Une envie de vacances

Le souvenir d’un oloé face aux majestueuses chaînes de montagnes des Alpes que je ne savais nommer encore | de la préparation fastidieuse de vacances | comme si le cadeau ne nous était pas destiné | comme si nous ne le méritions pas | la troisième adresse fut pourtant la bonne | et la surprise du chalet plus étonnante encore | souvenir des montagnes enherbées aux variantes de vert et de jaune | surplombées par de menaçants nuages noirs | d’une forêt de conifères et de pins | de sommets qui se perdent dans la brume de fin de journée | sous un soleil encore bien présent | l’écoute de battements sourds de quelques moteurs de voitures au loin | de frottements sonores | un claquement de porte | des bruits à apprivoiser durant notre séjour | dans les environs les alpages jaunes | les cabines qui circulent | suspendues comme des lampions dans la station | de la grimpette grisante jusqu’à 2250 mètres | de la vue sur des sommets | des lacs de part et d’autre | chartreuse de Prémol | fontaine du Mulet | bain de pieds dans le ruisseau | plateau de l’Arselle | prairies où déambuler | lac Achard | deux photos et tous ces souvenirs.

MS Photos © Marlen Sauvage 2022

Des murs #13

Le temps passe trop vite. Vous le pensez aussi, n’est-ce pas ? Une semaine, un mur. Et cette semaine, le temps a passé si vite que j’ai failli sauter le mur si je peux dire. Mais on n’échappe pas à ses propres promesses. Le mur de cette semaine suinte de douleur, il aurait sans doute pu illustrer le mur #4, et voilà que vous ne vous souvenez absolument plus de ce que racontait le mur #4. Bien sûr. Il est là. Comme le temps passe et qu’il presse aussi, je serai brève. Mettant à contribution votre imaginaire. Avec cette citation de Jean Tardieu (et vous verrez que malgré vous, vous commencerez à cogiter) : « L’espace. Etant donné un mur, que se passe-t-il derrière ? ». À la semaine prochaine !

Texte : Marlen Sauvage
Photo : Bernard Perlongo

le livre moins ce qu’il dit | et ce qu’il dit encore

Enfance. Elle a son lot de souvenirs ténus. Celui à huit ans de David Copperfield, raide dans sa couverture de Bibliothèque Verte qui illustrait pour moi avant de l’avoir lu la dureté d’une vie. À cause de l’image d’un jeune homme au visage vieux déjà. Et me reste seulement en mémoire la tristesse engendrée par cette lecture dont je ne sais même pas si je l’ai terminée. À l’adolescence se pressaient des titres plus que des auteurs dans la bibliothèque familiale. Le nœud de vipères, Les âmes mortes, J’ai choisi la liberté, Les derniers rois de Thulé, m’attiraient bien davantage que les « classiques » obligatoires des cours de français. Aucune couverture pour décider de leur sort entre mes mains. La tranche seule avec le titre ouvrait un univers. Je les lisais sur les conseils de ma mère parmi d’autres Cronin, Slaughter, Agatha Christie ou Mazo de la Roche, car ma pourvoyeuse de livres avait des goûts plus qu’éclectiques. Aucune poésie là et c’est à l’âge de quinze ans un premier Aragon qui a nourri mes rébellions, ce Roman inachevé à la couverture de glace, blanche et lisse, aux portraits orangé, rouge, rose, noir et blanc du poète, que je lisais entre deux cours, dans la chambre et le silence du pensionnat avant l’extinction des feux, isolée sur les marches du théâtre – laissant à une portée de voix l’excitation ambiante – quelques minutes avant la représentation organisée par une professeure de sport amoureuse de littérature et de poésie. Ces années-là, Aragon, Eluard, Apollinaire, Prévert… tous publiés dans la même collection, donnaient à mes rêves leur consistance, m’ouvraient les yeux et les oreilles. De même que pour Roger Caillois les pierres, les livres pour moi sont « objets de contemplation, presque supports d’exercice spirituel ». Avec chacun d’eux, un temps suspendu avant la découverte. Ici, la couverture glacée suffisait à mon désir, et le poète dont je découvrais quelques mots au hasard des pages emportait ma décision. J’aimais l’odeur du livre, dont je respirais le souffle, l’âme peut-être, en feuilletant l’ouvrage le nez collé aux pages, avant de m’y engouffrer – dire la douceur de la texture du papier sur les joues – j’aimais sa blancheur, j’aimais sa mise en page, j’aimais la rondeur de sa police de caractères – bien sûr je ne qualifiais pas ceci alors – j’aimais tout inconditionnellement (avant de crier au scandale quand les pages se sont détachées d’un bloc au cours d’une promenade, je parle d’Aragon et son Roman inachevé). La collection nrf Poésie/Gallimard, avec cette couverture unique, cette esthétique sobre, des dimensions idéales – les livres tiennent dans la main, dans un sac, dans la poche d’un manteau – il se serrent amicalement sur un même rayon, et parce qu’ils se laissent vraiment découvrir à n’importe quelle page, cette collection a engendré une obsession : en posséder tous les titres. Irréalisable bien sûr. Mais ces dizaines de livres debout les uns près des autres me rappellent chacun une histoire, une discussion, dans une bibliothèque, une librairie, chez un bouquiniste ; le choc d’un nom, d’un titre, ou d’un véritable tête à tête avec un auteur. Et je réalise que personne, non personne, ne m’a jamais offert un livre de poésie.

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répertoire de choses perdues | traces

Les barques photographiées par Mesdemoiselles Mignon et Mespoulet en 1913 | la chaumière du village de Curendalla et son muret de pierres sèches | les huit personnes qui posaient au fish market à Galway | la foire au bétail de Galway | la femme qui fabriquait des franges de châle | la petite maison attenante à droite du château fortifié de Claregalway | la fileuse et son rouet primitif | les deux vieux marins et le jeune garçon de la côte | l’ânier et son âne portant un panier rempli de tourbe | le pêcheur d’anguilles du lac Ree au nord d’Athlon, comté de Westmeath | les inscriptions sur les tombes du cimetière de Glendalough | le charron du village qui préparait les instruments de labour |

Ah ! les curraghs ! Ces petites barques primitives faites d’une carcasse de branches de noisetiers recouverte de peau de vache nous auront fait marcher et poser des questions à toutes sortes de gens. Aucune n’était plus visible lors de notre passage, sur aucun point d’eau… Ces embarcations de cuir, de forme très arrondie, étaient utilisées dès avant l’an mil. La peau sera remplacée plus tard par de la toile goudronnée. Sur la photo de couverture, nous les prenons d’abord pour d’immenses paniers – mais les rames sont là – avec un homme au chapeau melon en partie caché derrière l’une d’elles, posée debout dans l’herbe verte. | Sur la route de Headford à Claregalway, il nous semble reconnaître une chaumière dans le village de Curendalla. Sur la photo originale, on aperçoit le muret de pierre sèche, je me souviens de tous les repérages que nous avions faits pour nous persuader qu’il s’agissait bien de « l’endroit ». La chaumière fait partie d’un petit hameau de deux ou trois maisons, on aperçoit une femme et deux petits enfants dans l’herbe, deux vaches nous tournent le dos. Le reste du hameau est en ruine. Mais après discussion avec une habitante, nous restons perplexes. La dame nous renvoie vers Brother Connal qui s’intéresse à l’histoire locale et que nous rencontrerons à 15 h, à la sortie des classes, à l’école du village. Ce monsieur ne reconnaît pas non plus la maison, la topographie des lieux est différente. Il nous apprend que les villages dans le coin et à l’époque de M & M étaient plutôt des towns lands, maisons dispersées dans la lande. | Sur le cliché original, à droite de la photo, un groupe d’une huitaine de personnes dont seules trois n’ont pas bougé. Ce sont les femmes, « moins patientes » qui sont la cause du flou… Une femme toute de noir vêtue, la tête recouverte d’un grand châle, deux hommes chapeautés, l’un porte sous le bras gauche ce qui pourrait être du poisson enveloppé dans un papier journal. Plus loin trois hommes discutent. Les maisons à l’arrière-plan, très grises sous un ciel de pluie, ont changé, mais elles restent reconnaissables. Celle de gauche aujourd’hui à la porte et à la vitrine rouges affichait une cheminée sur son pignon, c’était le lieu d’une boutique qui mentionnait un nom « M. CONNOLLY », écrit ainsi, en lettres capitales.|

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mes librairies | entre autres

Photo @ Marlen Sauvage 2024

Amiens, Librairie Aléatoire

C’était au temps de la vie parisienne et des virées à Amiens | probablement un week-end sans article à rendre sans délai stressant | en mai | direction la baie de Somme et le parc de Marquenterre | on avait marché le long d’un parcours fléché dans une fraîcheur ensoleillée | décidé d’écrire sur nos rencontres d’un jour | portraits de gens croisés dans les bistros sur les marchés | on avait dû pique-niquer d’un sandwich en tentant de reconnaître le chevalier gambette l’avocette la barge rousse | ces oiseaux migrateurs supposés se trouver là à cette saison et nous n’avions certainement reconnu que le héron cendré | parce qu’il rasait les rivières de mon enfance | sur le chemin du retour arrêt à Amiens pour y passer la nuit et promesse du lendemain : la librairie Aléatoire | aucun souvenir de son nom mais c’est celui que je retrouve en effectuant mes recherches | merci Internet | après la cathédrale visitée le matin | photographiée dans ses détails ses rosaces ses sculptures | après les ruelles pavées | la salade dans une brasserie quelconque | on avait pris au plus simple rue Saint-Leu qui nous menait droit à la librairie | je n’ai que le souvenir d’une devanture qui ne payait pas de mine | c’est elle | je retrouve sa photo | on ne peut plus se passer d’Internet alors que la mémoire fout le camp | c’est le souvenir d’un grand bazar où se pressaient toutes sortes de bouquins | un capharnaüm | on plongeait dans la profondeur du bâtiment comme dans des boyaux étroits | c’est cela l’image que je garde de cet endroit | il faisait sombre ou la lumière était chiche ou je n’y voyais pas grand-chose | et nos pas s’étaient désolidarisés | chacun dans sa travée | vers ses centres d’intérêt | avec ses espoirs de trouvailles | on avait beaucoup parlé avec le libraire toi surtout mais tu parlais avec tout le monde | je n’ai plus que la mémoire des Dieux maudits, de Jean Mabire | parce que je croyais que Stef me l’avait emprunté alors qu’un jour j’en ai retrouvé trois exemplaires : le sien et les deux miens dispersés dans la maison d’alors | et puis aussi ce livre à la couverture cartonnée au titre basique comme Couples d’écrivains ou les Couples fameux de la littérature qui m’avait tenté et que je ne me souviens pas d’avoir lu ni même conservé.

Mende, Librairie Chaptal

elle a changé de nom | quand ? | c’est aujourd’hui Les p’tits papiers | la librairie Chaptal | un « monument » dans la ville | maison de la presse et librairie | il faut s’éloigner de la cathédrale Urbain V | se perdre dans la vieille ville | flâner dans la rue Basse la rue de l’Epine la rue de la Jarretière la rue Droite | je donne tout dans le désordre | je ne sais par où je passe mais je m’y retrouve toujours | librairie Chaptal | le souvenir de Mort où est ta victoire, de Daniel-Rops | ce livre sorti de ma mémoire | à la couverture verte et marron | une jeune femme peinte je crois | dans un bac à livres anciens dehors | que j’avais attrapé incrédule et acheté aussitôt | le roman de mes dix-sept ans | probablement sorti de la bibliothèque familiale | retrouvé ici au hasard de mes promenades après les ateliers d’écriture à la prison ou à la fac | relu dans la foulée | reposé sur une étagère de la grande maison aux milliers de livres | l’ai-je emporté ?

Florac-Trois-Rivières, La Berlue

depuis les années 2000, la ville a changé de nom | arrivé place de la mairie | il faut aller en direction de l’ancien tribunal de justice | place du palais | on tombe au coin de la rue sur cette jolie enseigne La Berlue | « un nom vieillot, poétique, féminin… » dont le sens importe peu | une petite librairie foisonnante d’ouvrages triés sur le volet | ici on est rebelle ou on n’est pas | on est exigeant | des auteurs écolos | des auteurs engagés | de petites maisons d’édition mises en valeur sur les rayons | des papiers artisanaux | des carnets des crayons des boîtes | des mètres linéaires de livres pour enfants | des jeux intelligents | et l’accueil de la jeune femme audacieuse qui a choisi ce coin de Lozère en 2012 pour y installer cette librairie indépendante | à chaque virée dans ce coin de Cévennes j’y cours | mes derniers achats parlaient d’ailleurs : Kukum, de Michel Jean, Les âmes sauvages, de Nastassya Martin, Le Divan d’Istanbul, d’Alessandro Barbero.

Florac, Livre et Lyre

une librairie associative à la vie très brève | début des années 2000 | un fonds récupéré par l’initiatrice du lieu qu’elle voulait alternatif | une traductrice de Pessoa | qui trimballa avec force bras bénévoles des milliers de livres d’une adresse à l’autre | car le lieu changea de rue de bâtiment | la dernière en date dans mon souvenir fragile rue du Pêcher | une pièce tout en longueur des tables au milieu quelques chaises ici et là | j’y ai trouvé des Tabucchi forcément et un auteur roumain ? hongrois ? | un roman dont le titre contenait le mot « vin », lu aimé oublié

Arles, Le Méjan, Actes Sud

une vieille connaissance | j’y retourne souvent bien sûr Arles n’est pas si loin | le café devant l’enseigne où boire un verre | les rencontres internationales de la photo | des années durant | les affiches de Michel Bouvet | les collections de « magnets » | poivrons pois rhinocéros citron cygne aubergine | dans le désordre des années | et tant d’autres | et donc la fameuse librairie | les canapés où j’ai pu reposer dos et hanches souvent | une grande partie de ma bibliothèque | tous « mes » Henry Bauchau | Nina Berberova | Julien Gracq | Blanchot je crois viennent d’ici comme bien d’autres titres | mais loin de mes livres je n’en retrouve plus les auteurs ni les titres |

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de l’art de ranger ses livres | dans le désordre

Ceux qui ont échappé à Momox, aux recycleries, à l’oubli dans certains tiroirs et recoins de la grande maison, aux dons divers lors du déménagement des Cévennes jusqu’en Drôme, ceux qui se sont joints aux anciens, doublant le nombre initial depuis la migration, comme s’ils étaient appelés à se reproduire, ceux qui enfin ont leurs propres lieux de vie, éclatés, séparés, dispersés – mais dans un même appartement – et sans secret pour ce qui me concerne. L’espace du dedans ?, L’écoute : attitudes et techniques ?, Un autre Moyen Age ?… dans la grande bibliothèque, un univers de casiers blancs, de mêmes largeur et profondeur, d’inégales hauteurs, et c’est pourquoi aussi Lee Miller, Photographies, Plis d’excellence, Vermeer, L’Autre côté la mer… Une maison de livres qui exige un classement par ordre alphabétique et l’on croit naïvement que tout va bien se passer. Que nenni ! Il y a eu des installations, des interrogations, des dénégations, des remords… Alors désinstallations, réponses temporaires, tentatives durables, accommodements. Ainsi se côtoient les auteurs de langue française – Ameisen, Artaud, Attali, jusqu’à Zalberg, après Yourcenar, Weil, Wiesel, Werth et quelques autres le long de l’alphabet. Romans, nouvelles, essais, puis chacun dans son espace, biographies, peinture, photographie, histoire… Lus, à lire, ouverts, effleurés, caressés, humés, refermés, rangés, repris, relus, annotés, reposés. Et je me demande souvent pourquoi tant de livres, pourquoi cette obsession à posséder ce que je pourrais emprunter – la médiathèque est proche – pourquoi tant de centres d’intérêt quand le temps manque pour approfondir ce que je voudrais. Parce que bien sûr d’autres niches dans le mur pour les Italiens, les Espagnols, les Portugais, les Sud-Américains, et puis les auteurs du Maghreb et d’Afrique noire, et encore les théoriciens de la langue et des ateliers d’écriture ; ceux qui ont été conseillés, offerts, ceux qui répondaient à une envie compulsive, ceux dégotés dans les « fabriques » et autres « triades » d’ici, à cinquante centimes d’euro, gratis dans les bibliothèques de rues, de porches, de pharmacies, et qui attendent leur tour d’être classés, rangés, traînant sur la table basse carrée multicolore. Ailleurs, où l’on aurait voulu un mur entier de livres, du sol au plafond, ceux qui se serrent sur cinq étagères : littérature anglo-saxonne, allemande, “nordique” – une brassée d’auteurs aux noms imprononçables – ceux qui se contentent de deux modiques planches : les auteurs asiatiques, enfin un petit meuble à casiers encore, entièrement dédié à ceux qui me ravissent : les poètes et les auteurs de théâtre. On lève les yeux dans la pièce à vivre et c’est un désordre agencé de ceux qui, de toutes tailles, de tous genres – de la bibliothèque verte à Stanley Milgram en passant par les guides touristiques et Tintin au pays des mots, ces vieux bouquins dont on ne peut se séparer, mais que l’on garde en hauteur, près du plafond, debout, tandis que Rousseau avoue sa Faute, allongé par dizaines près des Anges dont on ne sait même plus lire le Matricule. Ailleurs encore, rigides, au garde-à-vous, ceux à la couverture de carton glacé qui s’épaulent sur un mur de la chambre, dictionnaires de toutes sortes, là où un bureau, avant, justifiait leur présence. Certains sur le départ. Ne le savent encore. Un déchirement à venir. Et je n’oublie pas l’espace « près-du-lit » à même le sol, sous le lit parfois, quelle honte, ceux qui en cours, ceux qui préférés, le Maulpoix à déguster, les Cahiers de Bassoléa, ceux qui s’empilent parce qu’achetés tout récemment et que j’en aime la couverture et la promesse.

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Des murs #12

C’est d’abord le côté graphique de ce mur qui m’a attiré l’œil. Les arêtes du toit découpant le ciel. Ces grands aplats d’ocre et de bleu. J’ai tout de suite pensé à Lorenzo Mattotti, figure emblématique pour moi de la BD contemporaine, pour les lignes, les couleurs franches. D’autres murs similaires me sont alors revenus à l’esprit, dont un en particulier devant lequel j’ai passé de longues minutes l’été dernier, à Montréal, un mur jaune plutôt qu’orangé. Haut. Défiant la grisaille du jour. C’était la période du festival des murales, et je me perdais dans la  contemplation d’un mur aveugle au badigeon défraîchi sans pouvoir m’en détacher. Un peu comme pour cette image. En un clin d’œil, je me retrouvai au Québec, mais aussi en Tunisie, en Italie, dans le sud de la France où les ciels lumineux confèrent leur propre intensité aux couleurs les plus usées. Je cherchais dans la texture de celui-ci la trace de crépis anciens, les larmes du temps parmi les arabesques rougeâtres, je voyais une peau dépigmentée dans ses taches décolorées – empreintes peut-être de balles lancées par des gamins désœuvrés – je débusquais des fantômes aux bras levés sous les couches de peinture, des escaliers en colimaçon s’essayant à grimper plus haut que la toiture… Je voyais un mur me racontant une histoire de vie. Et puis, j’ai voulu savoir ce qu’était ce mur, où se dressait-il ? Les murs n’ont pas que des oreilles, ils parlent, et ce que celui-ci m’a raconté n’a rien de poétique… Je vous le dis ? Peut-être celles et ceux qui s’y connaissent en murs et en crépis, en badigeons et autres produits auront déjà compris. Personnellement, je n’avais rien décelé.  Le choc a été rude. Je m’en suis remise, je vous rassure, mais sincèrement, croirez-vous que cette matière orangée veinée de rouge et d’ocre brun n’est rien d’autre qu’une mousse expansée destinée à isoler le mur ? Cette belle couleur pétante sous le soleil ?  Non seulement, c’est de la mousse expansée, mais garnie, si je peux dire, de tessons et autres ordures projetées… peut-être par des gamins désœuvrés, les mêmes que j’imaginais naïvement y jouer à la balle… C’est à Rosas, en Espagne. Qu’à cela ne tienne. Eloignons-nous du mur… Admirons-le. 

Texte : Marlen Sauvage
Photo : Bernard Perlongo

L’invention d’un hasard, par Jérôme Decoux

C’était le thème du dernier Va-et-Vient, celui de mai, et j’ai tellement aimé ce texte de Jérôme Decoux que je vous le propose – avec l’accord de l’auteur – au cas où vous ne seriez pas allé le lire ! L’illustration est celle choisie par JD. Par la même occasion, rendez-vous sur son blog Carnets paresseux, vous ne serez pas déçus !

Source gallica.bnf.fr/Association des Toulousains de Toulouse

L’invention d’un hasard

Je lui ai dit : « parce que notre rencontre, là, c’est pas un hasard ? »

Il n’a rien répondu, juste versé encore un peu de cet alcool brun dans les petits verres posés sur le bois de la table. J’ai continué : « Pas un hasard, la nuit sombre, pas un hasard, la route de campagne, pas un hasard, le raccourci que j’ai cherché pour rien, et bien évidemment, l’auberge abandonnée au coin d’un bois, pas un hasard ? »

Et comme cette tirade bien trop longue m’avait donné soif, j’ai vidé mon verre. Il a monosyllabisé « non » et rempli mon verre. Il y a eu un silence, et j’en ai profité pour regarder la pièce pénombreuse : les murs en rondins ou trône une tête d’élan, la triple rangée de verres et de bouteilles, encore redoublée par le grand miroir derrière le comptoir en pin, les lampes pendant éteintes haut au-dessus les tables carrées. Il a repris la parole : « Vous êtes architecte, donc, la planification, ça doit vous parler. Bref, non, il n’y a pas de hasard. Tout est organisé, depuis le début, là, la genèse. Tout est calé, écrit, le jour la nuit, le ciel, la terre, en passant par les pluies de sauterelles et au bout du bout, les quatre chevaliers, et les trompettes. Ou, si vous préférez, le big-bang, la génétique, les atomes… dans tous les cas on est sur des rails. » Bien ma chance, le mutique se révélait bavard, et du genre théologique ! Mon regard s’est égaré vers le jeu de fléchette au fond de la pièce. Il a dit : « Non, ça, c’est pas un jeu de hasard, c’est de l’adresse. »

J’ai pensé m’énerver, et puis, je me suis dit que tout bien pesé, il valait mieux rentrer dans son jeu. Coincé au milieu de nulle part en pleine nuit, j’avais déjà de la chance de ne pas devoir dormir dans la voiture. Alors j’ai répondu : « Mais quelque part c’est pareil, si tout est décidé.

– ‘Xactement. Et si on va par-là, les jeux dit de hasard eux-mêmes n’en sont pas.

– Vous voulez dire que ça serait l’intervention bienveillante et discrète de la Toute Puissance en faveur de ceux qu’elle a décidé de favoriser ? »

J’ai vidé mon verre et continué, pris au jeu : « Et pourquoi non ? Mettre sa fortune, ou même un sou, au bon gré des cahots d’un dé ou l’ordre d’apparition de quelques cartes coloriées, est-ce que ça n’est une forme de foi ? »

Il m’a resservi et ajouté : « et peut-être plus grande que celle des timides qui se confinent dans une vie craintive… Alors pourquoi n’en serait-on pas remercié et félicité de la sorte ? là, tout de suite ? Sans attendre l’outremonde ou le Jugement dernier ? »

Il y a eu un silence, et il a conclu : « les protestants ne pensent pas tellement différemment : la fortune est la preuve évidente de la grâce. »

Je m’appliquai, mais, la fatigue, peut-être aussi l’alcool, j’avais du mal à suivre. J’ai dit, un peu au hasard : Mais alors, que tout soit arrangé, il y en a un que ça ne doit pas arranger ».

Et j’ai cru bon de préciser, comme pour enfoncer le poing sur le i : « Le diable. »

L’autre a opiné en me resservant : « Oui, lui, à ce jeu, il perd toujours. Ne ramasse que des âmes que son acolyte a déjà décidé de lui abandonner.

– Mais alors, les soient disant contreparties en échange de son âme, c’est bidon ? Faust, et tous les autres, ils ont acheté au prix fort tout ce qu’ils devaient recevoir de toute façon ; cher payé, non ?

– Oui, sauf que leur âme était déjà promise au diable, donc, marché de dupe de part et d’autre. »

J’ai pensé qu’en même temps, c’est peut-être ces âmes perdues d’avance qui sont les plus intéressantes. Et puis je me suis dit : mais si tout est prévu, calé, organisé, d’avance et depuis toujours, même le hasard doit être prévu, non ? je veux dire l’idée de hasard… J’avais dû penser à haute voix, parce qu’il m’a encouragé d’un clin d’œil. Verts, ses yeux. J’ai demandé : « Mais alors qui l’a inventé ? Pas le bon Dieu, puisque dans son plan il n’y a pas de hasard. Et pas le diable, puisqu’il est la marionnette de l’Autre. »

J’ai reposé mon verre dans la petite flaque d’alcool qui vernissait la table. Il a chuchoté avec un sourire : « Sauf si le diable vient en premier : la Genèse, ça commence par le chaos, non ? et le chaos, c’est bien le terrain de jeu du diable ? »

A la vérité, je n’écoutais plus vraiment ; je commençais à me dire que si le hasard n’existait pas, il devait y avoir une raison, un motif, bref, pourquoi j’étais là, assis dans cette auberge, abandonnée, au bout d’un raccourci que je n’avais pas trouvé, après une longue virée sur une route de campagne, à parler théologie avec un inconnu. Il continuait : « Sauf que même le chaos, à la longue – on parle de l’éternité – c’est fastidieux. Alors il invente dieu, pour mettre un peu d’ordre ; et comme c’est le diable, il sabote son propre plan… lui, il dirait qu’il le pimente. En inventant Dieu, il invente un hasard suffisant pour en même temps ordonner le monde et fiche un bazar incommensurable jusqu’à la fin des temps. »

A ce stade, j’étais assez saoul pour accepter n’importe quoi. Et ça tombait bien, puisque à ce moment, il y a eu une grande lumière, et quand mes yeux ont pu reprendre un peu contact avec le monde visible, l’étranger n’était plus là devant moi et moi je n’étais plus dans l’auberge, accoudé au bois un peu collant de la table, mais dans ma voiture, affalé en travers des sièges avant, et, à travers le pare-brise, je les ai vu.

Jérôme Decoux