en entendre la comptine cristalline, assise à un coin de la table, enfant. Elle me disait qu’ils reviendraient me chercher un jour. Sur le mur, un trait de lune renvoyait le sourire un peu béat de la mariée dans son cadre de bois patiné, et il fallait forcer les yeux à distinguer le marié à ses côtés. Dans l’ombre aussi du buffet des années cinquante, ce biscuit coloré rouge et vert d’une jeune femme alanguie qu’un bélier encorne. Il ne manquait que le tic-tac d’une horloge qui aurait décompté le temps. J’avançais dans le silence de la nuit claire jusqu’à la porte de la cave. L’escalier se tenait toujours derrière.

 

Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon pour cet été 2015, sur le thème du fantastique…

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Texte : M. Sauvage