Construire une ville… – Transactions

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Elle avait fini par s’assoupir ressassant l’idée qu’elle n’avait porté depuis vingt ans que masques pour ne pas affronter le monde, que sa vision en avait été affectée et que grattant chaque façade des maisons où elle avait vécu, ceux-là tomberaient d’eux-mêmes, si tant est qu’elle parvenait à restaurer le souvenir de la femme d’alors. L’appel du muezzin troubla son sommeil, une figure grimaçait, il était quatre heures environ, d’autres voix lui répondaient, son rêve du moment se teintait de prières, devant l’étal du poissonnier elle suppliait celui-ci de ne pas lui donner la tête du requin, mais l’homme la découpait brutalement, de ses gestes précis, maniant une hachette avec dextérité, la laissant tomber d’un coup sec sur la mâchoire du poisson qui envahissait la planche devant lui, et tous les autres – daurades, bars, roussettes, bonites – s’envolaient dans le ciel de la halle, retrouvant la vie dans cette débauche de sang et d’arêtes. Elle se réveilla tout à fait, courant dans les allées, essoufflée autant par l’effort que par la crainte de voir surgir devant elle la tête du requin. Dans la pénombre, elle secoua la tête, chassant le cauchemar. Au dehors, les éboueurs s’activaient, renversant les containers et les rejetant à la rue dans un fracas épouvantable. Lentement la ville s’éveillait, les mobylettes pétaradaient, des gens se saluaient avec vigueur, « Sabah al-khair », le boulanger venait d’ouvrir son échoppe où se côtoyaient les pains de maïs, les tabounas de seigle ou de son, les brioches tressées ; en face, la croissanterie ne désemplissait pas proposant des viennoiseries au glaçage chargé, des pains fourrés de thon et d’harissa que les étudiants mangeaient de bon matin assis dehors aux tables hautes. Les « taxistes » sillonnaient déjà la ville et les clients n’attendaient guère. Elle devait retourner au publie-net du coin, et pressait maintenant le pas vers la boutique qui affichait un arobas énorme en guise d’enseigne. Dans sa rue, les maçons poursuivaient la construction d’un immeuble de cinq étages, se déplaçant sur les échafaudages d’un pas sûr ; leur travail commençait tôt, vers six heures, tous les jours de la semaine, combien de fois les avait-elle maudits d’interrompre son sommeil qu’elle ne parvenait à rejoindre souvent qu’au petit matin. A ce qu’il restait des briques empilées sur la rue, elle conclut que l’immeuble se dresserait très prochainement occultant la vue vers le nord, épongeant peut-être aussi le chahut du trafic routier vers l’hôpital et le centre universitaire. Déjà trois écrans étaient occupés, elle se dirigea vers celui que le jeune homme lui indiqua sans la regarder, d’un geste nonchalant, glissant une rame de papier dans l’imprimante avant d’enclencher l’impression pour la jeune femme qui l’avait précédée et qu’il dévisageait sans gêne.

Texte et photos : Marlen Sauvage

Un texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page… et un oloé

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Construire une ville… – ciels, ma ville !

(Pour toi, Pierrot, en ce jour anniversaire !)

Ailleurs, d’autres morts prenaient le soleil dès son lever dans un panorama de montagnes échevelées, aux sommets agités de longues effilochées de stratus accrochant un lambeau de mousseline gris clair à une arête saillante, et souvent elle avait pensé en surplombant les tombes que ces morts-là avaient bien de la chance. On t’enterre et tu retournes au ciel. Elle préférait rester au creux de la terre, dans sa fraîcheur matinale ou sa tiédeur des longues après-midi automnales. Son évidence à elle était de mourir là dans ces montagnes bleues et de reposer sous la beauté des ciels admirés pendant des années. Le ciel blanc de zinc de l’hiver froid qui arrachait des clignements d’œil et des larmes quand elle roulait dans le fond de la vallée ; la parure flamboyante qui se déployait lentement alors qu’elle guettait le jour dès l’aube sans sommeil ; la traîne blanche de la voie lactée dans la nuit impérieuse ponctuée des ululements de la chouette quand elle en scrutait les profondeurs pour la surprise d’une étoile filante, un vœu au bord des lèvres closes ; le tumulte houleux d’un ciel plein d’orage roulant ses nuages engoncés d’électricité, ourlés de gris ; le ciel rose filant à toute allure vers le bleu d’une pesanteur d’été, elle les avait tous bravés, les yeux écorchés, époustouflée devant tant d’arrogance à modeler un paysage, une pensée, un état d’âme. Et ce soir, enveloppée des psalmodies lointaines d’un muezzin noyées dans le bruit confus des mobylettes, des klaxons, des voix de la rue, sous la lune figée dans un halo blanchâtre, devinant les familles amassées sous les palmiers de la place du ribat, profitant comme elle de la brise enfin là, ce soir, allongée sur l’immense terrasse carrelée, froide, dans les néons verts et rouges de la pharmacie de nuit, alors que le vent se lève cette fois, réveille le linge étendu, emporte les sons d’un bout à l’autre de la ville, ce soir rendu à la nuit ne nourrissait plus d’évidence aucune. 

Texte et photos : Marlen Sauvage

Un texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page… et un oloé

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Construire une ville… – Calvino et les morts

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Elle se souvient de l’Irlande, de Glendalough, où elle était partie à la recherche de la tombe d’Anne Byme, fille d’Andrew et de Jane Mary, morte en 1798 à l’âge de treize ans. « They bury you and then you go back to Heaven » disait à côté d’elle une gamine à sa petite sœur. Une évidence dans la bouche de la fillette, une suite logique, on t’enterre et tu retournes au ciel. Tout le cimetière était en herbe, on marchait sur une mousse verte épaisse qui amortissait les pas, encourageait le murmure, la proximité avec les habitants du lieu. Toutes les stèles celtiques ici penchaient un peu du même côté, comme si le terrain d’un grand coup d’épaule avait voulu réveiller ses morts. De tous les cimetières, ceux d’Irlande et d’Angleterre avaient sa préférence. Ils réconciliaient avec la mort, la simplicité retrouvée, – très peu de hautes constructions, de tombeaux, de caveaux, tout le monde ici était logé à même enseigne – ils encourageaient la rencontre, la connivence, – on aimait un nom, un prénom, une ville en rappelait une autre, on avait envie de rester devant une tombe en particulier sans pouvoir dire vraiment pourquoi –, ils réconciliaient enfin avec l’idée que la mort fait partie de la vie, elle s’était assise dans l’herbe près d’une dalle usée pour se rafraîchir et méditer. De cela elle se souvient alors qu’elle déambule à travers les tombes blanches, étroites, parallélépipèdes rectangle dallés de marbre, aux inscriptions rouges et noires, simples cubes de pierres pour d’autres, serrés sur le sol sablonneux de la ville, dans un désordre factice car tous s’y retrouvent, sauf elle bien sûr, mais dans un désordre tout de même pour elle qui ne peut s’appuyer sur aucun repère, aucun arbre, aucun nom puisqu’elle ne lit pas l’arabe et que toutes les pierres lui semblent ancrées là sans logique aucune. Une fois hors de l’allée centrale carrelée, il faut enjamber de petits tombeaux d’enfants, éviter les coupelles entre deux tertres, zigzaguer en prenant garde aux accidents du terrain, et tenter de ne pas écraser les plantes rabougries qui s’évertuent à fleurir au milieu de toute cette aridité. Et s’impose l’idée que toutes ces tombes sont rassemblées ici parce qu’un mégalomane a souhaité tout à côté un parvis démesurément spacieux devant son propre mausolée, s’impose l’image de tous ces morts exhumés, ces familles dispersées peut-être, ces demeures déplacées, remplacées par d’immenses dalles et que l’on foule une immense sépulture sinon des corps décharnés.

Texte et photos : Marlen Sauvage

 

marlen-sauvage-maison-coquelicotUn texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page… et un oloé

Construire une ville… – Répéter

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Vingt-huit tables, quarante-huit bancs. De bois vernis. Du lourd. Avec des pieds métalliques vert bouteille. A déplacer de l’entrepôt de la mairie jusqu’à la place de la Fontaine Vieille en passant par le fourgon. Les deux employés déploient leurs muscles sans arrogance. Une table, puis deux, puis trois, empilées les unes sur les autres; dix, onze, douze, le plus vieux crache ses cigarettes, c’est l’autre, beaucoup plus jeune qui le charrie, mais lui aussi  fatigue et s’éponge le front à la vingtième table, puis vingt-huit occupent le fourgon. Un coup de tête vers l’entrepôt. Les bancs maintenant. Quarante-huit. Ils les comptent au fur et à mesure. La place à quelques centaines de mètres de là. Descente du fourgon. Les portes claquent au même instant. Les deux hommes arpentent l’espace, le plus vieux a l’habitude, chaque année depuis des années, la même fête de quartier, le même agencement, mais il en fait le tour avec son collègue, ils reviennent au fourgon, ouvrent le haillon, installent une table après l’autre, quatre tables accolées l’une à l’autre ; clipsent les pieds métalliques, un coup du plat de la main pour les plus récalcitrants ; un regard l’un vers l’autre pour attraper la table suivante, la placer dans la rangée ; un coup d’épaule sur la droite, trois rangées de quatre espacées de quatre-vingt centimètres, à vue de nez ; le plus jeune grimpe d’un élan du pied sur la dernière table installée, balance ses jambes, lève le nez vers le ciel, « pas de risque qu’il flotte ce soir », l’autre approuve ; « c’est Mado qui s’y colle encore… » ; l’autre hausse les épaules ; le plus jeune saute à terre soudainement ; trois autres rangées de quatre espacées de quatre-vingt centimètres, à vue de nez ; quatre tables « en retrait pour les cuistots », ils disent ; une fois trois tables « celle-ci en angle », l’un dit ; puis c’est au tour des bancs. « Check five », le plus jeune dit quand tout est terminé. « T’es con ! » « J’ t’apprends l’anglais. » Ils rigolent et se tapent dans la main.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Un texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page… et un oloé

Construire une ville… – Rencontrer

 

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De dos ; de loin ; mouvant ; oscillant d’un côté à l’autre ; un bras levé ; toujours le même ; au milieu des gravats et des maisons démolies ; on cligne des yeux ; entre chien et loup ; de gros traits noirs en tous sens sur un espace écaillé ; le paysage avance ; à droite et à gauche, des rues sales ; des arrière-cours enherbées ; des graffitis ; des pierres au sol ; un pan de mur déchiré ; on le découvre enfin ; de dos ; deux épaules vivantes ; un profil ; un éclair de regard ; un mur devant lui comme une toile ; rien de déterminé ; rien de reconnaissable ; des traits ;  une ouverture ; la possibilité d’un désir ; un air de piano venu du quartier ; des taches noires ; des effacements du pouce ; un toit sorti d’une falaise ; un pylône penché ; des fils électriques ; une perspective ; il faut grimper maintenant ; les placettes se succèdent ; des fenêtres ; des portes peut-être ; la main descend ; une rivière ; un pont sur la rivière ; entre deux terres ; de ce côté de la vie des badauds ; le soir tombe et les enfants le soir jouent et rient ; chacun regarde ; rêve sa ville ; de dos toujours ; un chant ; une voix ; un air de son pays ; l’Arménie ; des faubourgs ; des réverbères ; des arbres ; un musicien dans un coin de mur ; des couleurs sur sa toile de briques ; à la nuit il signe ; se retourne ; salue ; file dans le noir ; vers un autre quartier ; un squat ; et laisse la fresque d’une ville sur le mur oublié d’un bout de rue.

Texte et photo : Marlen Sauvage

Un texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page… et un oloé

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Nota : Première photo = La fresque d’Itvan Kébadian qui a inspiré ce texte… anéantie d’un coup de peinture à peine terminée (fin mai 2016).

 

 

Construire une ville… Se déplacer

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Sous la masse de nuages accrochés à l’épaule du Zaghouan, rouler à vive allure, défiant les radars, s’obstiner à rattraper l’horizon éclairci des montagnes de Grombalia, se soumettre au long défilé d’étendues arides, territoire rocailleux, sans vie sauf une ferme égarée ici, enclose dans un rectangle de grillage, surprendre quelques moutons épars, des eucalyptus asthmatiques, des palmiers amorphes, des figuiers de barbarie difformes, un amas de pneus autour d’un monticule de terre plastifiée, rouler à travers tout ce qui prépare la ville lointaine encore, terre et ciel cousus, une mosquée crevant l’azur complanté d’oliviers, derrière le rail de sécurité deviner la laine sale des moutons, plus loin sous le pont le regard las du berger ; rouler, entrevoir deux ou trois maisons au toit plat dans la végétation essoufflée, quelques arbres plus hauts soudain, échappant à l’horizontalité du paysage ; un panneau à vendre ou à louer sur un immeuble en construction, de béton gris, et une villa aux tuiles romanes, à la tour coquette, le début de la ville ?, des hangars de tôle, des cubes de terre, de briques rouges, de parpaings que griffent des doigts de ferraille ; des portails forgés devant des propriétés invisibles ; la ville qui se cache derrière les dunes et les cactus géants, les lauriers roses et blancs mourant sous les effluves de gas oïl ; puis dans le regard, offerte comme au creux d’une main, dans une uniformité de couleurs pâles, des bâtiments dressés, un puzzle blanc qui vire au jaune, qui ne dit rien encore des rues des avenues des mausolées des allées des briques encore des immeubles non finis, des poteaux électriques, des stades, des haies de cyprès ; juste une image ramassée comme crayonnée d’une ville sur l’éther ; avant d’atteindre la bretelle de sortie, au bas-côté jonché de gravats, de pneus déchirés, avant le pont sur l’autoroute, une salle des fêtes, la ville étendue qui occupe tout l’horizon, régurgite ses fumées par deux cheminées longilignes, parle de vivre serein sur ses panneaux en guise de bienvenue ; et la photo qui se désosse, les espaces qui s’installent entre les bâtiments, les rues qui séparent, rassemblent, distribuent ; les paraboles qui tamponnent les façades ; les places qui s’ouvrent, les trottoirs qui se creusent, s’effondrent, les boutiques qui s’étalent au-dehors, les drapeaux rouge et blanc qui flottent sur leurs mâts ; les moutons parqués sous des bâches, un jeune garçon nonchalamment audacieux qui se jette dans le trafic intense, inconscient ou suicidaire, ou confiant… 

Texte photo : Marlen Sauvage

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Construire une ville… – Arriver

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Le désordre de la foule ; les escaliers comme des avaloirs régurgitant leurs proies devant le poste de police ; l’attente longue, poussant négligemment du pied la valise trop lourde ; les têtes que l’on compte pour estimer son temps de passage ; les soupirs de la dame devant soi qui ne rattrape plus son petit garçon fatigué, fatigant ; le brouhaha intense des pieds sur le carrelage usé, des allées et venues, des discussions ; l’éclairage violent au néon blanc et froid ; les bagages au tapis n° 2 ; la bousculade contre le caoutchouc roulant ; les pleurs des enfants fatigués ; les téléphones sonores ; les informations que l’on s’échange, la langue retrouvée ; et la sortie enfin, entre deux haies de familles, de connaissances, d’amis, jetés là par le hasard des voyages de leurs proches, auxquels on vole un sourire pour le réconfort factice de se savoir attendu ; et puis on presse le pas entre ceux qui s’embrassent pour échapper enfin à l’oppression de la foule, respirer, chercher des yeux le panneau « sortie » oublié durant tous les mois au loin ; la valise à roulettes que l’on traîne et l’air de la rue que l’on respire, empoussiéré, épais encore malgré l’heure grise, les irrégularités du sol ; les taxis qui vous hèlent, se diriger vers les jaunes, deux ou trois mots dans le dialecte local, convenir d’un prix et grimper dans l’auto déglinguée, vérifier d’un œil le compteur, et rassurée enfin, se laisser conduire jusqu’à l’avenue plantée d’eucalyptus, aux trottoirs encombrés de poubelles, de sacs plastique, de chats. Jusque devant la façade. Carthage tout entière contenue dans cette maison. J’étais revenue. A quel endroit de la vie ? Ailleurs, assise dans l’herbe devant une autre façade, je promenais mes pensées sur chacune des fenêtres, sur chacune des portes du rez-de-chaussée à l’étage. Si près dans le temps. Je devinais chaque pierre de fraidonite, noire sous le ciment, aux joints qui se fissuraient. L’ancienne vigne vierge agrippait encore ses ventouses sur le crépi usé, l’ombre projetée de ses vrilles dessinait d’autres fioritures, arabesques mouvantes sous mon regard clignotant. Bientôt l’autre vigne, nouvelle, se hisserait sur ses rameaux, l’enroulerait de sa jeunesse, partagerait avec l’ancienne sa verdeur. Je ne la verrai pas. Comment dire cette présence en moi, alors, cette certitude que le bonheur goûté jusqu’ici était éphémère, que je n’avais peut-être rien atteint au bout du compte dans cette vie, que je n’avais encore parcouru qu’un morceau du chemin ? Tant de bagarres, de retournements, d’acharnement, de volonté, d’hivers, d’étés, cette vie cévenole, rugueuse, exigeante, ma vie, pour retrouver loin dans le ventre l’aiguillon de la mélancolie. Ainsi la maison me demanderait de partir, de la quitter, elle m’élevait à la hauteur de notre connivence. Je répétais sans fin devant Carthage j’avais une maison en Cévennes. Massive comme un vaisseau.

 

Texte et photo : Marlen Sauvage

Un texte écrit pour l’atelier d’été 2018 (Construire une ville avec des mots) de François Bon sur le tiers-livre. Pour chaque auteur(e), une page… et un oloé

Construire une ville… – Révélation

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C’était peut-être à dix ans sur les parkings de Villeneuve-Saint-Georges, quand tous les immeubles se ressemblaient et que nos cris ne suffisaient pas à nous ramener vers vous, les fenêtres sans rideaux ouvertes sur la nuit, jaunes dans le noir, les voitures tout autour, et personne dedans, la ville refermée sur elle, concentrée dans des tours hautes, indifférente, hostile, le premier souvenir de la ville, peut-être ; à Valence, entre la gare et la rue de la Cécile, le même trajet toujours, les trottoirs de la ville, les murs dressés derrière les magnolias, la tentation du mur une fois enfermée mais pour aller où ? ; dans les déambulations à Rome de la fontaine de Trevi à la place Savone, parmi les touristes japonais, cette étrange appréhension, ce sentiment que la ville menait à la perte, parce qu’avant que de l’apprendre la place del Fico ne m’appartenait plus déjà, que d’avoir jeté la pièce par-dessus mon épaule ne résoudrait rien, que l’hôtel Giulia ne m’attendrait plus, que cette ville ne tiendrait aucune promesse, qu’aucun plan ne m’empêcherait de me perdre dans quinze ans d’illusions depuis la stazione Termini ; ou bien longtemps avant dans les artères de San José, remontant à 55 miles per hour vers le soleil couchant, dans l’été indien, cette sensation de voyager dans un film, sans maisons, sans habitants, sous les panneaux verts et blancs, la ville un large bandeau noir sous les pneus, la ville comme un rêve arrosé de Budweiser, suintant le coulis rouge des pizzas, balancée dans le rythme des Chevrolet, des Ford Mustang, des Dodge et des Pontiac, sonore du ronflement des Harley et des chansons du Boss, la ville peut-être, invisible, ou que je n’ai pas vue, pas apprivoisée…

Texte et photo : Marlen Sauvage

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Construire une ville… – Mise en questions

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Et finalement une ville -– une maison -– serait-elle la clé de l’histoire. En aurais-je la clé ou n’est-ce pas une question de clé. Et si pas de clé, quoi d’autre. Que chercher sous les pierres, dans les arbres, derrière les façades, sous les fondations, dans les caves mérovingiennes et dans le cours d’une rivière, sur un pont roman et le long d’une digue. Au commencement, pourquoi un lieu plutôt qu’un autre. Vers quel autre celui que j’avais choisi conduisait-il qui n’était inscrit nulle part. Que recelait la maison perdue dans l’absence de ville. Que racontait-elle des villes à venir. Pourquoi tant de maisons, tant de villes. Pourquoi Bures-sur-Yvette plutôt que Pierrelatte. Pourquoi Toulouse plutôt qu’Avignon. Pourquoi Chilly plutôt que Tarbes. Pourquoi La Celle-Saint-Cloud plutôt que Saint-Arnoult. Pourquoi Molezon plutôt que Montsoult. Pourquoi pas Montréal ou San José ou Monastir. Pourquoi partir. Est-ce à cause de Wetzlar, d’Arzew, de Marburg. Descendre le temps et la géographie. Arpenter l’histoire des autres pour mieux comprendre la sienne. Laisser venir le texte. Vers où, le texte. Faut-il savoir toujours. Ne répondrais-tu pas non à la question, toi. Vers un flou salvateur. Comme celui de ton regard qui s’égarait dans tes réminiscences et ne voyait plus rien de ce que ta voix racontait. Mêler la tour de Randonne à celles de la Défense. Verser des années entières de l’une dans l’autre. Attendre à genoux près de l’eau que le fluide remonte. Se réveiller encore dans les marais sans avoir su la veille où l’on plantait sa tente. Encore traverser le mail, encore suivre ta trace sur les vitres des centres commerciaux, te voir démultiplié dans les reflets kaléidoscopiques, poursuivre ou être poursuivie. Tendre l’oreille. Retrouver ta voix. Etait-ce à cause de cet été. De cette petite route de campagne terminus Cairanne un mois d’août. A quelle fêlure du temps devais-je cet engloutissement. Qui l’avait décidé. Tout cela remontait-il vraiment à cette maison-là dans cette absence de ville.

Texte et photo : Marlen Sauvage

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Construire une ville… – Caméra temporelle

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D’une rive à l’autre, un pont sur l’Aygues. Franchir la rivière. Commercer. 1405. Pour l’arche, quarante mètres cinquante-trois d’ouverture, dix-neuf mètres de flèche, trois mètres vingt-cinq de chaussée. Un pont roman. Les moutons y transhument par milliers surplombant l’eau claire. 1944. Des chars américains. Avant, depuis, la rivière monte. Déborde. Menace. Ravage. 1745. Une digue pour contrer ses humeurs. Et ses crues meurtrières qui inondent les caves du bourg, détruisent les murs des jardins, coupent le canal, emportent les chemins, les plaines nourricières à l’ouest de la ville. Mais les années passent et qui paiera la digue ? De 1759 à 1824, on tente d’en construire une. Sept cent cinquante mètres depuis l’angle du pont. Les propriétaires riverains de la rive droite crient à la crue. Ils payent. Crue sur crue. On réclame encore. Des sous. Une digue. Un argument. Pour continuer à engranger les récoltes et payer les impôts. Succession de crues. Des sous ! Une digue. 1868. Elle résiste. Treize mètres d’eau au-dessus de l’étiage. Elle tient bon la digue. 1914. C’est l’été. Une énième crue. Une route coupée au Castellet. Une crevasse. Longue de soixante mètres, large de quatre mètres, profonde de trois mètres cinquante. La crue dépave les rues. Creuse les drailles. Tout baigne sous ses eaux. Les champs et les récoltes. 1992. La digue désastre. Effondrement. La rivière gronde. Furie des flots. Le vieux moulin perd ses roues à aubes. Un peu plus loin, la Romaine Vaison pleure plus d’eau que l’Aygues. Et depuis, le long de la digue, le jardin des senteurs. Des promeneurs. L’Aygues pauvre, presque sèche. Quelques trous d’eau. La canicule. Sous le pont roman, des baigneurs.

Texte et photo : Marlen Sauvage

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