« Va-et-vient » numéro 1, L’heure attendue, par Dominique Hasselmann

Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce numéro 1 de Va-et-Vient reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog de l’autre. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de celui-ci est « L’heure attendue ».

Ainsi j’accueille aujourd’hui ici Dominique Hasselmann qui invite Amélie Gressier, laquelle reprend sur son site mon propre texte (cliquer sur le nom en bleu pour vous rendre sur le blog des auteurs et lire les textes !). Le dernier échange de la série a lieu entre Brigitte Célerier et Dominique Autrou.

Les contributions pour le numéro 2 de Va-et-vient seront publiées le vendredi 7 avril avec pour thème : « Ce drôle d’effet ». Merci de nous adresser votre texte avant le 20 mars (marlen.sauvage@free.fr) pour que l’ordre des contributions puisse être organisé.

A vous lire !

(Paris, rue Bichat, 10e, 18 février.)

L’heure attendue

Son téléphone sonna (une sorte de petite musique de nuit), il décrocha :

– Ah, c’est toi ?

– Oui, je voulais te dire que ce serait bien de se voir ce soir…

– Aïe, impossible, ce soir je ne suis pas libre !

– Alors, demain ?

– Si tu veux… mais à quelle heure ?

– 20 heures, chez toi !

– Bon, OK, à mercredi, Bye !

– Tchao !

Décidément, elle ne lui lâchait pas les baskets. Il fallait sans cesse qu’elle le relance, lui demande ce qu’il faisait ou avait fait dans la journée, ce qu’il prévoyait pour le lendemain, si elle pouvait compter sur lui pour découvrir une surprise… Les jours se succédaient dans un agenda où rien ne pouvait lui échapper : il aurait presque fallu qu’il mette sur Excel ses activités présentes et futures au moins pour l’année à venir et lui envoie le planning.

Dans leur couple, elle voulait tout « manager », tout régler, tout régenter. Heureusement qu’il n’habitait pas avec elle, cela aurait été enfer et damnation quotidiens, la surveillance à domicile sans caméra mais avec deux yeux (marron) collés à lui comme un objectif à mise au point automatique.

Virginie Duport travaillait dans un cabinet de consultants – ce n’était pas chez McKinsey – et avait endossé une fois pour toutes, y compris dans sa vie privée, le costume et les manières de ses collègues : aplomb, application, détermination, résultats. Jean-Michel Delécluze, lui, était fonctionnaire au ministère de l’Économie et des Finances et essayait de concilier ses goûts avec les impératifs gouvernementaux dans ce secteur : privilégier l’apparence et limiter au maximum les dépenses.

Le lendemain arriva assez rapidement, le ciel bleu parisien semblait toujours incongru, comme s’il croyait qu’il surplombait la campagne. Jean-Michel aimait se rendre à son travail car il disposait d’un bureau avec vue sur la Seine. En revanche il n’avait jamais pu monter dans une des embarcations réservées au ministre et à son staff. Il rêvait un jour de s’enfuir par la voie maritime.

Son « job » consistait à vérifier les déclarations fiscales de certains VIP : il aurait pu alimenter des organes de presse (dite d’investigation) avec quelques-uns de ces misérables secrets mais sa déontologie lui interdisait ce genre de manœuvre ; il se gardait bien aussi de dévoiler quoi que ce soit à ses amis. Mais le monde des impôts ressemblait pour lui à l’Amazonie en cours de déforestation : seuls survivaient les plus riches, les mieux implantés dans le terreau sociétal.

La pendule de la cuisine marquait maintenant dix-neuf heures. Le matin, Jean-Michel avait acheté Le Canard enchaîné et n’avait trouvé aucune information spéciale relative à « Bercy ». L’hebdo satirique pouvait taper sur Bruno Le Maire, ça l’amusait de le voir là en caricature papier alors qu’il le croisait, exceptionnellement, dans un couloir : les dessinateurs avaient l’œil.

En guise de menu, Jean-Michel avait opté pour une entrée (salade d’oranges et de pommes), un plat (saumon à l’unilatéral et pommes de terre grenaille), fromages et dessert (une surprise).

Les aiguilles de la pendule parcouraient leur course inexorable : vite, mettre la table avec sa nappe blanche, ne pas oublier les serviettes ni les porte-couverts, préparer la salade, faire chauffer la poêle afin de bien saisir le poisson tout frais du marché, lancer les patates au four. C’était le moment d’écouter l’émission de jazz de France Musique : un hommage à Roland Kirk. Avait-on programmé son incomparable Serenade To A Cuckoo ?

Subitement, la sonnerie de l’interphone résonna :

– Oui ?

– C’est moi, Virginie !

– Monte, tu connais l’étage…

– J’ai failli oublier !

La sonnette de la porte retentit, Jean-Michel ouvrit, Virginie apparut, telle qu’en elle-même : souriante, le regard aguicheur, des cheveux mi-longs, un rouge à lèvres discret, des hauts talons, une robe de cuir, un petit pull marine, une silhouette faite pour les magazines de mode. Jean-Michel s’était contenté de son jean habituel et d’un pull marin noir.

– Mais dis-donc, rien n’a changé chez toi !

– Tu parles de mes vêtements ou de l’appart ?

– Des deux : les années passent et le même demeure…

– C’est rassurant, non ?

– Si on veut : ça permet de rajeunir !!!

– Bon, OK, et si on passait à table ?

– Tes désirs…

Ils prendraient donc l’apéritif (champagne et gressins avec houmous) sur la petite table près du canapé : deux flûtes les attendaient.

– Alors, quelles nouvelles ?

– Bof, tu sais, le consulting commence à me barber, on a l’impression de fourguer une camelote que le client, avec quelques efforts, serait capable de trouver tout seul : son business plan, son plan marketing… il a quand même des collaborateurs, le PDG, alors à quoi ils servent ?

– Oui, mais tout est dans la présentation : votre cabinet sait offrir, avec force slides ou vidéos, une vision plus claire, plus officielle, de vos activités et de leur développement, non ?…

– Peut-être, mais j’ai le sentiment que tout cela est artificiel, c’est une sorte de caution « extérieure » que l’on apporte à l’entreprise qui sera forcément d’accord puisque l’on va aller dans le sens qu’elle attend (sinon elle fera appel à une autre boîte pour fabriquer une réponse plus conforme à son souhait).

– Tu veux dire que tu commences à avoir ras-le-bol de ce job ?

– Yes ! Et je peux même t’annoncer (tiens, ressers-moi un verre de champ’ !) que j’ai prévu d’envoyer ma « dém’ » lundi prochain !

– Mais tu es dingue ! Tu étais super bien payée, c’est irresponsable !

– Écoute, ça suffit, on va manger, non ?

– Comme tu voudras !

Le repas commença mais l’échange « apéritif » avait singulièrement refroidi Virginie et Jean-Michel. L’entrée prit en vitesse la direction de la sortie, le saumon paraissait tiède et peu cuit, les patates brûlées ressemblaient à des grenades en réduction, et les fromages se révélèrent quelconques.

Pour le dessert, Jean-Michel alla chercher à la cuisine un gâteau à la crème Chantilly, il tenait un couteau à découper dans la main droite. Il passa derrière Virginie et, soudain, lui planta la lame dans le cou. Un geyser de sang jaillit sur la nappe immaculée. Leur film se terminait par ce plan final.

– L’heure attendue est arrivée ! s’exclama Jean-Michel sans autre forme de procès.

Texte et photo : Dominique Hasselmann

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