Happy together

Photo : Marlen Sauvage – © MarcGuerra, « Soft Grey », détail

…alors elle se remémora. Une houle de corps, des jambes des langues qui s’ébrouent à la tombée du soir par le temps froid de mars. Un brouhaha de voix. Des groupes qui se dispersent. Dans la foule, eux deux, la tête vers le ciel dans un même mouvement. Plus de sept heures d’affilée dans une salle obscure… Le dernier mariage ; Dis, papa ; Au loin s’en vont les nuages ; Kristin Lavransdatter… Ils viennent de vivre plusieurs vies, empreintes de la sensibilité de Liv Ullmann, Markku Pölönen, Aki Kaurismäki, René Bjerke. Elle hume l’air en fermant les yeux, décrypte une affiche publicitaire et s’étonne qu’ici aussi on dise “biscotte”, mais nous sommes à Rouen, ma chérie, lui répond-il, comprenant cet étrange décalage qui l’a saisie alors que les films se sont succédé dans des langues étrangères devenues étrangement familières au fil de la semaine… Norvège, Danemark, Suède, Estonie, Finlande… La ville s’estompa, leur univers intime ne fut plus qu’un immense écran. Les pas dans les pas de l’autre, chacun replonge dans les images et les histoires, mélangeant les prénoms, les cinéastes, les pays, il leur faudra reprendre le catalogue du festival pour mettre de l’ordre dans leurs souvenirs. Ensemble ils rêvèrent de s’allonger, de plonger dans leur propre fiction. Il leur suffit de traverser la rue de la République à la sortie du Gaumont pour tomber dans la rue Saint-Romain et l’hôtel de la Cathédrale où ils élisent domicile à chaque rendez-vous cinéphile. Les scènes défilent comme des lambeaux d’images arrachées tandis que dans leur tête, lovés sous les draps, ils retrouvent la fraîcheur de la salle, le moelleux du fauteuil, son enfoncement, la main douce voisine à laquelle encore croiser ses doigts dans la nuit qui se pointe, et leurs mots se mêlent de plus en plus ténus pour échapper à la réalité et retomber dans l’imaginaire de leurs rêves intriqué dans celui des cinéastes. C’est à partir de là qu’elle collectionna les tickets comme autant de repères dans leur vie amoureuse, il en retrouve parfois, oubliés au fond d’un sac à main : Voyages, salle 3, il ne saurait plus dire où mais on lit encore le 26 novembre 1999. Le facteur, 1996, un 19 mai, à Valence, il s’en souvient, le public bavard massé à l’extérieur en file indienne, et un flash d’émotions auxquelles il ne peut attribuer un moment de l’histoire, salle 4, 18 h 07, dit encore le ticket bleu, on l’aurait préféré en VO ce film… On connaît la chanson, Nantes, 20 novembre 1997, 22 h au Katorza. C’était à Charolles, peut-être en décembre, ton père s’était endormi un peu, il nous a dit qu’il avait beaucoup aimé le film. Je le soupçonne d’avoir plus aimé encore être avec nous. Une autre salle et d’autres fauteuils rouges, la lumière qui décline au moment des placards publicitaires pour les commerces locaux et la soirée prochaine consacrée à la Chine… Il jeta un œil sur elle plongée dans la lecture d’une revue cinématographique, mais elle n’entend pas sa question, et il retombe dans ses pensées, la tête appuyée au dossier, perdu dans la contemplation du plafond noir au réseau compliqué de spots, dans un état second proche de celui de sa petite sœur il y a si longtemps, éblouie par Mary Poppins descendant du ciel sous son parapluie. Elle ne lit plus qu’entre les lignes, bercée par la musique de fond, une image la transporte, d’un petit gamin de Paris planté derrière un mur, avec Charlot, dévisageant un immense flic, elle tourne lentement la tête vers lui qui somnole, attendrie par le souvenir de ce courrier au timbre de Georges Simenon à la pipe qu’il lui avait envoyé, ou encore de ce collage de Manuel et Marie dans un film d’Anne-Marie Melville qu’ils iront voir, avait-il écrit au dos de l’enveloppe… Une autre fois, Hôtel des Carmes, dans le centre historique, entre la cathédrale et l’abbatiale Saint-Ouen, le parfum des jacinthes dans la cour intérieure, les murs anciens et les volets ouverts, la douche au rideau blanc, le marbre fissuré de la coiffeuse…  alors elle replia ses trésors, les enfouit dans la boîte à motifs colorés, Jude aux Halles de Paris, le 30 novembre 1996 à 21 h 20 ; La prisonnière espagnole, à l’Escurial, Paris, le 7 février 1998, plein tarif 18 francs, 18 h ; Jugé coupable, L’Isle Adam, 30 avril 1999 à 22 h ; The pillow book, 19 février 1997, Parnassien Salle 6 ; Box of moonlight, 6 août 1997, Beaubourg salle 6 ; No sex last night, le Denfert, salle 1 ; A vendre, Opéra 3, UGC Paris, 15 septembre 1998, 21 h 55… Le goût de la cerise, Abbas Kiarostami, palme d’or, festival de Cannes 1997 « Oh ! Que de temps où nous ne serons plus, et où le monde sera encore ! » Et leurs visages souriants à l’objectif d’une cabine photographique.

Codicille : des tickets de cinéma au fond d’une boîte et les revues conservées au fil des ans du festival du cinéma nordique de Rouen… Le titre de ce bout de roman en hommage à Wong Kar-Wai… Un passé cinéphile qui sert de trame à ce qui se passe dans la tête de deux personnages, au cinéma et hors cinéma, le passé simple qui permet la plongée dans un présent dépassé pour en conclure sans doute que la fiction (ou le rêve) a une fin.

Marlen Sauvage

(En réponse à la 10e proposition d’écriture de François Bon, l’été 2020, « au cinéma, sans histoire »)

2 commentaires sur “Happy together

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